POUR UNE HISTOIRE DE TROIS DECENNIES D’ACTIVITE TROTSKYSTE AU LRBA ET A VERNON (EURE) A PARTIR DE 1950
Le LRBA (Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques) : désormais fermé, il était situé à 4 km environ de Vernon, sur les hauteurs nord, au milieu de la forêt. Crée à la Libération, il relevait du ministère de la Défense nationale, avec une direction militaire. C’est là que furent conçus les ancêtres de la fusée Ariane. Le site inclut un espace pavillonnaire réservé aux ingénieurs, des baraquements pour célibataires, un ensemble sportif, des baraquements pour les familles. Il compte alors une bonne centaine d’ingénieurs et techniciens allemands « amenés » de l’usine de missiles V2 de Peenemünde après qu’Américains et Soviétiques eurent choisi les plus performants. Ils bénéficiaient de nombreux avantages, notamment pour le logement, et d’un statut particulier.
Le LRBA vue de l’est en 2004.
On trouve là entre 1000 et 1500 personnes, régies par au moins six régimes différents : de « vrais » fonctionnaires très peu nombreux, des ouvriers d’Etat dotés d’un statut protecteur, des contractuels en nombre, des précaires et les extérieurs. Rassembler tout ce personnel dans les luttes était une tâche pratiquement insurmontable, d’autant que les fédérations syndicales multipliaient les grèves partielles inefficaces.
Il y avait deux syndicats, la CGT dominait dans les ateliers ouvriers, tandis que la CFTC était largement majoritaire dans les laboratoires. La CFTC était dirigée par le courant « Reconstruction » qui militait pour l’abandon des références chrétiennes, ce qui donnera la CFDT. Le secrétaire, Bourdiol, venait de la JOC. C’était une figure haute en couleur, avec des méthodes de type étudiantes comme les monômes (défilés-chahuts) exécutés dans tous les labos et ateliers pour entraîner les gens à faire grève, en braillant des slogans. Tout le monde était inscrit au Conservatoire des Arts et Métiers à Paris, et chaque semaine l’un ou l’autre rapportait un certificat de présence pour ceux qui n’avaient pu se déplacer. Le travail était assez libre, chacun pouvait gérer son emploi du temps sous le prétexte de rechercher de la documentation.
A l’opposé, la CGT était dirigée par des staliniens bon teint, ouvriers pour la plupart, non qualifiés dans les ateliers, ou qualifiés dans des services annexes comme le garage, la menuiserie, la chaufferie, ou l’entretien ; ils avaient l’avantage de pouvoir sortir aisément de l’entreprise. Jacq, le secrétaire, très courageux et quasiment inculte, régnait paisiblement sur ce petit monde… jusqu’à l’arrivée de Camille Januel qui va transformer petit à petit la section CGT. Ce militant trotskyste expérimenté (voir annexe), muté disciplinaire de Puteaux, est dessinateur de profession, mais son activité essentielle consiste à tenir des conférences sur tous les sujets imaginables devant un public fasciné qui venait de tout l’établissement pour l’écouter, au point qu’on avait l’impression que le dessin sur sa table était toujours le même. Ancien prisonnier de guerre, il savait l’allemand. La communauté allemande le craignait, ne sachant trop ce qu’il fallait attendre de ce curieux « communiste ». Comme l’expérience et le prestige de ces ingénieurs et techniciens étaient grands auprès de la direction militaire, fraîchement sortie de Polytechnique, mais en position délicate et réservée, Camille a pu garder une position confortable de « dessinateur » pendant plus de cinq ans.
Il a assez vite « gagné » Roland Vacher, technicien radio embauché en 1953, militant catholique, membre de « Reconstruction » et de la Commission Administrative départementale de la CFTC [1]. Celui-ci passera ensuite à la CGT, emmenant avec lui un certain nombre de techniciens, catégorie dans laquelle la CGT n’existait guère jusqu’alors. Pour expliquer sa rupture, il donne à ses camarades de l’UD CFDT des explications qui ne suscitent qu’une incompréhension étonnée (« la guerre qui vient » et « la nécessité de défendre l’URSS », selon les thèses de Michel Pablo et de la direction de la IVe Internationale d’alors). Mais au LRBA, l’appartenance politique de Camille et Roland reste ignorée de tous.
Jack Houdet a lui « passé les sélections » pour entrer au LRBA en 1951 à l’âge de 28 ans, « parce qu’il y avait la possibilité de se loger sur le site ». Ouvrier ajusteur hautement qualifié, il travaillait auparavant aux Mureaux (78), logeait chez sa sœur et ne rentrait auprès de sa femme et de ses enfants à Pacy sur Eure qu’une fois par semaine. Rapidement, il prend conscience de la nécessité de défendre les intérêts des travailleurs et devient militant de la CGT. En 1954, il est élu secrétaire-adjoint du syndicat.
Jack Houdet sur fraiseuse.
En 56, le secrétaire du syndicat commet un détournement d’argent au détriment de l’UL. Camille dénonce le fait, il est soutenu par les syndiqués qui le portent à la direction par 115 voix sur 110 [2]. C’est dans le secteur mécanique de l’atelier guidage (où Jack est un peu l’ancien, reconnu pour ses compétences et sa droiture [3]), situé juste à côté du bureau de dessin de Camille, que ses positions politiques trouvent le plus d’écho. De lecture du journal du PCI, « la Vérité des travailleurs » en discussions, les décisions mûrissent. 1956, c’est à la fois l’année de la tentative d’expédition anglo-franco-israélienne contre l’Egypte de Nasser, celle de l’insurrection hongroise de Budapest où les conseils ouvriers tentent de s’opposer aux chars staliniens, et celle du basculement de la social-démocratie dans la guerre à outrance en Algérie.
Un jour, sans doute à la suite du vote par le PCF des pouvoirs spéciaux au socialiste Guy Mollet, Jack vient voir Roland et lui annonce : « l’atelier veut adhérer ! ». En fait, ils ne sont que six sur une dizaine (!). C’est Claude Rialland qui a donné l’impulsion : fils de cheminot, élevé pauvrement dans un bungalow bruyant au bord de la voie Paris-Rouen, chaleureux, amoureux de la nature, entier, ce n’était pas un grand politique ni un grand discoureur, mais il avait la tripe militante : c’est sans hésiter qu’il avait accepté d’héberger un déserteur dans sa maison en bordure de forêt (à l’entrée de Vernon en venant de Paris), où souvent avaient lieu les réunions hebdomadaires de la cellule. Grand fumeur, grand buveur, Claude est mort trop tôt, en 72.
Il y a aussi André Morin, Marcel Girard dit « Titi », ajusteur lui aussi. Résident sur place Jack, 33 ans, et Camille, 37 ans, qui sont mariés. Louis Bocquet et Louis Fontaine, fraiseurs, célibataires, ont entre 24 à 26 ans et habitent le même baraquement et sont souvent ensemble. La guerre d’Algérie les avait marqués beaucoup plus que les autres ; Louis y avait été rappelé en 56-57 [4].
Roland raconte : « Jack était très différent des autres, qui étaient avant tout des révolutionnaires de cœur prêts à héberger le militant algérien ou le déserteur poursuivi par la police, mais ne ressentant pas le besoin impérieux de se cultiver. Jack avait besoin de s’instruire, d’écrire aussi, mais il avait alors du mal à prendre la parole, si ce n’est pour de brèves répliques. Il était d’une grande timidité et n’osait pas demander. Polyvalent en mécanique, il était très apprécié par ses supérieurs hiérarchiques en dépit de ses opinions affichées. Capable de se représenter les assemblages des pièces mécaniques les plus compliqués dans l’espace et en mouvement, c’était pour lui une torture de rédiger le cahier de revendications qui remontait de tous les ateliers pour le présenter à la direction. Camille n’osait pas lui demander de corriger, mais lorsque j’ai quitté la CFDT pour la CGT, je suis devenu son sauveur. Il peinait pour comprendre tout texte politique comme nos bulletins intérieurs et j’étais souvent incapable de trouver les termes adéquats et des répétitions judicieuses différentes pour l’aider. C’est vrai que notre époque était plus difficile, nous n’avions pas les nombreux livres de vulgarisation comme aujourd’hui, il fallait lire les originaux. Je me souviens combien moi aussi j’ai peiné avec le premier volume du Capital de Marx, en écrivant à la main chaque phrase jusqu’à ce qu’elle s’imprime dans mon cerveau et donne du sens. Camille me réconfortait, en me disant c’est normal, l’écriture de Marx est très difficile... Mais plus tard, quand nous avons sorti notre feuille régulière sur toutes les boîtes de Vernon, c’est lui qui proposait les articles que nous re-rédigions ensemble et souvent c’est lui qui trouvait les titres ».
Une des premières décisions fut de se faire faire un tampon « Cellule de Vernon du Parti Communiste Internationaliste (Section française de la Quatrième Internationale) » à l’imprimerie du journal local, « le Démocrate », qui passera souvent leurs communiqués de presse. Jacq, le stalinien évincé, tente sans succès de regagner du terrain en faisant lire aux jeunes égarés « l’histoire officielle du Parti Bolchevique » et « l’histoire de la guerre civile en URSS » ; Camille et Roland ripostent en truffant les livres en question de fiches de commentaires. Ils font lire eux « l’histoire de la révolution russe » de Trotsky. En fait, le PCF est très faible sur la localité et ils peuvent développer leurs activités sans être inquiétés, y compris par la police qui ne comprend pas ce qui se passe. A 8 sur une ville de 20 000 habitants, tous les terrains sont couverts : luttes offensives au LRBA [5], Union Locale CGT, défense juridique, « cercle vernonnais d’étude du problème algérien », cours d’alphabétisation [6], ciné-club, collages du journal, etc… Jusqu’à séduire le secrétaire de l’Union départementale de l’Eure ! Michel Desprès, tout d’abord conquis par le savoir-faire, le dynamisme et la force des arguments de ces militants [7], est remis dans le droit chemin par la Fédé du PCF lorsqu’il comprend que certaines sympathies l’obligeraient à retourner bosser. Il restera donc un bureaucrate de la plus belle eau, fidèle parmi les fidèles, et s’illustrera en 68 et après [8].
Camille Januel représente la cellule à au moins deux séances du Comité Central (qui se tenait tous les 2-3 mois), mais demande vite à être remplacé. C’est Roland, « le moins mauvais parmi les restants », selon ses propres dires, qui accepte de prendre sa place. Les premières réunions se tiennent chez l’un ou chez l’autre, puis à Sandrancourt, dans les Yvelines, mais juste de l’autre côté de la Seine face à Port-Villez, dans un domaine qui est la propriété de la compagne avocate de Camille (et où ont eu lieu aussi des écoles de formation internationales). Les responsables nationaux se succèdent pour visiter cette extraordinaire cellule ouvrière, à une heure de train de Paris. Pierre Frank, ancien secrétaire de Trotski et figure principale du PCI, a particulièrement marqué les esprits (plusieurs donnent ce prénom à un de leurs enfants), mais Jack disait « souvent, on n’y comprenait pas grand-chose, mais on était contents qu’ils viennent nous voir ».
La cellule de Vernon ne se maintient pas à ce niveau très longtemps : si Louis Fontaine accepte en 1959 de devenir le deuxième permanent du PCI mis au service du FLN pour imprimer tracts et faux papiers [9], deux autres arrêtent de militer : André Morin lorsqu’il accepte d’être détaché à la Samm, Marcel Girard en partant travailler pour gagner plus chez Sulzer à Mantes qui venait d’ouvrir. C’est aussi le cas d’ailleurs de deux « ouvriers d’origine étrangère » qui ont joué un rôle important, notamment le Tchèque Pekny et le Pieckzinski, Polonais originaire d’une zone germanisée, tous deux soudeurs et anciens de la Résistance et du PCF à la Libération ; lors de la révolution hongroise de 1956 ils lisaient « la Vérité des travailleurs » et ont été de véritables compagnons de route, luttant dans l’atelier central contre les staliniens.
Le reflux est aussi et surtout une conséquence de la démoralisation qui a suivi le coup d’Etat à froid de De Gaulle et la défaite sans combat en 58 (13 grévistes au LRBA : 5 PCF + 8 PCI – tous CGT). La communauté allemande jusque là silencieuse, hésitante, commence à prendre beaucoup plus d’assurance. Le climat leur est favorable : De Gaulle veut plus d’autonomie par rapport aux USA, il augmente les crédits de la recherche militaire, il rencontre Adenauer… ils ont commencé à relever la tête. Roland raconte : « ; un jour de 1960, mon responsable, un Allemand nommé Habermann, m’a fait appeler dans son bureau, pour se plaindre du discours de Camille qui, en tant que secrétaire de la CGT, en Assemblée générale du personnel à la cantine, avait souligné la situation privilégiée des Allemands et incité les travailleurs à revendiquer de meilleures conditions. Devant ma confirmation des propos de Camille, ça n’a guère traînée. Camille a été déplacé sur le site de la Soufflerie, dans un tunnel souterrain de tir, enfermé à chaque reprise du travail pour des « raisons de sécurité » (doublement réelles !), avec l’interdiction absolue pendant ses heures de délégation de rentrer dans tous les bâtiments sensibles de l’usine, c’est-à-dire presque tous sauf les bâtiments annexes. Quelque temps après, je subis le même sort avec mon camarade Jean, déplacés dans l’ancienne chaufferie réaménagée pour nous spécialement, lui en mécanique et moi en électronique, avec les mêmes interdictions pendant nos heures de délégation. Bocquet contrôlait les pièces mécaniques, et moi je contrôlais les pièces détachées électroniques du commerce que les techniciens commandaient à l’extérieur. La vie devînt de plus en plus difficile pour nous, dans l’indifférence générale, après notre grève à 13 contre l’arrivée de De Gaulle. Camille n’a pas pu résister longtemps devant ce régime, et lentement il a abandonné toutes ses responsabilités pour se consacrer à l’éducation de ses deux enfants. La solidarité avec la Révolution algérienne a occupé une grande part de mon temps pendant que Jack a consacré l’essentiel du sien à l’activité syndicale [10] ».
Camille arrête donc de militer politiquement dès 59-60 (même s’il garde des mandats de représentant du personnel jusqu’en 63). Jack en a dit que c’est quelqu’un qui poussait les autres en avant sans se mouiller beaucoup lui-même. Roland considère qu’avant même la « mise au placard », une des raisons qui l’a amené à prendre ses distances, c’est qu’il n’était pas d’accord avec le travail de solidarité avec les Algériens : « c’est du boulot de bonnes sœurs ! », avait-il lancé un jour. C’est que le travail anti-militariste classique dont il était un spécialiste à l’époque de la guerre mondiale n’était plus à l’ordre du jour dès lors que le mouvement ouvrier n’avait ni su, ni voulu s’appuyer sur le mouvement spontané de révolte et de blocage des trains pour empêcher le départ du contingent en Algérie…
Le travail Algérie, c’est par exemple un dimanche de 1960, où Roland charge dans sa voiture, avec Jean, machine à écrire, ronéo, pots de peinture et pinceaux, colle, affichettes et papier, ils embarquent à Evreux un contact étudiant donné par la structure nationale de « Jeune Résistance » et ils partent en expédition pour l’ université de Caen. Ce garçon met à leur disposition la chambre d’un autre étudiant, ils y adaptent le tract national JR en fonction des indications qu’il leur fournit. Jean part distribuer à l’’intérieur de l’Université fermée. Ils écrivent sur un mur jaune tout neuf "GREVE AUX ARMEES JR » en lettres noires de 1,50 mètre de haut. Puis collage aux endroits sensibles de la ville avant de rentrer...
Mais dans le même temps, le rayon d’action de la cellule s’étend à la vallée de la Seine. A Mantes, c’est Lucien Fauchereau, un ouvrier de la cimenterie, ancien de la Fédération Communiste libertaire, qui a été gagné. Dans la région rouennaise, le contact a été renoué avec un cheminot de Sotteville qui avait pris contact avec le PCI après la guerre, Charles Marie, dont le pseudonyme fut « Cadot » au Comité Central. Au PSU, il s’est lié avec des journalistes de Paris-Normandie. Son fils, compagnon de route du PCI, sera intégré dans le travail d’aide à la Révolution algérienne.
Manifestation du 10 septembre 1957.
Des réunions ont lieu en gros tous les mois, auxquelles participent au moins Bocquet, Fontaine et Vacher et quelquefois Houdet. Jack se souvient d’actions de collage de « la Vérité des travailleurs » de nuit sur les quais, avec mille précautions, pour s’adresser au bastion syndical et ouvrier des dockers… C’est chez un ancien directeur d’école en disponibilité pour maladie, romancier à ses heures [11], Pierre Mania, qu’on se réunit. Chez lui comme chez Lucien, du matériel d’impression clandestin est installé. C’est Roland qui fait le rapport politique. Comme membre du BP, il se rend en voiture aux réunions à Paris presque tous les samedis après-midi. Quand il n’y avait pas de réunion de « cellule vallée de Seine » à brève échéance, Charles Marie venait le dimanche après-midi chez Roland pour être tenu au courant. Roland ne consacrait guère de temps à sa femme et à son garçon, et les relations étaient tendues. La cellule « vallée de Seine » ne continue pas à fonctionner après la fin de la guerre d’Algérie.
En 62, la cellule de Vernon demande son adhésion collective au PCF qui refuse. Le rédacteur du supplément départemental à « l’Humanité dimanche » du 1er juillet s’étrangle d’indignation : « ce groupuscule qui n’hésite pas à employer une phraséologie révolutionnaire pour empêcher toute action immédiate « . Houdet, Vacher, Bocquet et quelques autres influencés par eux entrent ensemble au PSU, où ils rejoignent la tendance « socialiste révolutionnaire » (SR), animée par des membres du PCI comme Michel Lequenne et Albert Roux, et aussi par nombre de « vieux trotskystes » comme Yvan Craipeau..
Deux délégués « lutte de classe » au congrès de la Fédération nationale des travailleurs de l’Etat de 1962.
Dès le premier congrès fédéral à Louviers, ils se heurtent violemment à Mendès France, « patron du département », qui a organisé la répression au début de la guerre quand il était au gouvernement en envoyant les premières troupes en Algérie en 1954 ;
Ancien du parti radical, il représente la droite du PSU et arrive avec son paquet de cartes : Quand les trotskistes l’interpellent : « Nous on a des copains qui dérouillent là-bas en ce moment ! ». Il n’a rien à répondre.
La section de Vernon du PSU compte une quinzaine de membres dont beaucoup sont enseignants. Le secrétaire, Denis Fimbel, est métreur dans le bâtiment, militant CGT venu au PSU par le journal « Tribune du communisme » [12], il voit arriver les trotskystes avec sympathie et rejoindra bientôt non seulement le courant socialiste-révolutionnaire du PSU, mais la IVe Internationale en 63 (suivi par un jeune d’origine polonaise, qui travaille alors aussi dans le bâtiment et deviendra une figure des cheminots révolutionnaires de Rouen : Henri Obrevski). Avide d’apprendre, dynamique, il est la cheville ouvrière de l’activité et représente les SR dans les instances départementales du PSU, ce qui lui coûte énormément [13]. De septembre 62 à mai 64, la vie de la section est rythmée par le travail autour de la feuille mensuelle à destination des entreprises : « La Commune », réalisée en liaison avec le réseau des feuilles du courant SR qu’organise le vétéran André Calvès [14]. Celui-ci vient d’ailleurs à Vernon chez un Breton comme lui, Pierre Perronne, expliquer la technique de « l’écho de boîte » : comment à partir d’un petit fait développer tout un raisonnement politique en quelques lignes. Jack, qui maîtrise très vite cette technique, se souvient d’avoir vu cet extraordinaire conteur vider une bouteille de calva tout seul en une soirée, tout en démontrant que si on veut vraiment gagner un franc d’augmentation, un franc qui dure, il faut l’échelle mobile des salaires, et pour obtenir ça, il n’y a pas d’autre moyen que de faire la révolution…
Le bulletin, tiré sur une vieille ronéo chez Jack, puis chez un sympathisant qui travaille à l’entretien, Pallois [15], est alimenté par des informateurs (dont des Algériens) qui donnent des tuyaux et diffusent des petits paquets à l’intérieur des usines. Il est distribué à 2 ou 3000 exemplaires – selon les infos – en particulier à la Samm, chez Lanctuit (15 syndiqués CGT), chez Wonder (un militant PSU y est contremaître), Jacquet, Bata, la Fonderie Paris-Seine et bien sûr à l’entrée du LRBA par les copains eux-mêmes. A leur sortie du PSU fin 64, la section décide de se dissoudre, le nouveau bulletin « le Militant » n’aura que deux numéros puis sera arrêté [16].
La fin de la guerre d’Algérie a donc ouvert une nouvelle période marquée par des difficultés croissantes. Un certain nombre d’Algériens avec lesquels des liens de solidarité avaient été crées sont rentrés au pays ; les cadres du FLN avec lesquels un travail était engagé ne reculent pas devant la violence et la calomnie pour tenter de discréditer les militants français auprès des travailleurs algériens, au motif que ceux-ci sont favorables à la radicalisation et soutiennent de façon critique les mesures de Ben Bella qui vont dans le sens de l’autogestion socialiste. Dans le PCI, ceux qui pensent qu’Alger devient le siège de la révolution mondiale s’organisent pour débarquer la direction majoritaire de l’Internationale représentée en France par Pierre Frank-Michel Lequenne. Roland vit mal les tensions très vives qu’il subit chaque semaine au BP, mais fait son possible pour en préserver Vernon. Il se trouve que Jean Bocquet, élu plus tard au CC après le départ de Roland de Vernon, est gagné aux positions « pablistes », et l’ambiance commence à s’en ressentir. S’y ajoute un épisode personnellement douloureux : Jean est revenu d’Algérie malade, il doit être opéré et demande à Roland de prendre soin de sa famille. Alors que les liens militants et d’amitié étaient forts, à son retour, Jean donne crédit à des rumeurs selon lesquelles Roland aurait tenté de « profiter de la situation ». Celui-ci tente de se disculper, mais il ne sera pas entendu. C’est un des éléments qui fera basculer Roland dans une dépression profonde dont il mettra plusieurs années à se remettre. Il part en 64 à Briançon pour se soigner sur décision du médecin du travail de l’entreprise, démissionne du PCI et quitte le LRBA et Vernon pour la région parisienne en 65, travaille dans diverses entreprises et reprend une formation professionnelle. Il ne renoue avec l’action militante qu’en 1969 à l’Alsthom de Saint Ouen dans les rangs de la Ligue Communiste [17].
Il n’y a plus de cellule du PCI. Jack Houdet et Jean Bocquet gardent des relations correctes, animent le syndicat ensemble, dirigent les grèves de mai 68 à Vernon. 12 nouveaux syndicats CGT sont crées. Jacques est élu secrétaire de l’UL CGT en septembre lors d’un congrès où chaque syndicat désigne au moins deux membres à la commission administrative, provoquant la rage de l’Union départementale [18]. Il a par ailleurs le plaisir de se trouver à l’unisson avec sa plus jeune fille Véronique, employée à la Sécurité sociale où elle est entrée à 16 ans, et qui sera militante avec lui pendant plusieurs années. Bocquet, qui a gardé le contact avec la TMRI (l’organisation « pabliste »), a assisté au renouveau du « courant Frank » à partir de 67 autour du Comité Vietnam avec des jeunes qui étudient à Rouen (Jean-Claude Mary [19], Michel Verrier [20], et surtout José Pérez [21]). Jack vit cette période avec enthousiasme. Marie-France Ordonez se souvient d’un imposant bonhomme qui, sur le marché lors d’une initiative de l’important « Comité Vietnam », attendait de pied ferme les gros bras du député UDR Tomasini, un manche de pioche à la main. Elle se souvient plus encore d’un « intello » (!) qui ne parlait pas beaucoup, mais qui impressionnait tous les jeunes par l’étendue de ses connaissances et la pertinence de ses interventions.
En 70, Jack et un jeune de l’entreprise de 19 ans, sympathisant de la Ligue et syndiqué CGT, Dominique Rousseau [22], sont frappés d’une mise à pied : ces « travailleurs de l’Etat dépendant du ministère de la défense » avaient été contrôlés en train de coller en ville une affiche de soutien à trois appelés du contingent emprisonnés pour activité anti-militariste. Il y a un troisième larron, Floréal Ordonez-Aurioles, jeune métallo de nationalité espagnole, qui risque de ce fait l’expulsion, ainsi que sa mère … L’UD CGT refuse tout soutien, ce qui n’a rien d’étonnant, seul le syndicat du LRBA est à leurs côtés, en particulier lors d’un meeting en ville. Mais Jack vivra mal le fait que Jean Bocquet ne soit pas présent à la manifestation qui se rend du centre-ville à la caserne, ni au procès à Evreux qui voit 1000 personnes manifester devant le tribunal, avec en tête Krivine et le député PSU Rocard bras dessus-bras dessous [23]. C’est essentiellement grâce à la mobilisation extérieure que Houdet et Rousseau sont réintégrés (avec perte d’un échelon), et qu’Ordonez n’est pas inquiété davantage. Les deux jeunes, secoués, abandonnent le militantisme (D.Rousseau continuera au syndicat). Jean Bocquet, jusqu’à ce qu’il obtienne sa mutation pour le midi en 75, fait partie de l’équipe d’animation du syndicat sur une base incontestablement « lutte de classe », mais plus conciliante à l’égard du PCF et du Programme Commun d’Union de la Gauche que Jack, qui lui n’est plus membre du Conseil syndical à partir de 72. Jack restera profondément marqué par cet épisode et l’attitude de ses camarades à ce moment restera toujours la pierre angulaire de son jugement sur eux, même quand ils évoluent favorablement (après 81 notamment). Par ailleurs, il a particulièrement mal vécu les illusions propagées par une partie des dirigeants de la jeune Ligue Communiste (en particulier… Gérard Filoche) lors de l’adhésion d’un vétéran du PCF, Gilbert Hernot. Montée en épingle, elle a donné lieu à un tournée nationale de meetings et à une brochure orientée « contre la fraction du PCF dans la CGT », car prévaut la conviction triomphaliste que cette affaire doit servir de bélier pour détacher du PCF les « pans entiers » qui ont compris la trahison de leur parti en 68. Il s’agit, par une campagne dynamique, de leur donner ainsi confiance en la capacité de la Ligue Communiste à les accueillir [24]. Jack a eu le sentiment amer de ne pas être écouté, alors que son expérience et quelques tests pratiques (distribution sur les marchés de la vallée de l’Andelle) lui ont permis de comprendre tout de suite que Gilbert était déjà un homme brisé par l’appareil, déformé par son fonctionnement et sans base locale à la fois consistante et capable de tenir le choc [25]. Malgré tout, Jack reste très actif, comme en 71 lors de la lutte contre le transfert à la Société Européenne de Propulsion, donc au privé, des activités propulsion à ergols liquides du LRBA. Elle sera finalement perdue et l’entreprise sera scindée en deux, cela ne sera pas sans effets sur le moral des plus combatifs. Mais, comme si c’était une évidence, les propositions d’organisation des marxistes-révolutionnaires [26] sont hégémomiques dans la CGT et emportent l’adhésion du personnel : assemblées générales élisant un comité de 70 délégué-e-révocables (un pour 20), qui désigne un bureau….
Piquet de grève en 1971.
La section de la LC, avec son cercle ouvrier « La lutte continue » et son « Cercle rouge lycéen » [27], connaît un fort développement (16 membres et 2 cellules en 71, tract mensuel sur 5 entreprises). Au lycée, en 68-69, l’administration croit avoir trouvé une bonne raison de se débarrasser d’un prof auxiliaire, ancien président de l’Unef de Rouen et militant connu de la LC. Jean-Marie Canu a osé faire lire « Le Mur » de Sartre à ses élèves de BEP ; la cité scolaire entière s’embrase pour 8 jours d’occupation avec piquet jour et nuit, les externes viennent dormir à l’internat. J.-M. Canu est réintégré mais muté, c’est une victoire. Marie-France Ordonez [28], une de ses élèves (dont la lettre ouverte à Sartre aura un certain retentissement), se souvient que leur bulletin ronéoté « l’apprenti enchaîné » se vendait à 70 exemplaires chaque semaine. Elle n’est pas la seule enfant de réfugiés politiques espagnols à vibrer à l’unisson du renouveau de la contestation outre-Pyrénées. La contestation gagne le Foyer de Jeunes Travailleurs, où elle résidera lorsqu’elle aura trouvé un boulot de secrétaire dans une petite boîte, ainsi que deux lycéennes, Brigitte Stuhec et Maryvonne Kériel [29], qui multiplient les débats informels et les invitations à participer aux manifs, à Paris entre autres.
Le recrutement de lycéens continuera sur cette lancée avant de se tarir dès le milieu des années 70 [30], tandis que le nombre de militant-e-s et leur influence, de décroissent fortement (les jeunes sont contraints de partir pour le travail ou les études, le PS et le PCF occupent l’espace avec les espoirs et la dynamique suscités par le « Programme commun »)…
A Gisors aussi, la Ligue gagne des jeunes militants (dont deux issus du PCF). Jack est vraiment le grand aîné. A 47 ans, « Henri » est l’un des plus âgés parmi les délégué-e-s au 2e congrès de la LC qui se tient à Rouen en mai 71. Il est candidat à l’élection législative à Vernon en 73. En 78 il est encore candidat, puis une dernière fois à l’élection partielle de 80. S’il est membre de la direction départementale, il est de nouveau quasiment le seul militant à Vernon, la campagne se fait grâce aux renforts venus d’Evreux et de Louviers, où l’organisation a recruté. Il développe encore une grosse activité dans le mouvement « Union dans les luttes », regroupement de militants de toutes origines pour battre Giscard en 81, frontalement contre le PCF qui tire un trait d’égalité entre le PS et la droite, avant de se précipiter au gouvernement. En 82, il organise une occupation du siège du député avec son syndicat pour exiger que les engagements minimaux pris par ce gouvernement soient tenus. Puis il part à la retraite, déménage pour Gaillon et se met en retrait. La LCR disparaît du paysage jusqu’en 2002, avec les premières adhésions sur la base de la candidature d’Olivier Besancenot.
Pierre Vandevoorde le 23 mars 2015
Tentative de synthèse à l’imperfection assumée, élaborée à partir de discussions avec Roland Vacher et Jack Houdet séparément, et aussi ensemble le 12 juillet 2007 à Louviers, d’un entretien avec Jean-Pierre Pallois, de plusieurs avec Marie-France Ordonez et d’échanges téléphoniques avec Denis Fimbel le 15 septembre 2007, avec Louis Fontaine les 7 et le 22 mars et avec Jean Bocquet le 23 mars 2015.
R.Vacher, L.Fontaine, J.Bocquet et M-F.Ordonez ont accepté de relire ce document. Il doit beaucoup aux contributions de R.Vacher à chaque étape de son élaboration.
Annexe : JANUEL Camille, Claude. dit LAUGEN
Notice rédigée par le vétéran et dirigeant de la IVe Internationale R.Prager pour le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (« le Maîtron ») et qui n’a pas été retenue pour une raison inconnue.
Camille Januel
Né le 4 décembre 1916 à Sàint-Étienne (Loire). Camille Januel fut employé dès sa sortie de l’école communale à l’ArsenaI de Puteaux (Seine) comme dessinateur. Gagné aux thèses trotskystes, il devint membre du comité provisoire de la Fédération des pionniers rouges fondée le 11 novembre 1936 par Roger Foirier ( voir ce nom). Camille Januel appartenait également au Comité centrai du Parti communiste internationaliste de Pierre Frank et Raymond Molinier. Il fut incorporé le 1er septembre 1937 au 1er régiment de Strasbourg : un rapport de police daté du 2 novembre, le présentait comme « chargé plus spécialement de la propagande antimilitariste » au sein du PCI.
Fait prisonnier en 1940, il réussit à s’évader de son camp en Allemagne, grâce à l’aide d’Auguste Caillon (voir ce nom), requis comme travailleur, et qui lui passa ses papiers maquillés. L’affaire échoua, puisque Caillon fut arrêté tandis que Januel, qui avait réussi à regagner la France, fut arrêté à son tour lors de sa tentative de passer en zone libre.
Après la Guerre, Januel reprit sa place dans l’organisation trotskyste unifiée, le Parti communiste internationaliste, et se maria le 6 juillet 1946, à Puteaux avec Ingeborg Müzel. Mais il ne semble pas avoir vécu longtemps avec elle, puisqu’en 1950 il se lia avec celle qui allait être la compagne de sa vie, Jacqueline Glas, ex-avocate du barreau de Paris, dont il eut ses deux enfants Frank et Barbara.
1950, c’est aussi l’année où il entre, à Vernon, au Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamique (LRBA), dépendant du ministère de l’Armement, où allait être mise au point la fusée Ariane. Bien qu’il fût connu comme militant trotskyste, il parvint, à la fois grâce à son prestige personnel et à la malversation d’un précédent secrétaire membre du PCF, à prendre la direction du syndicat CGT, majoritaire dans l’entreprise du fait du poids du secteur ouvrier.
En 1952, la scission du PCI l’amène à se ranger dans la minorité dite « pabliste » (majorité internationale), plus par fidélité ancienne avec Pierre Frank que par conviction de la justesse de la ligne, dite d’« entrisme sui generis », qu’il n’appliquera pas. Au contraire, en 1956. dès le retour des premiers rappelés pour la guerre d’Algérie et le vote des « pouvoirs spéciaux » par le PCF, il réussit à former une cellule entière du PCI (IV°) comprenant six ouvriers hautement qualifiés, le technicien Roland Vacher (voir ce nom) et lui-même, dessinateur. En quelques années, cette cellule mène son action sur toute la vallée de la Seine, d’Elisabethville (près de Mantes) à Rouen, à la fois par des interventions syndicales, des actions de soutien à la révolution algérienne et d’aide aux insoumis (Jeune Résistance), enfin la création d’une école locale d’alphabétisation des travailleurs algériens. Cette riche activité fut partagée par de nombreux militants.
Camille Januel s’imposait par ses capacités de pédagogue révolutionnaire. « Autour de sa table à dessin, écrit Roland Vacher, des dizaines d’ouvriers et de techniciens défilaient, souvent accroupis sous la fenêtre pour se cacher, l’écoutant parler de l’histoire du mouvement ouvrier, de Juin 36, du mouvement communiste international, de littérature... Camille était intarissable, il expliquait aussi les événements politiques du jour. Il a formé ainsi de nombreux militants. Il faisait partie de ces anciens militants ouvriers qui transmettaient tout leur savoir en même temps que leur savoir-faire à tous leurs compagnons ». Une telle influence finit par inquiéter la direction de cette entreprise de « défense nationale » et Januel fut déplacé dans un lieu retiré : un tunnel de tir où les entrées étaient rigoureusement contrôlées par des gardiens.
Progressivement. Januel fut ainsi conduit à renoncer à toute activité, et il se consacra alors à l’éducation de ses enfants. Il est mort le 20 juillet 2000.
Rodolphe Prager