Alors que notre courant existe et pèse à Vernon depuis le début des années 50, qu’il y pèse depuis 56 et que la campagne Krivine a permis de lancer une section dynamique à Evreux, Louviers est restée longtemps insensible. Sans doute les spécificités de cette ville de 20 000 habitants y sont-elles pour quelque chose : vieille implantation radicale-socialiste (Mendès France) ; mouvement ouvrier faible qui ne commence réellement à se développer qu’avec les grèves de 36 ; expérience d’une municipalité hors normes qui se met au service du mouvement de Mai 68, est torpillée par le petit PCF anti-gauchiste qui fait démissionner ses conseillers, provoquant de nouvelles élections que la droite revancharde remporte. Le PCF ne s’en remettra jamais, l’espace à « la gauche de la gauche » est désormais occupé par le Comité d’Action de Gauche (CAG), regroupement qui va des nostalgiques de Mendes aux amis de la Fédération Anarchiste, et réunit chaque vendredi soir au moins une cinquantaine de personnes sous l’égide de l’ancien maire aussi anarchisant qu’autoritaire Ernest Martin
Après 68, quatre lycéennes sont gagnées aux Comités Rouges en arrivant à la fac. Elles vendent Rouge assez régulièrement sur le marché le samedi matin, puis s’éloignent géographiquement et/ou politiquement à partir de 1971, sauf l’une d’entre elles, Yvonne Py, aujourd’hui disparue.
Pendant la campagne présidentielle de 1969, elles organisent une réunion publique ; les membres du CAG s’étaient bien déplacés en nombre pour voir « les révolutionnaires de Rouen », mais après l’exposé de Gérard Filoche, le docteur Martin, avait rapidement fermé le ban en décrétant que les trotskystes n’étaient que des staliniens qui n’avaient pas réussi. La section d’Evreux, forte d’une petite vingtaine de membres, assure toutefois une présence régulière sur le marché, ainsi que des collages épisodiques.
A la rentrée 71, William Salhen, un militant de la Ligue Communiste de Montpellier, revient du service militaire et prend son premier poste de maître-auxiliaire de lettres-histoire au CET industriel. Il commence aussitôt à militer à la CGT. Parallèlement, Pierre Vandevoorde, un étudiant membre de la section locale du PSU quitte ce parti pour la Ligue avec plusieurs autres militants de la région membres de la « tendance marxiste révolutionnaire » Ses convictions et ses attaches catholiques le retiennent d’y adhérer formellement avant la fin 73. Ils apprendront peu à peu à se connaître et à s’estimer en particulier dans les comités de soutien aux luttes ouvrières de Pleyel, puis de Zimmerfer [1]. Toutefois ils habitent et militent pour l’essentiel à Rouen.
Une militante d’Evreux (gagnée à Vernon), Maryvonne Keriel, a trouvé un emploi de secrétaire chez un dentiste à Louviers, elle entreprend de s’insérer dans la petite union locale CFDT dont les militants se réunissent à une dizaine tous les lundis soirs [2]. Les choses changent à partir de septembre 74. Jean-Claude Leclerc, un militant cheminot qui anime avec fougue la CGT de Rouen-gare, se voit contraint par les pressions de la direction et de l’appareil de la CGT d’accepter une mutation et se retrouve à la gare de Louviers (3 employés). La direction de ville de la LCR de Rouen pousse alors à la création d’une cellule Louviers et demande à William et Pierre de la rejoindre. C’est le début de la parution à peu près mensuelle du bulletin - intitulé pendant de nombreuses années La Lutte Continue - distribué sur le marché et aux portes des entreprises suivantes : les piles Wonder (1300 personnes), les disques Cidis (ex-Philips) (800), les antennes Portenseigne (1000). Il est pris en charge par un comité Rouge, groupe de sympathisants qui se réunit alors toutes les semaines et compte dans ses rangs 4 à 6 enseignant(e)s jeunes et moins jeunes. Un meeting Krivine marque cette période : un succès, la salle de la maison des syndicats est bondée : près de 100 personnes [3]… et dans l’assistance, un tout jeune ouvrier portugais, manœuvre chez Wonder, qui ne tarde pas à prendre contact sur le marché.
Manuel De Jesus, à peine 17 ans, est arrivé en France pour entrer au collège. Ses parents ont émigré pour être sûrs que leur fils unique échappera à la guerre coloniale en Afrique. Il « marche très bien » à l’école, mais pas question de continuer après le collège. Il a compensé cette frustration en s’intégrant à l’animation de l’UL CFDT, où il est introduit par un militant de l’ACO (Action Catholique Ouvrière) et de l’ASTI (Association de solidarité avec les travailleurs migrants) qui avait pris en charge l’accueil de sa famille. Il n’est venu au syndicat que sur le tard, par l’ACO. Technicien chez Wonder, c’est lui qui l’y a fait entrer. Manuel tente de faire sa place dans cette section syndicale bloquée par un vieux bureaucrate fort en gueule, connseiller prud’homal et membre du CAG. Il est avide de connaissances et fasciné par la révolution en marche dans son pays depuis plusieurs mois. Au désespoir de ses parents, il prend sur son sommeil pour lire, les choses vont très vite…
Sur le marché encore, une figure du mouvement ouvrier a repris contact avec la Ligue : Gilbert Hernot, « démissionné » du bureau de l’UD CGT en 70 par communication dans Paris Normandie à l’annonce de son passage du PCF à la LC. C’est « l’affaire Hernot », racontée dans la brochure « le syndicat est l’arme de tous les travailleurs » [4], à l’époque des illusions (de Filoche en particulier) sur « les pans entiers du PCF qui allaient nous rejoindre » ; Gilbert, qui a tâté du bagne en son temps pour « propagande anti-militariste » après le pacte germano-soviétique, est convaincu qu’après la trahison du PCF en 68 il faut construire un parti révolutionnaire. Mais c’est aussi un permanent de longue date formé à l’école autoritaire-élitiste, la dernière chose à faire était de le placer sur un piédestal. Après une tournée de meetings triomphalistes, il avait bien fallu se rendre a l’évidence de l’échec Nous le retrouvons après une période très difficile, remarié, embauché dans une très petite boîte de la métallurgie où il a crée tambour battant une section CFDT…
A la rentrée 75, un couple de militants d’Evreux s’installe à Louviers. Serge Feret, maître-auxiliaire de dessin industriel, entame son service militaire à Rouen, mais la création d’un comité de soldats lui vaut une mutation disciplinaire à Lille. Marie-France Ordonez est secrétaire au lycée. Elle s’engage avec Manuel dans la création d’un comité de quartier parmi les locataires des immeubles de la ZAC de la Justice, et ça marche bien, avec jusqu’à 50 personnes dans les différentes commissions de travail, puis au retour de Serge en août une grève des loyers de 6 mois. La municipalité, qui se veut autogestionnaire mais est coupée du terrain, soutient, admirative. L’association ne parvient pas à se maintenir à se niveau mais c’est naturellement vers Serge et Marie-France que se tourne un jeune couple qui arrive du Berry au printemps 78 : Gérard Prévost, ouvrier d’une petite boîte « délocalisée », et Hélène Dray, qui entre comme infirmière à l’hôpital. Gérard commence à militer à la CGT et intègre vite la commission exécutive de l’UL. Pas « repéré », il se frotte aux animateurs PCF de la CGT sans avoir à subir la pression des « staliniens », contrairement à William, pour qui chaque réunion ou presque est une occasion d’affrontement. Il ne peut tenir le coup que parce qu’il a derrière lui sa section du CET, représentative et combative. Dans la diversité de ses adhérent-e-s, elle le confirme à chaque occasion comme secrétaire, et les opérations tortueuses et télécommandées pour le débarquer n’ont pourtant pas manqué. L’entreprise de Gérard, dit Gerbaud, va connaître un incendie aussi opportun que louche, à la suite duquel il se retrouve au chômage, fait une formation en CFA qui lui permet d’entrer en 81 chez Renault à Cléon, selon les recommandations de l’organisation qui organise un nouveau « tournant ouvrier ».
La première crise arrive à la fin 75, dans la foulée de l’offensive du pouvoir contre les comités de soldats et les structures du mouvement de solidarité : perquisitions dans tout le pays, quelques arrestations… Jean-Claude est persuadé qu’il faudrait être offensifs, faire une pétition de masse et des actions spectaculaires, au lieu de quoi se développe une campagne démocratique qu’il juge trop tiède ; lui, si enthousiaste, annonce brusquement sa démission, laissant militants et sympathisants pantois et désorientés… [5]
Au printemps 76, l’usine Wonder connaît une grande grève de 3 semaines. Manuel fait ses premières armes d’animateur de lutte. La direction Wonder, avec le « syndicat » CFT à sa solde, veut interdire l’accès de l’usine aux grévistes. Manuel encourage les travailleurs à passer outre. Il tient tête au chef du personnel, Dupond, qui s’est mis en sentinelle sur la passerelle. Fou de rage de voir un jeune lui damer le pion, il le gifle. Ce qui vaut immédiatement à Manuel un grand prestige. Gilbert, en habitué de la mécanique répressive, organise immédiatement le « nettoyage » de l’appartement des parents de Manuel, médusés, et on met tout en place pour empêcher une possible expulsion « pour trouble à l’ordre public », d’autant moins invraisemblable que ce jeune militant bouillant n’est pas de la dernière discrétion sur son engagement politique, en dépit des blâmes et mises en gardes de ses aîné-e-s. Heureusement, il ne se passera rien de plus. Depuis un an, Manuel avait commencé à discuter avec un autre jeune Portugais, Antonio de Abreu, et une jeune ouvrière, Martine Pingué. L’expérience de la grève les enthousiasme et les soude. Wonder devient « le laboratoire » de notre intervention ouvrière : la première feuille propre à la boîte sort début 78, avec en première page un dessin de Tonio. C’est le début d’un « groupe Taupe » qui s’élargit vite à des sympathisant-e-s de plusieurs boîtes.
Par delà les trajectoires individuelles, les fermetures, les sales coups mais aussi les hauts faits, les fondements de notre intervention en entreprise jusqu’à aujourd’hui sont posés [6].
Pierre Vandevoorde, le 3 janvier 2016