Un rapport de la Banque mondiale du 26 mars 2006 estime qu’avec une croissance prévue de 2,8 % en 2006 « l’économie japonaise prouve qu’elle est enfin sortie de sa longue période de stagnation, qui a duré dix ans ». Mais, pour des millions de jeunes Japonais, l’avenir n’apparaît pas assuré. Depuis que le pays s’est perdu dans les abîmes de la récession, il y a une décennie, ils doivent apprendre à vivre au jour le jour.
Jeune femme de 28 ans, Mme Hiroko Nomura peine depuis qu’elle est sortie de l’université Waseda à Tokyo, en mars 2000. Cette année-là, le taux d’embauche (1) des jeunes diplômés est passé pour la première fois sous la barre des 60 %, pour atteindre 55,8 %. Comme certains de ses amis, Mme Nomura s’est retrouvée sans emploi, livrée à elle-même. « Après avoir envoyé sans succès une soixantaine de CV, j’étais prête à accepter n’importe quel poste », explique-t-elle. Elle qui avait un temps envisagé de travailler dans le design a finalement été embauchée dans une entreprise de publicité pour un salaire mensuel de 150 000 yens (1 050 euros). « J’étais heureuse d’avoir échappé au chômage », reconnaît-elle, même si elle a rapidement déchanté. « Les heures supplémentaires, le stress et le temps passé dans les transports ont eu raison de ma santé. » D’autant que ses conditions de travail et son salaire ne semblaient pas pouvoir évoluer. Mme Nomura a préféré démissionner.
Des milliers de jeunes connaissent les mêmes difficultés, car les offres d’emplois se sont fortement réduites, même si les données publiées en avril semblent plus favorables : pour la première fois depuis 1995, les nouveaux contrats à durée indéterminée (CDI) sont plus nombreux que ceux à durée déterminée (CDD) (2).
A Tokyo, face à la gare de Shibuya, l’un des quartiers les plus populaires de la capitale, Young Hallo Work, l’agence pour l’emploi réservée aux personnes de moins de 30 ans, ne désemplit pas. Des centaines de jeunes y viennent dans l’espoir de décrocher un CDI qui leur permettrait de sortir des petits boulots. Selon les données officielles, le Japon comptait en 2004 (dernière statistique connue) quelque 4 millions de freeters parmi les 15-34 ans. Le mot freeter, néologisme formé à partir du terme anglais free (liberté) et du mot allemand Arbeiter (travailleur), désignait, à l’origine, des jeunes refusant de rentrer dans les normes habituelles du travail (l’emploi à vie) et optant pour des CDD. Avec la crise, le choix n’existe presque plus, et les petits boulots sont le plus souvent subis. Les freeters représentent désormais un jeune actif de 15 à 34 ans sur cinq. Leurs revenus se situent entre 100 000 et 200 000 yens par mois, soit environ un tiers de ce que gagne un salarié ordinaire.
Autre sujet de préoccupation, la forte progression du nombre des « Nito » (de l’acronyme anglais NEET pour « Not in education, employment or training » – personnes n’étant ni dans le système éducatif, ni en emploi, ni en formation) ; 40 % d’entre eux n’ont aucune qualification et pratiquement aucune chance de s’insérer dans la société. Comme ils n’ont jamais travaillé, ils ne reçoivent aucune indemnité de chômage. On les estime à environ 850 000 personnes. Une paupérisation accélérée de la société en découle. Le taux de pauvreté, défini par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et qui désigne la part des personnes dont les revenus sont inférieurs à la moitié du revenu moyen du pays, était en 2005 supérieur à 14 %, trois fois plus que celui du Danemark ou de la Suède. Des trente pays membres de l’OCDE, seuls les Etats-Unis et le Mexique affichent des chiffres plus mauvais.
Si, à la fin des années 1970, la très grande majorité des Japonais affirmaient appartenir à la classe moyenne (chûryû), trente ans plus tard ils estiment massivement que la récente évolution économique du pays a donné naissance à une « société d’en bas » (karyû shakai), mettant fin à l’égalitarisme social porté aux nues pendant des décennies. Ce sont les jeunes et les plus âgés qui forment l’essentiel de cette nouvelle classe sociale, explique Atsushi Miura, l’auteur de Karyû shakai (3), ouvrage vendu à près d’un million d’exemplaires depuis sa parution en septembre 2005.
« Le système économique et social apparu, en 1955, avec l’avènement du Parti libéral-démocrate (PLD), qui a dominé la scène politique au cours des quatre décennies suivantes et dont l’objectif était d’amener le Japon parmi les grandes puissances industrielles de la planète, a totalement disparu, estime Atsushi Miura. Nous assistons à la naissance de ce qu’on peut appeler le “système 2005”, qui est certes toujours dominé par le PLD mais qui n’est plus animé d’un désir commun d’aboutir au bien-être du plus grand nombre. » Le phénomène qui a abouti à ce qu’Atsushi Miura appelle le « système 2005 » (2005 nen taisei) a commencé dans les années 1980. A cette époque, le président américain Ronald Reagan avait choisi de mettre en œuvre une politique privilégiant les dérégulations, les baisses d’impôts et la réduction des dépenses publiques. L’économie américaine a redémarré, et cette orientation ultralibérale a été présentée comme modèle aux dirigeants nippons.
Rêve de fortune facile
La machine n’a pas redémarré malgré les milliards injectés. Les autorités ont alors entamé un programme de réformes structurelles et de déréglementations – favorisant le chômage (4) et remettant en cause le fonctionnement de l’ensemble de la société elle-même. Au cours de la première moitié des années 1990, bon nombre d’entreprises se sont restructurées. Celles qui jouaient un rôle-clé pour l’intégration des jeunes diplômés dans la vie sociale ont commencé à réduire de façon considérable leur recrutement (lire « Les recettes inattendues de la reprise japonaise »). Pour toute une classe d’âge qui avait étudié d’arrache-pied afin d’entrer dans les meilleurs établissements scolaires, lesquels leur garantiraient une embauche dans les plus grandes entreprises et son corollaire d’emploi à vie et de salaire à l’ancienneté, le choc fut difficile à surmonter.
Les salariés les plus âgés n’ont pas été épargnés. Ceux qui s’étaient donnés corps et âme au développement de leur entreprise et qu’on avait souvent présentés comme des « petits soldats » ont, eux aussi, été sacrifiés lors de la vague de licenciements. Faute de pouvoir s’en sortir, certains de ces laissés-pour-compte choisissent la mort volontaire. Ils étaient un peu plus de vingt mille en 1978. En 2005, ils sont environ trentre-deux mille. « Depuis 1989, selon les statistiques de l’Agence de la police nationale, ce sont quelque quatre cent cinquante mille personnes qui se sont suicidées », confirme M. Hisao Sato, président de l’association Kumo no ito (« Le fil d’araignée »), qui s’est fixé pour mission de prévenir le suicide chez les plus âgés, particulièrement vulnérables. Pour Tomohiro Otsuki, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, cette recrudescence vient de la politique économique de l’Etat : « Le Japon mène, sous la responsabilité du gouvernement Koizumi, une politique néolibérale inspirée par les Etats-Unis. Elle se traduit par un désengagement de plus en plus grand de l’Etat. Le projet de privatisation de la poste, lancé à l’été 2005, en est la plus récente illustration. Cette orientation politique a d’ailleurs donné lieu à de nombreux scandales, comme celui qui a éclaté à la fin de l’année dernière sur le non-respect des normes antisismiques par des promoteurs immobiliers. (...) Tout cela contribue à renforcer le sentiment d’insécurité dans la population. (...) De plus, le Japon n’offre pratiquement rien aux chômeurs, qui ne peuvent pas compter sur des allocations pour s’en sortir. (...) Quant aux jeunes, ils n’ont pas beaucoup de perspectives, et l’on peut comprendre leur désir de ne pas chercher à aller plus loin sur le chemin de la vie. »
La question du suicide est suffisamment épineuse pour que les pouvoirs publics commencent à s’y intéresser. Le ministère de la santé et du travail s’est fixé comme objectif de ramener à vingt-deux mille le nombre de suicides d’ici à 2010, mais M. Sato ne cache pas ses doutes. « Les pouvoirs publics ont mis sur pied une commission chargée de la prévention des suicides disposant d’un budget de 1 milliard de yens. Si l’on compare le nombre des tués dans des accidents de la circulation à celui des suicidés, on constate que le premier est 4,4 fois inférieur au second. Pourtant, on a débloqué une enveloppe de 1 000 milliards de yens pour réduire le nombre des tués sur les routes. »
Les victimes de ces bouleversements économiques n’ont heureusement pas toutes choisi d’en finir avec la vie. Beaucoup d’entre elles ont vu dans le succès de jeunes entrepreneurs issus de la nouvelle économie un moyen de s’en sortir vite et bien. Il est vrai que des personnages comme MM. Takafumi Horie ou Masayoshi Son, patrons respectifs de Livedoor et Softbank, ont conquis une partie de l’opinion désireuse de croire que la solution à tous ses problèmes se trouvait dans l’économie néolibérale. Pour M. Koizumi, s’afficher avec eux signifiait se positionner dans le camp des gagnants (kachi gumi). Son soutien à M. Horie, « candidat indépendant » à Hiroshima, lors des élections législatives de septembre 2005 (5) illustre parfaitement cet état d’esprit. Cela a d’ailleurs contribué à la victoire haut la main de M. Koizumi, en laissant croire que l’ensemble de la société pourrait profiter de cette politique. Mais M. Horie est « tombé » pour une histoire de comptes truqués, mettant en évidence la fragilité des fondations sur lesquelles le gouvernement entendait bâtir l’ensemble de sa politique économique et sociale. En l’espace de quelques jours, le Japon a perdu quelques-unes de ses illusions, et les Japonais ont compris qu’ils devraient vivre encore quelque temps avec leurs problèmes sociaux. Le vieillissement de la population et l’isolement croissant de nombreuses personnes âgées n’arrangent pas la situation.
Significatif est le nouveau concept lancé par le géant de l’agroalimentaire Nissin, spécialiste des nouilles instantanées, qui souhaite développer des produits spécialement conçus pour les plus faibles revenus. Comme l’expliquait récemment son président Ando Koki, « nous assistons à l’apparition d’une couche sociale pauvre qui tendra à se développer très vite dans les prochaines années. Nous devons donc nous y préparer en créant des produits adaptés à cette population (6) ». La multiplication des enseignes bon marché reflète également cette augmentation d’une population qui a de plus en plus de mal à joindre les deux bouts (7).
L’épargne importante dont disposaient la plupart des ménages a longtemps permis de maintenir l’illusion d’une société sans grandes difficultés. « Actuellement, un ménage sur cinq dispose de moins de 500 000 yens d’épargne, ce qui revient à dire qu’il ne dispose plus d’aucune réserve ou presque », nous explique l’économiste Sayuri Shiraishi. En 2004, souligne-t-elle, le nombre de ménages percevant l’allocation d’aide sociale (seikatsu hogo) a, pour la première fois, franchi le seuil symbolique du million ; en 1992, au lendemain de l’éclatement de la bulle financière, ils n’étaient que cinq cent quatre-vingt mille.
Notes
(1) Part des jeunes qui ont un emploi un an après la sortie de l’école.
(2) Asahi Shimbujavascript:barre_raccourci(’’,’’,document.formulaire.texte)n, Tokyo, 8 avril 2006.
(3) Atsushi Miura, Karyû shakai, Kobunsha, Tokyo, 2005.
(4) Le taux de chômage officiel est de 2 % en moyenne au début des années 1990, de 5,5 % entre 2002 et 2004, et aux alentours de 4 % en 2005.
(5) M. Horie fut néanmoins battu.
(6) Entretien à Asahi Shimbun, 12 octobre 2005.
(7) Selon un sondage réalisé par le Yomiuri Shimbun, 81 % des personnes interrogées estiment que la fracture sociale s’accentue au Japon, et 56 % pensent que les réformes entreprises par le gouvernement Koizumi en sont directement responsables. Cf. Yomiuri Shimbun, Tokyo, 14 mars 2006.