« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », écrivait le marxiste italien Antonio Gramsci. Sous les coups de la crise du capitalisme, un monde est ébranlé et le néolibéralisme n’est pour les classes populaires que porteur de régressions sans fin. Sans la pression d’une classe ouvrière organisée, les capitalistes américains ont utilisé l’ère néolibérale pour accaparer toute la richesse qu’ils pouvaient, sans tenir compte des conséquences politiques.
Aux États-Unis, la candidate du néo-libéralisme a perdu l’électorat populaire qui, lors des élections précédentes, s’était porté sur Obama et avait été déçu. Dans la brèche s’est engouffré un milliardaire qui a pu se présenter comme le candidat antisystème. Ce résultat est tout sauf anodin : le président américain est le chef d’un État qui demeure encore le pivot essentiel de la chaîne impérialiste mondiale. Trump ne tiendra pas ses promesses d’un mieux-être pour les salariéEs : les capitalistes entendent bien que ce soit « business as usual », et General Motors, le lendemain même de l’élection, annonçait 2 000 suppressions de postes dans ses usines du nord des États-Unis. « America first » (l’Amérique d’abord), clame-t-il mais sa politique extérieure reste à préciser. Par contre, une chose est sûre : les racistes, les islamophobes, les anti-immigréEs, les opposants aux droits des femmes et des homosexuels vont se déchaîner.
Malgré l’attitude conciliante des dirigeants démocrates, c’est ce que ressentent de nombreux Américains et qui explique les manifestations à répétition des jours qui ont suivi l’élection. C’est là que se trouve l’espoir d’un renouveau et à terme d’une alternative, dans la jonction nécessaire entre les jeunes, le mouvement noir, les activistes des organisations sociales et les syndicalistes combatifs.
Henri Wilno
Qui a élu Donald Trump ?
Parlant du vote Trump, les médias dominants ont eu tendance, en France comme aux États-Unis, à en faire une simple réaction des classes populaires à la crise économique et au libre-échange, voire à l’ériger en révolte anti-élites. C’est oublier ou minimiser trois faits massifs...
Tout d’abord, les plus pauvres n’ont pas voté majoritairement pour Trump (celui-ci se retrouvant, au contraire, majoritaire parmi les plus riches). Ensuite, bien davantage que le revenu, le genre ou le niveau de diplôme, c’est le facteur racial qui a créé le clivage le plus déterminant dans l’électorat. Enfin et surtout, seule l’abstention massive qui a affecté l’électorat démocrate (notamment populaire) permet de comprendre pourquoi Clinton a perdu là où Obama était parvenu à l’emporter en 2008 et 2012.
Parmi les 36 % d’électeurs les plus pauvres, le vote Trump est clairement minoritaire : il obtient ainsi 41 % chez ceux et celles qui gagnent moins de 30 000 dollars par an, et 42 % chez ceux et celles qui gagnent entre 30 000 et 50 000 (contre respectivement 53 % et 51 % pour Clinton dans ces catégories). à l’inverse, il est (légèrement) majoritaire chez les plus riches (48 % contre 46 % parmi ceux et celles qui gagnent plus de 250 000 dollars par an). C’est surtout parmi les 31 % d’électeurs gagnant entre 50 000 et 100 000 dollars par an qu’il creuse l’écart (50 % contre 46 % pour Clinton).
Prégnance du facteur racial
C’est globalement parmi les électeurs blancs que Trump a construit sa victoire : il l’emporte en effet de 21 points – 58 % contre 37 % – dans cette fraction majoritaire de l’électorat (70 % des électeurs). Il est en revanche très largement devancé parmi les électeurs latinos (mais un peu moins que le candidat républicain, Romney, lors de la précédente élection), 29 % contre 65 %, et obtient seulement 8 % parmi les électeurs afro-américains (contre 88 % pour Clinton).
Cette prégnance du facteur racial est telle qu’elle module très fortement la propension au vote Trump selon d’autres facteurs (genre, âge, niveau de diplôme). Ainsi Trump est minoritaire chez les femmes (42 % contre 54 %), mais il est assez largement majoritaire parmi les femmes blanches (53 % contre 43 %, bien qu’il soit plus largement majoritaire chez les hommes blancs). Si l’on croise les variables, on constate que seulement 4 % des électrices afro-américaines ont voté pour Trump, contre 63 % des hommes blancs. De même, Trump est minoritaire chez les jeunes (18-29 ans), mais il est majoritaire parmi les jeunes blancs (48 % contre 43 %). Enfin, si Clinton l’emporte parmi les diplômés blancs de l’enseignement supérieur, c’est Trump qui se trouve majoritaire parmi les diplômés blancs (49 % contre 45 %).
Pourtant, tout cela ne suffit pas à expliquer la victoire de Trump. En effet, alors que Romney avait obtenu un score très légèrement supérieur à celui de Trump dans l’électorat blanc (59 % contre 58 %), il avait échoué face à Obama en 2012. Si l’on prend en compte toutes les variables, on constate que Trump n’est pas parvenu à élargir la base électorale des Républicains, obtenant non seulement 200 000 voix de moins que Clinton au niveau national (47,3 % contre 47,8 %), mais également moins de voix que les deux précédents candidats républicains pourtant battus par Obama.
Une abstention élevée
La clé de ce scrutin réside donc en grande partie dans l’abstention, qui – traditionnellement élevée aux États-Unis – s’établit cette année à environ 45 % (estimation basse puisqu’elle ne prend en compte ni les non-inscritEs ni ceux, très majoritairement afro-américains, qui sont privés de leurs droits civiques du fait de condamnations pénales). C’est là un niveau d’abstention que les États-Unis n’avaient pas connu depuis 1996 et qui s’avère nettement plus élevé que lors des deux victoires d’Obama (en 2008, l’abstention se situait entre 36 et 38,5 % selon les estimations). Or, l’abstention est beaucoup plus forte dans les classes populaires : même lors d’une élection de 2008 à forte participation, elle se situait à 59 % parmi ceux qui gagnaient moins de 15 000 dollars par an, contre 22 % du côté de ceux disposant de plus de 150 000 dollars par an.
Si Obama l’a emporté à deux reprises, c’est donc en parvenant à mobiliser – en tout cas bien davantage que Clinton – l’électorat populaire (blanc et non-blanc) : il avait en effet surclassé son concurrent républicain de 22 points parmi ceux gagnant moins de 50 000 dollars par an, aussi bien en 2008 qu’en 2012, là où Clinton ne l’a emporté dans cette frange de l’électorat que d’une dizaine de points... La victoire de Trump apparaît ainsi bien davantage comme la défaite de Clinton, et le produit d’une forte démoralisation des classes populaires et des minorités – à la mesure de l’espoir qu’avait suscité Obama il y a 8 ans.
Le vote Trump doit donc d’abord être interprété d’abord comme un vote blanc interclassiste dont il faudrait interroger les ressorts sans doute contradictoires (entre ressentiment raciste vis-à-vis des minorités, peur du déclassement et nostalgie d’un capitalisme plus régulé), et sa victoire comme le produit d’une démobilisation de l’électorat populaire, face à une candidate démocrate incarnant de manière très visible les intérêts de la bourgeoisie étatsunienne. En l’absence de toute représentation politique permettant d’unifier les exploitéEs et les oppriméEs, Trump est parvenu à mettre une partie des travailleurs blancs à la remorque des classes possédantes, et il est malheureusement probable que la campagne brutalement raciste, sexiste et homophobe qu’il a menée laissera des traces.
Ugo Palheta
Obama, les espoirs trahis ont pavé la route de Trump
Barack Obama est resté président pendant huit ans. C’est en fait dès le début de son premier mandat alors qu’il avait une majorité parlementaire qu’il a commencé de décevoir les espoirs des couches populaires.
Lors de la crise des années 30, Roosevelt, pour sauvegarder les intérêts fondamentaux du système capitaliste, a, poussé par un fort mouvement social, affronté certains des intérêts immédiats de l’ « establishment ». Comparé à Roosevelt, Obama a tout faux.
En mars 2009, Obama a reçu les dirigeants des treize principales banques américaines. Un des PDG reçus s’est confié à un journaliste : « Au point où on en était, il aurait pu nous ordonner n’importe quoi et on l’aurait fait. Mais il ne l’a pas fait : il voulait juste nous aider à nous en sortir, calmer la foule. » Bien que les banques fussent alors sous perfusion de fonds publics, Obama n’avaient pas l’intention de leur imposer des réformes drastiques. Rassurés et sauvés, les banquiers ont recommencé à distribuer d’énormes bonus à leurs dirigeants et traders et sont partis en guerre contre les propositions de régulation de la finance, malgré leur caractère limité.
Sauver les banques avant tout
Les banquiers sauvés purent reprendre donc leurs affaires quasiment comme avant. Par contre, dans l’automobile, en contrepartie de l’aide accordée à Chrysler et General Motors, le gouvernement fit pression pour une restructuration. Des dizaines de milliers d’emplois furent supprimés dans les bastions traditionnels de l’automobile US et les entreprises délocalisèrent au Mexique ou dans les Etats du sud des Etats-Unis où les syndicats sont quasiment absents. Les avantages sociaux obtenus par les luttes des générations précédentes furent remis en cause avec, notamment la mise en place de salaires nettement plus bas pour les nouveaux embauchés.
Durant sa campagne électorale de 2008, Obama s’était engagé à réformer le droit du travail en levant une partie des obstacles que les patrons peuvent mettre à la présence d’un syndicat dans leur entreprise. Arrivé au pouvoir, ce n’était plus une priorité.
Obama n’entreprit rien pour supprimer les allègements des impôts des plus hauts revenus hérités de l’ère Bush. A partir de 2010, il bascula vers une politique d’austérité négociée avec les Républicains, répétant que dans ce cadre « tout devait être mis sur la table », indiquant par là qu’aucune dépense, même les programmes de protection sociale, n’avait vocation à échapper aux coupes budgétaires.
La réforme de la santé
Le seul point où Obama a bataillé, c’est sur la réforme de la santé. Le texte adopté n’instaure pas une sécurité sociale pour tous : le système continue de reposer sur un mélange d’assurances privées et de programmes publics. Le secteur des assurances privées a ainsi bénéficié de millions de nouveaux assurés subventionnés par les contribuables. Le nouveau. système certes permis de garantir une couverture santé à près de vingt millions d’Américains supplémentaires (et en a laissé des millions d’autres sans aucune couverture-maladie) Ce dispositif, compliqué à comprendre pour l’Américain moyen, a permis à la droite républicaine de mener une campagne d’agitation, car pour une moitié des Américains au moins, il n’a rien changé. Et, par ailleurs, les assurances privées ont augmenté considérablement leur tarif : une hausse de 25% est annoncée pour 2017.
Ceux d’en bas ont été abandonnés
Des millions d’Américains ont perdu leur logement depuis le début de la crise immobilière en 2007. Ils étaient en effet incapables de rembourser des dettes souvent assorties de taux d’intérêt prohibitifs. De plus, un certain nombre de ces saisies ont été faites à la va-vite dans des conditions juridiques douteuses. Obama aurait pu s’appuyer sur la colère populaire pour imposer aux banques des mesures énergiques d’aide aux propriétaires en difficulté. Mais il n’a rien fait en ce sens.
Du point de vue des inégalités la présidence d’Obama n’a pas signifié une rupture avec les tendances antérieures. Les inégalités sociales ont continué de s’accroître au détriment des couches populaires, des Noirs en premier lieu mais pas seulement. Il ne s’agit pas seulement du fait que les riches ont capté une part de plus en plus importante du revenu national : les Etats-Unis sont le seul pays développé où la mortalité augmente pour certaines catégories de la population : Noirs, Hispaniques mais aussi les Blancs n’ayant pas fait d’études supérieures. Dans les années 70, les Blancs les plus riches vivaient cinq ans de plus que les Blancs les plus pauvres. L’écart est de quinze ans aujourd’hui.
Si le chômage a baissé, c’est en partie parce que nombre de gens, découragés, ont renoncé à chercher du travail tandis que la précarité a augmenté. De quoi alimenter la pauvreté laborieuse, c’est-à-dire le nombre de personnes qui n’arrivent pas à vivre dignement des revenus de leurs miettes d’emplois.
Rien d’étonnant à ce que le soutien populaire aux démocrates se soient érodé au point de conduire au succès de Trump. Les électeurs pensent que « le gouvernement » ne s’occupe pas vraiment de leurs problèmes. Si encore les démocrates avaient défendu des réformes perçues comme capables d’améliorer rapidement les conditions de vie, par exemple un programme de création d’emplois ou un vrai projet d’assurance-maladie universelle, les « gens ordinaires » leur auraient su gré d’avoir essayé même si ces projets avaient été rejetés par les républicains. Ils ne l’ont pas fait et l’appareil du parti a tout fait pour faire trébucher Bernie Sanders qui prônait de telles réformes. Résultat : c’est du côté républicain qu’est sorti un illusionniste dangereux se présentant comme le candidat du changement.
Henri Wilno
D’Obama à Trump, un tournant dans la mondialisation libérale et impérialiste
Au-delà des slogans, de la confusion démagogique, de son côté imprévisible, Trump fera le job : imposer le changement de politique de la première puissance mondiale en fonction des nouveaux rapports de forces internationaux. Une rupture dont les conditions et les prémisses ont mûri durant les années Obama.
En arrière-fond des résultats électoraux, du président que la machine électorale dite démocratique a porté à la tête de l’État américain, sont à l’œuvre de grandes tendances au cœur des rapports de classes comme des rapports internationaux qui vont déterminer les choix que ce dernier et les états-majors qui l’entourent auront à faire.
Le tournant de 2007-2008
Ces changements se sont opérés en conséquence de la crise financière de 2007 et 2008 et de ses effets économiques, sociaux, politiques, au niveau de la planète. Le paradoxe d’Obama, rappelons-le désigné prix Nobel de la paix en 2009, un an après son élection, est qu’il a repris à son compte le discours de la grande Amérique déployant son offensive libérale et impérialiste au nom de sa prétendue mission progressiste, démocratique, pacifique... alors qu’il présidait à un élargissement des interventions militaires américaines. Les USA sont maintenant engagés dans trois guerres majeures, en Syrie, en Irak et en Afghanistan, sans oublier le Yémen. La lutte contre Daech a été l’occasion de la constitution d’une nouvelle coalition pour tenter de rétablir une stabilité politique mise à mal par les guerres au Moyen-Orient.
Ces guerres qui leur coûtent cher ne font en fait qu’accentuer le chaos international, échec d’une stratégie qui impose un recadrage qu’Obama a lui-même engagé.
Le « pivotement »
En novembre 2011, le président annonçait un « pivotement » de la stratégie des États-Unis. Les derniers mois de son mandat, on l’a vu accuser les Européens et les pays arabes d’être des « free-riders », des profiteurs, propos de même nature que ceux de Trump qui appelle au désengagement de l’Amérique face aux « coûts énormes » de l’Otan.
La préoccupation du Pentagone se concentre en Asie et dans le Pacifique. Les États-Unis y ont renforcé leur présence militaire. D’ici à 2020, 60 % des capacités de leur armée de l’air et de leur marine y seront concentrés. La décision de mettre l’accent sur l’Asie a été confirmée dans la stratégie nationale de sécurité 2015 d’Obama. En juin 2015, ce dernier a obtenu du Congrès les pouvoirs nécessaires pour négocier un grand traité de libre-échange, le Partenariat trans-pacifique (TPP). Il inclut entre autres les États-Unis, le Japon, le Vietnam, l’Australie, le Chili, le Pérou, le Mexique et le Canada et couvre 40 % de l’économie mondiale. La Chine n’y a pas été intégrée...
Tensions exacerbées entre les classes et les nations
Trump va accentuer cette évolution. Il ne s’agit pas d’un choix personnel. Comme Obama a tenu à le rappeler, avant d’être Démocrates ou Républicains, « nous » sommes tous Américains. « Rendre sa grandeur à l’Amérique » est un slogan dont le fond est partagé par toute la classe dominante américaine. Les rapports de forces ont changé, la politique combinant le libéralisme économique et le militarisme impérialiste a déstabilisé l’ensemble de la planète. La première puissance mondiale n’a plus la suprématie d’antan, et un nouveau rival émerge, la Chine. L’instabilité des relations internationales ne peut plus être contenue par une seule puissance.
Il s’agit pour les USA d’essayer de se dégager du Moyen-Orient pour laisser les Russes, la France et la Grande-Bretagne gérer avec les puissances locales, Égypte et Turquie, sans oublier leur fidèle allié Israël. Ils ont déjà envisagé la possibilité de composer avec Assad.
Trump acceptera-t-il, peut-être en le renégociant, l’accord sur le nucléaire iranien pour composer avec Téhéran, dont les USA auront besoin pour tenter de construire un nouvel équilibre au Moyen-Orient ? Ou au contraire, choisira-t-il de privilégier l’Arabie saoudite ? Tout cela dépendra des résultats des nouvelles man œuvres qui vont s’engager au Moyen Orient.
à défaut de pouvoir continuer à prétendre assurer l’ordre mondial, le Pentagone et Wall Street entendent jouer leur carte dans le désordre mondial et utiliser ses contradictions et rivalités – qu’ils ont eux-mêmes largement contribué à créer – en fonction de leurs propres intérêts. Le capital financier américain n’a nullement l’intention d’avoir une politique isolationniste, mais bien de perpétuer sa domination contre les travailleurEs et les peuples. L’élection de Trump s’inscrit dans cette exacerbation des tensions.
Yvan Lemaitre