Des espaces libérés des rapports d’oppression
Dans les années soixante, les mouvements pour les droits civils instituent le principe d’espaces et mouvements non-mixtes pour les personnes racisées. L’expérience des luttes menées jusqu’alors de manière entièrement communes montrait en effet que les privilèges induits par la hiérarchisation sociale tendaient à recréer de manière inconsciente des rapports de subordination à l’intérieur de ces groupes, alors que certaines données propres aux expériences de discrimination des personnes racisées peinaient à y émerger, car comme le souligne Christiphe Delphy « dans les groupes dominés-dominants, c’est la vision dominante du préjudice subi par le groupe dominé qui tend à… dominer » [1]. La non-mixité choisie intervient dans ce cadre comme l’application de la théorie de l’auto-émancipation, soit le fait que les luttes doivent être décidées et menées au premier plan par celles et ceux-là mêmes qui subissent l’oppression combattue.
Au sortir des mouvements de 1968, le Mouvement de libération des femmes (MLF) suivra le même chemin. Fatiguées de devoir affronter le machisme de certains camarades et de voir leurs préoccupations ramenées dans la sphère du privé, les militantes féministes se constituent en mouvement autonome de femmes. La création d’espaces non-mixtes est alors vue comme une manière de pouvoir se rassembler dans des contextes dépourvus des rapports d’oppression patriarcaux et de libérer ainsi la parole des femmes pour pouvoir aborder des expériences intimes comme les agressions sexuelles, l’avortement ou la contraception. Le Black Feminism marque quant à lui dans ces années le début d’une mise en pratique de la perspective intersectionnelle. Prenant en compte le fait que le mouvement féministe étatsunien n’inclut pas dans ses revendications les préoccupations et problèmes touchant les femmes racisées, et que de l’autre côté le mouvement pour les droits civils tend à agir comme s’il n’était composé que d’hommes, le Black Feminism matérialise l’imbrication des situations d’oppressions racistes et sexistes.
« Universalisme » brandi contre non-mixité choisie
Début 2016, la non-mixité de certains espaces de lutte revient sur le devant de la scène médiatique à la faveur du mouvement Nuit debout, où certains ateliers sont réservés aux femmes et aux minorités de genre, ce qui provoque parfois des réactions tendues. L’emballement médiatique survient toutefois avec l’annonce d’un camp décolonial organisé à Reims à la fin août et réservé aux personnes subissant à titre personnelle le racisme d’état en contexte français, qui deviendra dans tous les titres un camp « interdit aux blancs et aux couples mixtes ». Les anathèmes ne manqueront pas, de ceux-celles qui y voient alors la trace d’un renforcement « identitariste ethnique » ou de pratiques franchement racistes, à ceux qui se limiteront à dénoncer un « communautarisme », désignation désormais bien connue pour jeter l’opprobre sur toutes celles et ceux qui ne croient pas aux bienfaits incomparables de l’assimilation à la norme dominante, un universel construit à l’image de l’homme blanc hétérosexuel. Une réaction qui s’étend également à ceux·celles à gauche qui, vexés de se savoir aussi porteurs de privilèges dans un ordre social donné, oublient que le critère d’inscription fixé pour ce camp se base sur des expériences dont les protagonistes ont été victimes en raison d‘une construction sociale qui les constitue en objet du racisme.
La non-mixité à l’épreuve de l’intersectionnalité
Porteuse d’autonomisation pour les groupes minorisés, la non-mixité ne saurait toutefois être mise en pratique sans une attention permanente et renouvelée au but visé par cette pratique, et au sens à lui donner dans le contexte au sein duquel elle prend place. Sans une telle précaution, on court le risque d’invisibiliser les rapports de domination autres que ceux dont elle entend spécifiquement se libérer. Au regard de la perspective intersectionnelle, la non-mixité ne peut en effet tenir compte de l’ensemble des positions à partir desquelles s’expriment les acteurs·trices et reste, à moins d’être extrêmement spécialisée, un espace traversé par des rapports de domination, que ce soit de capital économique, culturel, ou d’adhésion à des normes dominantes (hétérosexisme, etc.). Il suffit de penser au goût amer ressenti par certaines militantes lesbiennes de la seconde vague féministe face à la fréquente mise au second plan de leurs revendications au sein du mouvement autonome des femmes, ou des difficultés faites aux trans dans certaines organisations autonomes de femmes.
La non-mixité ne peut être non plus une manière de régler une fois pour toute la question du sexisme, ou du racisme en segmentant les mouvements de luttes plutôt que de travailler sur les ressorts qui font ressortir ces logiques de domination, y compris parmi les groupes qui devraient en être le plus conscients. La non-mixité ne saurait être non plus le prétexte pour laisser aux minorisés la seule responsabilité de la résolution de leur oppression, celle-ci se reproduisant au quotidien dans des relations dont les militant·e·s porteurs de privilèges sociaux ont a prendre conscience pour sortir des schémas dans lesquels ils ont été construits.
Instrument nécessaire de conscientisation et de libération de la parole dans certains espaces et contextes, la non-mixité doit ainsi être envisagée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un moyen et non pas une fin en soi, qui doit en tous les cas se conjuguer avec des moments de luttes communes, nécessaires à l’inclusion des préoccupations particularisées dans un mouvement de lutte plus global.
Audrey Schmid & Stefanie Prezioso