
Le dessin, non signé, figurant en une du dernier Drapeau rouge (DR, n° 58, septembre-octobre 2016) n’est pas seulement stupide, il est ignominieux. Et illustre parfaitement notre propos. S’inspirant du fameux croquis retraçant l’évolution des hominidés, il nous montre quatre personnages armés, en file indienne et de tailles qui vont croissant : le premier, barbu, très petit, voûté et apparemment bipède depuis peu, est étiqueté ASL, le sigle de l’Armée syrienne libre. Le second, plus barbu, est censé représenter un membre du Front Al-Nosra [2]. Vient ensuite, redressé, d’une taille plus élevée et à la pilosité encore plus abondante, le combattant de l’ISIS, c. à d. l’État islamique. Enfin, le dernier des personnages, le plus grand, souriant et dont la barbe disparaît sous les ciseaux tenus par une main que l’on devine être celle de l’Oncle Sam, est baptisé « Opposition modérée »...
Schématismes et amalgames
L’on aura compris : le premier « message » de ce dessin est de faire l’amalgame entre toutes les composantes de l’opposition armée syrienne. Ne cherchons donc plus de différences entre combattants, musulmans ou laïques, ayant pris les armes dès 2011 face à la répression, et islamistes plus ou moins radicaux. Ni entre Syriens et volontaires étrangers. Ni entre opposants au régime et partisans d’un Califat reconstitué. Ni entre Frères musulmans et jihadistes. Entendons surtout : il n’ y a pas d’opposition « modérée » en Syrie.
Second « message » : l’opposition armée au régime syrien, toutes tendances confondues, serait l’œuvre de l’Oncle Sam. C’est même Washington qui finance - voire aurait créé - des organisations telles que le Front-al-Nosra ou l’État islamique. Sous-entendu : les Syriens ne sont pas capables - mieux : n’auraient pas de raison - de s’insurger contre le régime de Bachar Al-Assad.
Peu importe qu’un observateur aussi fin et averti - et aussi peu situé à droite - qu’Alain Gresh ait qualifié d’« outrancière » l’affirmation selon laquelle les Etats-Unis sont pour l’essentiel responsables de ce qui se passe en Syrie, la vision d’une opposition syrienne réduite à une pure création des États-Unis reste, depuis le début du soulèvement, une antienne des activistes de la « contre-information » [3].
Peu importe, aussi, que des organisations comme le Front-al-Nosra ou Daesh fassent des États-Unis l’objet principal de leur détestation. Et que ces derniers s’emploient à décimer par leurs frappes leurs effectifs et leurs dirigeants. Le « complotisme » ne sautait d’arrêter à de tels « détails »... Peu importe, aussi, que même la Russie semble avoir renoncé à une vision plaçant toutes les organisations syriennes rebelles dans le même sac « terroriste »...
Il s’agit surtout à mon sens - et quelles que soient les différences entre une frange nationale, islamiste ou non, de la rébellion syrienne et ses factions jihadistes souvent majoritairement formées de combattants étrangers - d’occulter une réalité qu’Olivier Roy avait rappelée dès les lendemains du 11-Septembre [4] : la question n’est pas tant de savoir s’il existe un terrorisme « légitime », ni s’il existe un espace de négociation possible avec une organisation du type Al-Qaïda - remarque qui vaut aujourd’hui a fortiori en ce qui concerne Daesh - mais qu’il s’agit impérativement de distinguer, au sein du « terrorisme », entre des organisations s’inscrivant dans un espace politique qui permet la négociation - comme le Hamas, par exemple - et celles pratiquant un « terrorisme de rupture », mené par des groupes n’envisageant que la destruction pure et simple de leurs adversaires.
O.Roy imputait ce manque de lucidité face au « terrorisme » à « un modèle métaphysique et abstrait du nouveau mal ». C’est-à-dire à la perception - sur le modèle de celle de la défunte « internationale » communiste - d’un « spectre » menaçant et tapi dans l’ombre… Perception, soit dit en passant, idéale pour organiser la « myopie » de l’opinion comme le signalait Christophe Gallaz [5].
Cette manie de recourir à un « modèle métaphysique et abstrait », on la retrouve, chez nombre de nos sites « alternatifs », tant dans leur perception de la solidarité internationale que dans celle de la religion.
Un curieux anti-impérialisme
Comment ne pas percevoir chez certains pourfendeurs de l’impérialisme US, des attitudes qui sentent furieusement la Guerre froide, fondées sur un campisme où tout ce qui déplaît à - et combat l’Amérique doit forcément être soutenu ? Sorte d’illusion autiste de géostratèges en chambre, ce « campisme » semble oublier l’inexistence actuelle d’un projet révolutionnaire (dans leur sens) de quelque importance. Et cela au sein d’une mêlée où tous les protagonistes de poids sont aujourd’hui... capitalistes.
Ce « campisme » enfin, relève souvent d’un internationalisme passablement dévoyé, e. a. par sa focalisation exclusive sur les relations interétatiques. Et, last but not least, péchant par le présupposé d’un « anti-impérialisme » du régime syrien qui, quoiqu’on en dise, reste difficile à démontrer. Si ce n’est dans le discours.
L’on constate en effet au sein de « la gauche de la gauche » une sorte d’amnésie - ou de cécité volontaire - quant à la véritable nature des relations qui ont longtemps régné entre Damas et les principales puissances occidentales, dont Israël. Pour celle-ci, en effet, il semble systématiquement superflu de rappeler combien le - ou les régimes Assad - se sont avérés pour l’Occident tantôt un interlocuteur incontournable au Proche-Orient (le grand rêve d’Assad-père), tantôt un allié contre l’Irak de Saddam Hussein ou un sous-traitant es-torture empressé de la CIA pour les jihadistes ; tantôt, enfin, comme le meilleur garant du calme de la frontière syro-israélienne depuis 1973. Pour Israël, le régime de Damas a sans doute dû être également apprécié en tant que son principal compétiteur pour ce qui est des tueries de Palestiniens. Avec pour dernier « épisode » Yarmouk.
Observons, par ailleurs et dans le même ordre d’idée, que la dite « contre-information » n’évoque que très rarement l’action, en Syrie et de la part d’un « régime Assad » - au demeurant toujours présenté comme monolithique et immuable depuis sa création - d’un libéralisme économique « sauvage », auquel le « printemps » syrien n’est certes pas étranger. « Omissions » que l’on retrouve d’ailleurs dans les médias mainstream. Convergence inconsciente, mais révélatrice... Il est, je pense, une faille commune aux commentateurs « gauchistes » et aux « experts » de la pensée dominante : le peu d’interrogations tant sur la sociologie politique que sur l’histoire contemporaine de la Syrie, les deux courants semblant partager en quelque sorte la vision courante néo-libérale de « bons » opposés aux « méchants » – ici les « salafistes », là « le clan Assad » –, l’étiquette alternant selon le camp. Et l’« analyse » restant, si pas confinée au seul niveau de l’idéologie, dénuée de tout effort de périodisation.
S’ajoute à cela une méconnaissance parfois surprenante des priorités étasuniennes actuelles. Pourtant, au vu des développements en mer de Chine méridionale et en Corée, l’actualité fourmille de références au « pivot asiatique » de Barak Obama. C’est dans le grand projet de son mandat, focalisé sur « l’Extrême-Orient » afin de réparer les conséquences économiques désastreuses pour les États-Unis des interventions en Afghanistan et en Irak, qu’il faut comprendre les réticences du président américain à aller se fourvoyer dans une nouvelle aventure en Orient proche. Rappelons, en passant, qu’ il y a à peine trois ans, Vladimir Caller écrivait dans ce même DR (n°35, mai-juin 2012) : « à la différence de certains collègues, je ne crois pas à la participation directe de l’OTAN dans le contexte de la crise syrienne »...
N’empêche, un pamphlet en défense du régime Assad « agressé », paru bien avant que ne surgisse en Syrie l’hydre jihadiste, « expliquait » en sous-titre que le soulèvement syrien relevait d’un plan de « conquête continue » [6] du Proche-Orient par les États-Unis...
Méconnaissance, enfin, qui s’accompagne souvent d’une curieuse surestimation du rôle et des capacités de cet impérialisme US, le plus souvent présenté — chose étrange pour ses contempteurs — comme omnipotent et doté de capacités d’interventions en chaîne à l’échelle planétaire. Ce qui à mon sens relève en partie du fantasme. Et est à l’exact opposé de la vision maoïste du « tigre de papier »...
Laïcisme de combat
Un bonne part du monde laïque nourrit une vision généralisée, a-sociologique et anhistorique de LA-religion. Il semble hélas qu’une grande partie de nos « contre-informateurs » partage celle-ci.
Pour eux, LA-religion est, sous tous les cieux, avant tout « l’opium du peuple ».
Pourtant, comme l’écrivait naguère Alain Michéa, « le combat pour la laïcité, est tout sauf un combat anticapitaliste ». Ne serait-il donc pas plus logique - et plus constructif - que « la gauche de la gauche » adopte, à la façon de Marx, vis-à-vis de la religion, une approche empirique, plus concrète, historique et sociologique ? Et s’efforce d’identifier au sein des religions, en l’occurrence de l’islam - ou plutôt chez ses fidèles - le potentiel révolutionnaire de leurs mouvements de protestation ? En cette ère de « mondialisation », les moyens de communication manqueraient-ils pour une action « contournant » les États et directions de toute sorte ?
Sans aller jusqu’à débattre des implications de l’absence en islam sunnite de clergé au sens occidental (et chiite), il est pourtant difficilement contestable que « la religion » - « le soupir de la créature accablée », disait Marx (dont les critiques s’adressaient, et pour cause, aux religions chrétiennes), et les luttes menées en son nom peuvent aussi exprimer la révolte contre les puissants et une aspiration à un monde meilleur. Et qu’une dénonciation - urbi et orbi et a priori de LA-religion - et donc les luttes menées en son nom n’est guère propice à des progrès de la gauche au sein des populations « accablées ».
Par ailleurs, comme nous le dit Pierre Tévanian - et de surcroît dans une interview au site Investig’Action ! [7] - la « religiophobie » devient souvent de nos jours le paravent d’un racisme islamophobe. Aux yeux de Marx, dit Tévanian, « la religion n’est pas le débat principal, ce n’est pas la question sur laquelle il faut mener un combat idéologique ou politique ».
Pourtant, l’on voit ces mêmes observateurs « alternatifs » reprendre à leur compte, au nom d’un laïcisme primaire, un anti-islamisme qui l’est tout autant. Et, étrangement, réapparaître chez des commentateurs au demeurant fort critiques de l’Occident - et parfois des politiques islamophobes menées at home) - des propos que ne renieraient pas un Moubarak, un Ben Ali, un Bush ou Sarko…
Propos que l’on pouvait espérer avoir vécu depuis les « printemps arabe », lorsque tout observateur quelque peu lucide avait en effet pu prendre conscience de la nécessité de relativiser cette vision - islamisme = « terrorisme » - propagée par les dictatures arabes et leurs « parrains » occidentaux. Et cela avec d’autant plus de facilité qu’elle se nourrissait de nos vieilles terreurs orientalistes. Or, voici qu’elle réémerge avec encore plus de fougue, dans la bouche ou sous la plume de commentateurs « amis de la Syrie ». Où, après tout, même le « printemps » n’était qu’illusion et machination américaine...
Corolaire : le recours systématique, aux accents singulièrement busho-reaganiens, au mot terroriste pour désigner l’opposition armée au régime de Damas. Seules les organisations dûment estampillées « à gauche » auraient-elles le droit au statut de « lutte armée » ?
Une extrême-gauche kamikaze
Déplorons donc dans les réflexions de cette « extrême-gauche » un abandon généralisé - et tragique - de toute pensée dialectique, pourtant au fondement même de l’œuvre de Marx dont, peu ou prou, elle se réclame encore.
Les questions qui à mon sens se posent ici sont donc les suivantes : primo, un « révolutionnaire » doit-il, en toute situation, prendre parti pour l’un des camps en présence ? Et, secundo, peut-on, lorsque l’on se perçoit comme « communiste » ou « révolutionnaire », partisan de l’émancipation du genre humain et de la fraternité entre les peuples, passer les souffrances d’une population par pertes et profits, pour la « bonne » raison que « les enjeux sont ailleurs » (V. Caller, DR, n°35, mai-juin 2012) ?
Même une sommité « anti-impérialiste » au-dessus de tout soupçon comme Samir Amin, par ailleurs assez férocement opposé aux islamistes pour avoir approuvé le coup d’État du général Al-Sissi, reconnaît que « la légitimité de la révolte du peuple syrien n’est pas contestable » (DR, n°35, mai-juin 2012).
L’on ne peut donc que partager les propos d’un Gilbert Achcar au sujet de la Libye, rappelant combien il est problématique de justifier au nom de l’anti-impérialisme des massacres commis par un régime dictatorial. Le rappel préalable, de temps à autre, par certains de ces « anti-impérialistes », de ce côté dictatorial ne semble bien souvent relever que de la simple précaution oratoire.
Question corolaire : peut-on espérer qu’une telle indifférence au sort d’un peuple puisse contribuer un jour à développer, au sein d’une population déjà échaudée par un demi-siècle de « socialisme » baathiste, davantage de sympathie pour les idées prônées par ceux qui apparaissent comme des défenseurs « objectifs » du régime ?
Disons-le carrément : le soutien apporté par une certaine gauche radicale à des régimes comme celui de Bachar Al-Assad aujourd’hui, à celui de M. Kadhafi hier - à celui d’A. Bouteflika et Frère demain ? - au nom de l’« anti-impérialisme » n’est pas seulement écœurant. Il est suicidaire.
Certes, il s’agit - n’en déplaise au tenants de la thèse du seul « terrorisme télécommandé de l’extérieur » - d’une guerre civile. Où, « classiquement » oserais-je dire, des atrocités sont commises par tous les camps. Les atrocités commises par Daesh sont suffisamment médiatisées pour ne pas y revenir. Celles - tout aussi réelles - du Front-al-Nosra (massacres de villageois kurdes, druzes, chiites...) sont tout aussi inacceptables. Enfin, même les brigades de l’Armée syrienne libre, parfois financées par les États-Unis, ne sont pas immunisées contre les comportements barbares, comme l’a montré, récemment, l’égorgement d’un gamin palestinien par des membres du groupe de Noureddine Zinki. Elle restent quoiqu’on en dise d’une échelle bien inférieure à celles des forces du régime, dont les fameuses chabiha, que Gilles Dorronsoro qualifie de « brutes absolues », les miliciens étrangers pro-régime étant « pires encore ». Il est - il y a eu - malheureusement d’autres guerres civiles où le comportement de tous les protagonistes n’était pas la seule aune de l’engagement politique.
Si la couverture de la tragédie syrienne – du moins celle effectuée par les JT et nombre de grands médias – nous montre une fois de plus combien ceux qui devraient nous aider à comprendre les maux de la Planète préfèrent le manichéisme, le confort de « coller » à la pensée mainstream, aux désagréments d’aller à contre-courant ou de simplement poser des « questions qui fâchent », « en face » malheureusement, nombre de médias « alternatifs » ne semblent pas immunisés contre les maux en question. Et opposent au confort de la pensée conformiste ce qui apparaît comme un autre confort, lui aussi déplorable. S’ils dénoncent souvent, à juste titre, des manipulations réelles, ils n’y sont pas invulnérables eux-mêmes et beaucoup, trop souvent, se contentent de prendre l’exact contrepied des informations fournies par les médias « établis ». Quand ils ne cèdent pas, eux aussi, aux simplifications abusives et à certains fantasmes.
Paul Delmotte
Professeur retraité de l’IHECS
22 septembre 2016