Au lendemain de l’investiture de Donald Trump, ce samedi, près de 200 000 personnes ont prévu de défiler à Washington DC. D’abord initiative individuelle sur les réseaux sociaux venue d’une avocate retraitée d’Hawaï, qui a pris une ampleur considérable ces dernières semaines, cette Women’s March dans la capitale américaine et dans 370 autres villes dans le monde ne se veut « pas anti-Trump », expliquent ses organisatrices. Mais « pro-femmes » : « C’est le prolongement des luttes que les femmes mènent depuis des années. »
Si le mot d’ordre n’est pas frontalement une protestation contre le président élu, de nombreuses voix se font entendre pour la présenter comme telle. « Nous marchons parce que nous avons survécu à une douloureuse campagne, qui a commencé trop tôt et est allée trop loin, écrit par exemple Susan Campbell, universitaire et chroniqueuse, dans une tribune reprise par plusieurs sites américains [2]. Nous marchons parce que le candidat républicain a mené une campagne fondée sur la haine et l’intolérance. Et maintenant, ceux d’entre nous qu’il voudrait dénigrer ou pire ont hâte de lui donner un aperçu de ce qui l’attend pour les quatre prochaines années. Bienvenue à Washington, Monsieur le Président. » Personne n’a oublié les saillies sexistes et misogynes de Donald Trump, qui s’était un jour vanté d’« attraper par la chatte » et d’embrasser des femmes sans leur consentement. Ni ses propos xénophobes, racistes ou islamophobes.
Sexe, classe, race
Le mouvement, aujourd’hui structuré autour de plusieurs organisations féministes, de défense des minorités ou de défense des libertés (Planned Parenthood, Amnesty International, National Association for the Advancement of Colored People, etc.), se veut très inclusif : il « rassemble tous les genres, toutes les générations, les races, les cultures, les affiliations politiques et les parcours personnels […] pour affirmer notre humanité partagée, et prononcer un message courageux de résistance et d’auto-détermination ». Sur la page Facebook de l’événement [3], certaines femmes blanches ont d’ailleurs exprimé leur malaise, se sentant dépossédées ou marginalisées par des discussions autour des inégalités raciales. Un post avec une citation de la féministe noire Bell Hooks, appelant à « affronter la manière dont des femmes, que ce soit par le sexe, la classe ou la race, ont dominé et exploité d’autres femmes », a notamment cristallisé la gêne. En réponse, une femme du New Jersey a écrit qu’elle « commençait à ne plus se sentir la bienvenue dans cette démarche ».
Dans un document qui résume leurs positions [4] – qui vont de l’égalité salariale au congé parental en passant par le mariage homosexuel, la lutte contre le racisme, les violences policières et « l’incarcération de masse » –, les organisatrices font converger les combats de mouvements aussi divers et radicaux que l’American Indian Movement, Occupy Wall Street, Marriage Equality ou encore Black Lives Matter. La marche se place sous le haut patronage de grandes figures féministes de toutes générations et tous horizons, à l’instar de l’ancienne chef de la nation Cherokee Wilma Mankiller, l’activiste transgenre Sylvia Rivera (décédée en 2002), Malala Yousafzai, militante pakistanaise des droits des femmes et prix Nobel de la paix, ou encore la syndicaliste paysanne Dolores Huerta.
Abolitionnistes et suffragistes
La manifestation se réclame également de l’héritage des mouvements abolitionnistes, et veut marcher dans les pas de Martin Luther King – le défilé de samedi fait écho, dans l’imaginaire américain, aux grandes marches pour les droits civiques. Et notamment la « Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté », en août 1963, qui avait vu défiler 200 000 personnes, dont 80% d’Afro-Américains. Mais pas seulement : plusieurs médias américains font ces jours-ci le parallèle entre le défilé de ce samedi et une marche suffragiste, à Washington DC également, il y a plus d’un siècle.
Cette fois-là, elle a eu lieu la veille de l’investiture de Woodrow Wilson en 1913, pour demander le droit de vote pour les femmes. Plus de 5 000 Américains, femmes et hommes, pionniers du féminisme et venant de tout le pays, sont venus « marcher pour protester contre l’organisation politique de la société, dont les femmes sont exclues », avance un tract de l’époque, cité dans un texte de la Bibliothèque du Congrès [5].
Menée par Inez Milholland, une avocate et correspondante de guerre au rôle prépondérant dans le féminisme américain, la marche du 3 mars 1913 a défilé le long de Pennsylvania Avenue. « Habillée d’une cape blanche et à califourchon sur un cheval blanc, l’avocate Inez Milholland a mené la grande parade pour le vote des femmes dans la capitale de la nation, détaille l’article de la Bibliothèque du Congrès. Derrière, elle s’étirait un long cortège, avec neuf fanfares, quatre brigades montées, environ 24 chars, et plus de 5 000 marcheurs. »
A la fin du défilé, les manifestants ont chorégraphié des tableaux allégoriques – la Charité, la Liberté, la Paix, l’Espoir… – au son des trompettes. « Un des spectacles les plus beaux et impressionnants jamais donné dans ce pays », s’enthousiasme à l’époque le New York Times. Les Américaines n’ont obtenu le droit de vote que sept ans plus tard, avec le 19e Amendement. A une femme molestée pendant la manifestation, un homme aurait répondu, selon une audition du Sénat : « Rien ne serait arrivé si vous étiez restée à la maison. »
Isabelle Hanne