Les débats sur le récit/roman national se situent au cœur des discours portant sur la crise identitaire que connaitrait aujourd’hui la France. Le rétablissement du récit national par François Fillon qui prévoie, s’il est élu, la réécriture des programmes d’histoire en est une nouvelle illustration [1]. Cet objet est devenu depuis une trentaine d’années le réceptacle de projections multiples à la fois sur le passé et sur le présent de la nation qui mettent en jeu ce qu’il est convenu d’appeler notre vivre ensemble. Il semble utile de repenser cette question par le biais d’une analyse historique.
N’en déplaise aux « mécontemporains » et autres déclinistes, nous savons aujourd’hui que l’enseignement de l’histoire nationale n’a pas connu d’âge d’or, pas plus qu’il ne connaît de décadence depuis trente ans [2]. C’est dans l’ignorance de telles réalités sociohistoriques que fécondent des mythes qui légitiment les discours idéologiques actuels et favorisent la promotion d’une histoire identitaire à l’école. Le problème est de fait ailleurs.
Le discours performatif du roman national de type lavissien, à dissocier donc des pratiques effectives de l’histoire enseignée dans les classes, est en quelque sorte prolongé par le discours gaullien autour de la mémoire de la Résistance dans les années 1960 alors même que la France perd son empire colonial. C’est bien cet « ordre du discours » (Foucault) référant l’histoire nationale à une entité glorieuse qui entre en crise dans les années 1970-1980. La difficulté de mobiliser le passé de la France dans une telle filiation historique intervient avec la mise à distance critique du référent national qui prend racine dans des mutations socioculturelles marquées par le « passage d’un monde protégé, contraint, fermé, hérité à un monde incertain, libre, ouvert et revendiqué » [3]. Elle est légitimée dans le contexte de la construction européenne comme nouvel horizon, de la crise économique qui convoie à une crise d’avenir, et d’un nouveau rapport au passé porté par la thématique des droits de l’homme et la reconnaissance des souffrances des victimes. Les « heures les plus sombres » de l’histoire nationale s’invitent par exemple ainsi dans le discours commémoratif du Premier ministre Jacques Chirac dès 1986 [4], bien avant donc son « discours du Vel’ d’Hiv’ » du 16 juillet 1995.
C’est dans cette conjoncture qu’émerge le terme de roman national. Celui-ci survient plus précisément au début des années 1990. Il est employé par le sociologue Paul Yonnet pour désigner un patrimoine commun qui aurait été détruit par l’idéal « antiraciste/ immigrationniste » dans une lecture révisionniste de l’histoire nationale [5]. Pierre Nora le reprend de suite dans sa conclusion des Lieux de mémoire pour évoquer la poussée « droits-de-l’hommiste » des années 1980, un moment incarné selon lui par SOS Racisme, et pour en déplorer les effets : une « autodestruction » de l’« identité historique traditionnelle » de la France [6]. On connaît les résistances – en premier lieu celles de François Mitterrand – pour reconnaitre officiellement les crimes antisémites commis par l’État français. Si cette question muée en problème public connaît justement une régulation politique dans les années 1990 [7], l’irruption et la diffusion du terme roman national intervient alors qu’une question postcoloniale émerge dans l’espace public pour reconnaitre à la fois la situation de domination vécue par les populations colonisées sous l’empire colonial français – aspect totalement occulté du récit patriotique lavissien qui présentait au contraire la colonisation comme une œuvre civilisatrice – et les permanences d’un rapport de domination subi par les anciens colonisés émigrés sur le territoire national et par leurs descendants.
La thématique de la repentance qui suit dans les années 2000 pour dénoncer cette approche accusatrice de l’histoire nationale a surtout concerné cette situation postcoloniale de la France. Le combat contre la repentance devient l’un des thèmes favoris de Nicolas Sarkozy/Patrick Buisson lors de sa campagne présidentielle de 2007 [8]. On connaît la réponse du président N. Sarkozy pendant son mandat avec la création d’un Ministère de l’identité nationale et de l’immigration et celle d’une Maison de l’histoire de France, deux projets qui ont fait long feu. Pour autant, la bataille culturelle autour de la question du roman national, directement corrélée à la présence d’une immigration postcoloniale, se poursuit aujourd’hui avec François Fillon qui évoque de son côté le récit national pour reprendre en fait le flambeau. Cette bataille culturelle relève dans une large mesure, et ce depuis les années 1980-1990, d’une « panique morale » [9] face à la visibilité dans l’espace public des populations de descendants de colonisés, vécue comme une intrusion insupportable dans le corps national. Cette mise en visibilité concerne aujourd’hui, pour les mêmes populations, la question devenue centrale de la présence de l’islam en France. Ce n’est donc pas un hasard si le roman/récit national prôné est désormais tourné aussi vers des références historiques chrétiennes. Ce roman/récit national est devenu l’une des manifestations les plus tangibles d’une crispation identitaire face à la présence en France de populations définies comme irréductiblement allogènes, et l’un des agents, avec les mésusages du principe de laïcité, d’une reconquête culturelle façonnant un nous excluant. Les promoteurs de l’histoire identitaire cherchent en creux à classifier ceux qui lui appartiennent et ceux qui ne lui appartiennent pas, dans une acception organique -et non contractuelle- de la nation française.
Si un récit national doit se reconfigurer, cela ne peut être dans l’écriture d’une filiation historique symbolique clôturant les frontières d’une identité fixe à protéger de menaces intérieures. En définitive, la bataille culturelle autour du roman/récit national relève d’une question fondamentalement sociale et politique de par les pratiques discriminatoires et d’exclusion qu’elle sous-tend à l’encontre de certains segments de la population française dans les domaines socio-économique et dans les enjeux participation civique. C’est pourquoi elle doit être engagée par une réappropriation réflexive de la nation, de son devenir et de son passé.
Sébastien Ledoux. Historien (Paris 1- Sciences Po)