Silvia Federici, écrivaine, militante et professeure de l’Université de Hofstra de New York, est considérée comme une référence pour comprendre l’interconnexion entre la crise systémique actuelle du capital et l’augmentation des différentes formes de violences à l’égard des femmes, en se référant aux analyses féministes de la transition du féodalisme au capitalisme et au rôle du travail reproductif non salarié dans la constitution du système capitaliste. De passage en Equateur pour participer à différentes rencontres universitaires et avec les mouvements féministes en mai 2016, elle nous a accordé le présent entretien. Elle y analyse de manière critique l’actualisation directe et indirecte des « chasses aux sorcières » et les conséquences des politiques extractivistes sur les vies et les corps des femmes, entre autres en Amérique latine. Elle montre le grave impact qu’a eu la crise du système pour les femmes à différents niveaux, mais aussi de manière différenciée selon les régions.
Silvia Federici – Quelles sont les conséquences que l’on peut distinguer à l’échelle globale aussi bien dans le domaine du travail que dans celui de la reproduction ?
Maria Cruz Tornay – La crise du capitalisme a eu des conséquences très différentes pour les femmes, selon les régions du monde, mais il existe également des éléments communs. Aujourd’hui, les femmes affrontent, de manière très différenciée, mais certaine, une crise très importante de la reproduction à tous les niveaux. La désagrégation de l’Etat social, la chute du salaire masculin, la fin de la politique de plein-emploi ont obligé beaucoup de femmes à sortir du foyer et prendre un travail, qui s’est ajouté au travail domestique non payé.
Actuellement leur journée de travail est interminable, puisqu’elles doivent travailler aussi bien dans leur foyer qu’à l’extérieur pour compenser les réductions dans les services sociaux qui ne sont plus pris en charge par l’Etat. Aux Etats-Unis, les femmes subissent une crise existentielle, personnelle et collective, très importante et elles sont devenues les principales consommatrices de médicaments anti-dépreseurs. Le nombre de suicides de femmes a augmenté et on estime que l’espérance de vie actuelle d’une femme prolétaire, sans ressources, est de cinq ans inférieure à celle de sa mère.
A plan international, les régions rurales d’Amérique latine et de l’Afrique subissent des attaques très graves qui entraînent un impact spécifique sur les femmes. On s’attaque notamment aux cultures de subsistance qui représentent pour beaucoup de femmes une manière d’avoir une certaine autonomie sur le marché et de subvenir aux besoins de leurs familles, surtout dans un contexte social où les communautés ont perdu leurs ressources suite à l’ajustement structurel et au chômage. Or, dans ces situations, les femmes ont souvent été dépouillées des terres qu’elles possédaient ou auxquelles elles avaient accès.
Dans ce contexte il y a aussi une attaque contre les corps des femmes et contre leur autonomie…
Cette nouvelle attaque – dont les modalités sont différentes selon les régions – porte atteinte au corps des femmes, à leur capacité reproductive, à leur capacité à contrôler la procréation. Dans certains cas, les femmes sont par exemple confrontées à la stérilisation. Au cours des années 1990, il y a eu une campagne de stérilisation brutale dans beaucoup de régions en Afrique, en Inde et en Indonésie. Dans ces pays, il y a eu des safaris de stérilisation : on réunissait des femmes et on leur proposait de petits cadeaux, comme par exemple un paquet de riz, pour les convaincre qu’elles devaient se faire ligaturer ou sectionner les trompes de Fallope. Je pense que ces programmes de stérilisation répondaient à une crainte que ces femmes ne donnent naissance à une génération de jeunes plus combatifs dans les territoires colonisés, susceptibles de lutter pour récupérer les richesses qui leur avaient été volées.
Ailleurs, comme en Equateur, on interdit l’avortement, ce qui signifie non seulement d’interdire aux femmes le contrôle de leurs corps, mais fait également partie d’une politique visant à contrôler le travail des femmes. Il s’agit ainsi de les soumettre une fois de plus aux hommes de leur famille, de mettre leur sexualité et leur capacité reproductive sous le contrôle des hommes et de l’Etat. C’est là un processus que l’on peut documenter à l’échelle internationale. […]
Il s’agit d’une nouvelle attaque, analogue à celle qui a eu lieu pendant la période d’accumulation primitive du capitalisme, et elle passe par le travail, par le contrôle de l’accès des femmes à la terre et par le contrôle de leur corps. Il s’agit d’une véritable surexploitation, car maintenant les femmes doivent travailleur non seulement dans leur foyer, mais également en dehors de celui-ci, puisqu’elles doivent aussi travailler dans des industries qui adoptent souvent des formes d’esclavage, comme dans les maquiladoras [1]. Les femmes ont constitué la chair à canon de la déstructuration industrielle du monde avec la « maquiladorisation » du travail. Les femmes jeunes sont obligées de consommer leur corps, de consommer leur vie, dans ces nouvelles plantations industrielles où il existe des formes de travail vraiment proches de l’esclavage.
Les femmes sont expulsées de la terre, marginalisées, on pénalise la culture de subsistance et également le corps. C’est la raison pour laquelle beaucoup de femmes en Amérique latine parlent de corps et de territoire, à cause de la continuité qui existe entre eux.
Quel rapport voyez-vous entre la crise du système et l’exploitation des territoires avec la violence contre les femmes et la chasse aux sorcières ?
Une image très forte de ce qui est en train de se passer au plan international est l’importante augmentation de la violence contre les femmes, non seulement en termes de nombre d’attentats et d’abus, mais également sur le plan qualitatif, par l’intensité de la brutalité. Aujourd’hui on tue des femmes, on les démembre, on les brûle vives, on les enterre… Dans cette chasse aux sorcières en Afrique on les enterre vivantes, on les démembre à coups de machette. Et ces formes de violence sont documentées également dans des pays comme l’Espagne et l’Italie.
Cette violence a beaucoup de visages : on l’utilise pour terroriser les populations, pour qu’elles quittent les territoires destinés à la commercialisation ou à des entreprises minières. C’est la violence dont parle Rita Segato, et qui a pour objectif d’envoyer un message à la population, pour lui faire comprendre qu’elle n’aura droit à aucune compassion ou considération, et les obliger à abandonner leurs terres. On détruit les femmes pour détruire les communautés, pour les obliger à partir.
Cette violence a un lien avec le travail : l’assassinat de femmes à Ciudad Juarez [ville au nord de l’Etat de Chihuahua au Mexique], dont beaucoup sont des travailleuses de maquiladora, a servi à paralyser leur forme d’organisation. En effet, la surexploitation qui sévissait dans les zones frontalières avait, au début, suscité des protestations parmi les travailleuses des maquiladoras. Mais le déchaînement de violence a fini par étouffer et paralyser ces protestations. Il y a également la violence des narcotrafiquants et des paramilitaires. Et celle des hommes, dans la famille, lorsque les hommes déchargent contre les femmes les frustrations liées à leur perte de pouvoir social et tentent de récupérer à travers le corps des femmes ce qu’ils ont perdu en termes de revenu.
Je disais que dans la période de l’accumulation primitive, le capitalisme avait donné les femmes aux hommes comme compensation de la terre qu’ils avaient perdue. Aujourd’hui, le corps des femmes est utilisé pour compenser le salaire et l’emploi qu’ils ont perdus. Il y a des hommes qui vendent leur conjointe pour le travail sexuel, qui est encore un autre type de violence.
Mais toutes ces formes de violence sont connectées parce qu’elles ont toutes leurs racines dans la déstructuration du travail entraîné par le néolibéralisme, par les rapports capitalistes. Je tiens aussi à souligner les interactions entre, d’une part, la violence familiale – mais non privée, car elle est tolérée et mandatée par l’Etat – et, d’autre part, la violence publique et institutionnelle. Par ailleurs, il existe une continuité entre la violence physique du démembrement ou de la brûlure et la politique sociale, car l’appauvrissement, l’expropriation, la réduction des services sociaux doivent également être considérés comme des formes de violence. En effet, il est important de ne pas réduire la violence à la seule violence directement physique. Celle-ci constitue un moyen central pour imposer tout cela, mais elle fait partie intégrante d’autres violences : elle est intégrée, configurée dans toute l’organisation capitaliste du travail et des rapports sociaux.
Dans différents pays d’Afrique et d’Asie ont été documentés des assassinats et des tortures de femmes accusées d’être des sorcières. Comment se présente, dans cette période, la chasse aux sorcières, et quels sont les objectifs de cette actualisation ?
La chasse aux sorcières que l’on connaît actuellement a débuté dans les années 1980, de pair avec les programmes d’ajustement structurel et les politiques extractivistes. Ces politiques et la déstructuration des économies du tiers-monde (mais aussi du « premier monde ») sont allées de pair, dans certaines régions du monde, avec l’intervention massive de missionnaires pentecôtistes, financés par les partis de droite des Etats-Unis.
Ces missionnaires arrivaient avec beaucoup de propagande, ils prétendaient faire des miracles et leurs doctrines laissaient une grande place à une présence démoniaque qui conspire et se cache derrière tous les maux. Dans les manuels de ces missionnaires on trouvait des descriptions détaillées sur les moyens de reconnaître une sorcière. La télévision diffusait des programmes expliquant comment les identifier ; en même temps, dans les marchés populaires il était aussi question de sorcelleries. Ce phénomène a pris une grande importance dans un contexte marqué par l’appauvrissement, les migrations, l’atomisation et de démantèlement du tissu social suite à l’intervention étrangère, en particulier de compagnies minières et pétrolières. Souvent ces compagnies conspirent avec les chefs locaux et avec les missions pentecôtistes.
Des femmes vivant seules et subvenant à leurs besoins en cultivant un lopin de terre commencent à être ciblées avec des accusations de sorcellerie, on les accuse d’être responsables de tous les maux qui frappent la communauté, que ce soit la mort d’un enfant ou d’un animal ou un accident de circulation. Les membres de la famille des femmes qui possèdent de la terre, surtout les jeunes, qui veulent s’approprier ces terres, deviennent ainsi des mercenaires aussi bien des compagnies étrangères que de ces missionnaires.
Dans beaucoup de régions, le manque de soins médicaux a été compensé par des guérisseurs. Le guérisseur moderne est un personnage qui se présente comme étant capable de reconnaître les sorcières. Les femmes ainsi identifiées finissent par être battues, torturées, dépouillées de leurs propriétés et assassinées. En Tanzanie, en 2014, presque mille femmes ont été assassinées ou brutalement abusées, accusées d’être des sorcières, et cela se passe aussi dans d’autres régions d’Afrique, ou d’Inde. En Afrique des hommes âgés sont également accusés d’être des sorciers, dans le but évident de confisquer leur pension. Les jeunes accusent les personnes âgées d’être des sorciers dans le but de confisquer leurs gains. Les jeunes accusaient des personnes âgées d’être des sorciers au moment où elles revenaient de la ville avec de l’argent, pour les dépouiller de leurs gains.
Il y a donc une connexion et une collusion entre ces phénomènes de chasse aux sorcières et les politiques de dépouillement, entre le contexte de dépouillement et d’appauvrissement et la fragmentation de la solidarité sociale. Il faut ajouter qu’il existe une communauté d’intérêts entre les grands acteurs : les gouvernements, avec leurs plans de développement, ont des complicités avec les compagnies minières et pétrolières, lesquelles ont tout intérêt à déplacer des villages et des communautés entières ou à réaliser des formes d’extraction très polluantes. Dans ce contexte, la jeunesse locale, surtout masculine – qui n’a aucun avenir et ne voit aucune possibilité d’emploi ou d’études et ne sait pas comment sortir de l’appauvrissement – est facilement recrutée par les chefs locaux et par les compagnies minières qui les intègrent dans leurs armées privées. Ces jeunes sont ensuite utilisés contre les communautés et surtout contre les femmes. Ce sont eux qui accusent directement les femmes d’être des sorcières dans l’espoir de s’approprier un lopin de terrain et quelques maigres ressources.
En Afrique et en Inde les chasses aux sorcières sont déclenchées suite à des accusations directes, mais dans d’autres régions du monde, comme en Amérique latine, vous avez identifié une criminalisation des pratiques et des savoirs traditionnels…
Les différentes variantes de la chasse aux sorcières sont liées. Certaines passent par l’accusation directe du genre : « tu es une sorcière ». Mais il y a également la chasse indirecte dans laquelle on criminalise les pratiques et les savoirs que l’Etat n’apprécie pas parce qu’ils donnent une autonomie aux femmes et leur permettent ainsi d’échapper à son contrôle. Outre la criminalisation de ces espaces d’autonomie, il y a les antagonismes intergénérationnels, avec leurs conflits de valeurs. Les jeunes, y compris des jeunes femmes, pensent souvent que le bonheur est lié au développement de la consommation dans le cadre du système capitaliste monétaire. Et ils/elles affichent leur mépris et leur refus face à leurs aînés, en particulier aux femmes, car celles-ci ont des valeurs qu’ils/elles considèrent comme étant désuètes, telles que l’attachement à la nature ou le refus de vendre ses terres.
Dans mes recherches, j’ai trouvé des témoignages d’hommes âgés qui affirment avoir peur qu’un de leurs fils ne les tue pour vendre leur terre, pour ensuite utiliser l’argent afin d’acheter un taxi. Cela est d’ailleurs en parfait accord avec la conception de la Banque mondiale, qui a entériné la théorie de l’économiste péruvien Hernando de Soto, selon lequel la terre n’est pas vraiment fertile, et que la pauvreté dans le monde est due au fait que des millions de personnes utilisent la terre pour subvenir strictement à leurs besoins. Selon cette conception, la terre n’est fertile que quand elle est utilisée comme collatéral, lorsqu’on l’échange à la banque contre un prêt monétaire avec lequel on va impulser une entreprise. Les jeunes adoptent facilement cette conception selon laquelle l’avenir est dans l’argent et non dans les arbres, dans la terre et dans les animaux.
Ce mépris et cette dévalorisation font partie d’un processus historique de dévalorisation des femmes, de la terre, du processus de reproduction et, en fin de compte, de la vie, puisque la vie n’est plus considérée que comme un moyen de gain individuel pour accumuler de la richesse individuelle.
Les politiques extractivistes et l’exploitation des régions sont justifiées dans certains pays latino-américains comme étant un « mal nécessaire » qui permet d’obtenir un financement pour le développement social. Quelles ont été les conséquences de cette politique, en particulier pour les femmes ?
Il est faux d’affirmer que les actions extractivistes dans une région permettent le développement social. C’est ce que j’ai constaté tout au long de nombreuses rencontres avec des femmes en Amérique latine qui racontent ce qui leur arrive. Dans certains pays, on leur alloue des « paniers familiaux », mais ces « assistances » ne peuvent en aucun cas compenser le dépouillement, les déplacements de population et la contamination de la terre dans la vie des peuples en général et des femmes en particulier.
La contamination de la terre entraîne une perte de la vie, de la culture et des savoirs : ainsi on ne peut plus rien laisser aux générations suivantes. Il s’agit donc d’une attaque contre la vie elle-même. Ces maigres « paniers familiaux » que l’on accorde dans certains pays n’ont pas été conçus pour le bien-être des femmes, mais plutôt pour donner l’impression qu’on leur donnait quelque chose en échange des dépouillements, et surtout pour démobiliser les protestations qu’ils suscitent. Avec ces paniers, on prétend éliminer les formes les plus terribles d’appauvrissement, mais ils n’ont jamais eu pour objectif de changer le mode de production, de créer une société plus juste.
Suite aux échanges que j’ai eus avec beaucoup de femmes en Bolivie, mais aussi en Afrique du Sud, il me semble que la politique des « paniers familiaux » est habituellement menée par les gouvernements qui se disent progressistes, mais ils ne changent ni les conditions de vie ni le système de production. Sans compter que les conditions exigées pour recevoir les paniers sont compliquées. Dès lors, les femmes des régions rurales qui ne sont pas familiarisées avec les institutions perdent souvent la possibilité de recevoir cette contribution. Pour elles, il s’agit plutôt d’une forme de contrôle gouvernemental pour les intégrer à l’économie monétaire et contrôler ces femmes qui étaient encore en dehors du système. D’ailleurs, avec la chute des revenus publics suite à la baisse du prix du pétrole et de matières premières, il est probable que cette mesure finira par disparaître.
Vous observez un rapport entre l’expropriation de la terre et la nouvelle organisation de la production industrielle, avec la maquiladora comme seul moyen de subsistance pour les femmes qui ont été dépouillées…
La déstructuration de la production industrielle à un niveau d’ensemble a été la réponse à l’importante lutte des années 1960 et 1970 contre les grandes concentrations industrielles. Le démantèlement d’entreprises telle que la FIAT, en Italie, a laissé des villes fantômes. Aux Etats-Unis, Detroit, par exemple, a perdu plus de la moitié de sa population après avoir été un centre de la lutte ouvrière. Il est très intéressant de noter comment, depuis la fin des années 1980, on a remodelé l’organisation du travail au plan mondial : on a fermé et démantelé les grandes concentrations industrielles et on a réorganisé la production industrielle à une échelle internationale avec le modèle de la maquiladora, qui est alimentée en forces de travail par l’expropriation des terres.
En Amérique latine, l’expropriation de la terre est à la racine de la maquiladora : les jeunes femmes ne peuvent plus subvenir à leurs besoins avec une activité à la campagne puisque celle-ci a cessé d’exister, et, devant le manque possibilités, elles se voient obligées de travailler dans des maquiladoras. Ce sont des travailleuses dont les parents ont perdu leurs terres ou se sont endettés, par exemple, suite à la politique de Monsanto qui les obligeait à acheter les semences. Le dépouillement de la terre, l’endettement, sur lequel on a construit la maquiladora, ont remplacé les grandes concentrations industrielles.
La maquiladora est une institution non seulement économique, mais également de type militaire. Dans ces usines on peut imposer n’importe quelles conditions de travail, sans horaires et sans droits, avec interdiction de s’organiser ou de se syndiquer. La maquiladora est une attaque contre la santé des femmes et contre les droits humains en général. Il faut rappeler combien de femmes sont mortes parce qu’elles ne pouvaient pas sortir d’un bâtiment parce que les portes de l’usine avaient été bouclées. Ce sont là des incidents qui rappellent la période d’accumulation primitive de capital. […]
Entretien avec Silvia Federici conduit par Maria Cruz Tornay