Cela fait près de trente ans que l’on avait vu, en Corée du Sud, des manifestations aussi amples. Samedi 12 février, pour un troisième rassemblement hebdomadaire, la place centrale de Séoul, Gwanghwamun, était noire de monde, ainsi que les rues adjacentes : des centaines de milliers de personnes, plus d’un million annoncent les organisateurs. Par cars, trains et avions, les protestataires en colère sont venus en grand nombre de tous le pays.
Un scandale d’Etat débouche aujourd’hui sur une crise de régime. Selon un sondage, la présidente Park Geun-hye n’aurait plus dans le pays que 5% d’opinions favorables.
Le « Choigate ». A l’origine de la crise, le « Choigate ». Une intime de la présidente, Choi Soon-sil, sans aucune fonction officielle, a eu quotidiennement accès à des dossiers très confidentiels et a pesé sur les décisions politiques au plus haut niveau : nomination de ministres, réécriture des discours présidentiels… Après s’être réfugiée un temps en Allemagne, Choi a été arrêtée, à son retour en Corée, pour fraude et abus de pouvoir.
Ce scandale plonge ses racines dans un passé bien embarrassant pour Park Geun-hye. Elle est la fille du dictateur Park Chung-hee, au pouvoir en 1961-1979. Ce dernier avait échappé en 1974 à un attentat, où sa femme avait perdu la vie. Le fondateur de « l’Eglise de la vie éternelle », Choi Tae-min, a assis son influence sur la présidence de l’époque en prétendant communiquer grâce à des rites chamaniques avec la défunte épouse. Avant sa mort, il a annoncé avoir transmis ses pouvoirs à sa cinquième fille… Choi Soon-sil. Double continuité familiale !
Corruption. L’actuelle présidence n’est pas seulement plombée par les fantômes du passé, mais aussi par des scandales de corruption bien présents. Une enquête est ouverte sur des grands patrons de conglomérats sud-coréens, dont celui de Hyundai, le premier constructeur automobile du pays, mais impliquant aussi Samsung, Posco ou Hanwha. Ils auraient été « contraints » de financer des fondations contrôlées par Choi Soon-sil. Le groupe Samsung est notamment suspecté d’avoir versé près de trois millions d’euros pour financer en Allemagne… la formation équestre de sa fille afin de la préparer à participer aux prochains Jeux olympiques !
Madame Choi aurait aussi usé de son influence pour faire enter sa fille dans une prestigieuse université (et lui faire décerner des diplômes immérités). Le népotisme du tandem Choi Soon-sil / Park Geun-hye passe particulièrement mal en Corée où la compétition est très vive pour l’accès à l’éducation supérieure.
Les scandales se sont multipliés ces dernières années, dont certains sont particulièrement douloureux. Le 16 avril 2014, le ferry Sewol a fait naufrage, causant la mort de plus de 300 personnes, dont 250 lycéens. Si les responsables directs ont été condamnés, les conséquences de la politique de dérégulation n’ont pas été évoquées : pourtant, au nom de la rentabilité, les autorités publiques et privées ont fait preuve d’un mépris criminel pour la sécurité collective. Les familles des victimes se sont mobilisées pour exiger que toute la lumière soit faite sur ce drame, mais se sont heurtées à un mur de silence. La colère accumulée au fil des scandales explose aujourd’hui.
Corée du Nord. La question de la Corée du Nord, de la réunification du pays, et de la présence militaire des Etats-Unis est l’un des points cardinaux de la politique sud-coréenne. Or, Choi Soon-sil est accusée d’avoir jeté de l’huile sur le feu, en poussant notamment à la fermeture de la zone industrielle de Kaesong où les entreprises étaient du Sud et la main d’œuvre du Nord. Tout ceci alors que Washington pousse à la construction de nouvelles bases militaires navales, auxquelles s’oppose un mouvement pacifiste très populaire.
Un millier de personnes sont ainsi venues de l’île de Jeju, à l’extrême sud du pays. Depuis huit ans, une coalition pacifiste, bien implantée dans la population, s’oppose à la construction d’une base navale de l’armée sud-coréenne. Les navires qui l’utiliseront seront équipés du missile US Aegis. De fait, cette base sera intégrée à et jouera un rôle important dans le système militaire des Etats-Unis en Asie du Nord-Est.
Droits sociaux. La répression a très durement frappé le mouvement syndical et les droits sociaux des salariés sont frontalement attaqués. Les syndicalistes sont emprisonnés [1] alors que des patrons ripoux sont exfiltrés à l’étranger pour échapper à la justice – et que les conditions de travail ne cessent de se dégrader.
Non seulement le gouvernement sud-coréen veut liquider, une fois pour toutes, la tradition syndicale militante vivace dans le pays, mais aussi modifier les lois pour donner toujours plus de pouvoirs au patronnat. Park Geun-hye a ainsi publié de nouveaux « principes directeurs administratifs », en vertu desquels les entreprises peuvent renvoyer des travailleurs jugés “sous-performants” et modifier arbitrairement les conditions d’emploi sans le consentement des salariés.
Toutes les résistances populaires convergent actuellement pour obtenir la démission de la présidente (une telle démission en cours de mandat serait une première en Corée du Sud).
Des manifestants, cités dans Le Monde [2] résument bien la situation : « Personne ne peut prédire combien de temps [la présidente] va tenir, mais le peuple ne veut plus d’elle », constate Shin Seung-ho, un employé du métro de Séoul venu dire son mécontentement. « C’est toute sa politique qui est en cause, y compris ses choix sur la Corée du Nord, les gens sont révoltés », abonde son ami Lim Kil-yang. »
Pierre Rousset