Du point de vue anthropologique, le travail désigne l’activité consciente par laquelle l’être humain transforme l’environnement et ses ressources pour produire son existence sociale. Le travail n’est alors rien d’autre que la médiation indispensable entre l’humanité et le reste de la nature, qui est caractéristique de notre espèce.
Du point de vue sociologique, cette définition générale n’a guère d’utilité parce qu’elle ne permet pas de saisir les spécificités du travail dans les différents types de société. Or, le travail dans la société capitaliste est fort différent du travail dans la société féodale, et encore plus différent du « travail » chez les chasseurs-cueilleurs. Prenons par exemple le rapport au temps : dans les sociétés précapitalistes le travail structure le temps, tandis que dans le capitalisme c’est le temps qui structure le travail… Poser correctement la question du travail aujourd’hui nécessite de prendre en compte non seulement sa définition générale, telle qu’elle s’applique à tous les modes de production, mais aussi et surtout la forme spécifique qu’il prend dans le capitalisme.
Le capitalisme est une société de production généralisée de marchandises
Pour la majorité de la population, le travail prend la forme du salariat, c’est-à-dire la vente de la marchandise « force de travail » aux propriétaires des moyens de production. Le système est régi par la valeur, indicateur exclusivement quantitatif dont la mesure est le temps de travail. La concurrence pour le profit pousse constamment à la hausse de la productivité. Les décisions sur ce qui est produit, comment, dans quel but et en quelle quantité ne sont pas prises par les producteurs directs mais par les propriétaires des moyens de production, en fonction de leurs attentes de profit. Le travail est aliéné. Loin d’être vécu comme déploiement des potentialités du producteur à travers sa contribution à l’existence sociale, il est vécu comme contrainte et dépossession.
L’aliénation du travail a une influence majeure sur la conscience. Comme la socialisation du travail s’opère par l’achat et la vente, les décisions sont tranchées en dernière instance par « le marché », par « l’économie », c’est-à-dire par des abstractions qui dissimulent des rapports sociaux d’exploitation. Ces abstractions obéissent à la loi de la valeur qui, bien que sociale, s’impose d’elle-même, au même titre que la loi de la pesanteur. Personne ne peut y échapper. Le capitalisme est la première société de l’histoire où l’obligation du travail, la hausse de sa productivité et la menace du chômage sont tyranniques, car découlant de « lois de l’économie » qui semblent naturelles. Ni l’esclave ni le serf n’étaient soumis ainsi à un mécanisme automatique, indépendant de toute décision humaine.
On a longtemps cru que « travail » vient du latin « trepalium » [torture]
Cette étymologie est contestée aujourd’hui, mais le travail capitaliste n’est pas une partie de plaisir. L’évolution du système entraîne une spécialisation et une parcellisation croissantes. La mécanisation et l’automatisation augmentent, la production et les échanges sont de plus en plus mondialisés. L’extension de la production marchande envahit et gangrène tout. Elle dicte sa loi à la recherche et à la création, détruit l’environnement, engendre toujours plus de productions inutiles ou nuisibles et de technologies dangereuses. Les opérations de promotion et de spéculation gaspillent une quantité croissante de force de travail. Non seulement le temps de travail mange le temps de vie, mais en plus ce temps passé au travail est flexibilisé, précarisé et contrôlé scientifiquement pour extraire jusqu’à la dernière goutte de valeur. On parle de « travail en miettes », de « travail sans qualités », de « perte de sens du travail ».
La tyrannie du travail est en crise. Cette crise s’exprime d’un côté par l’épidémie de burnout, de l’autre par la révolte contre le travail – celle des jeunes en particulier. Elle est systémique, car sous-tendue par une contradiction majeure : d’une part le système n’appréhende la richesse que sous la forme de la quantité de valeur, par la mesure du temps de travail ; d’autre part, la loi de la valeur elle-même a créé une situation où la vraie richesse ne dépend plus du travail. Elle dépend du savoir et des machines qui créent la possibilité de réduire radicalement le travail en quantité, d’en améliorer radicalement la qualité, d’en changer les instruments et de le réencastrer dans la vie. Dans « Age de pierre, âge d’abondance », l’anthropologue Marshall Sahlins décrit avec malice le bonheur des peuples indigènes qui ne consacrent que deux heures par jour à l’activité productive. Ce bonheur est à notre portée pour peu d’en finir avec le capitalisme, son productivisme et… son travail.
Daniel Tanuro