Pour aborder la question des liens entre mouvement social, le mouvement actuel contre la mondialisation capitaliste et la perspective d’une nouvelle internationale, il faut d’abord faire un retour en arrière, comprendre les relations qui pouvaient exister dans les décennies précédentes entre dimension politique d’ensemble et mouvement sociaux.
Rupture d’époque au tournant des années 80/90
C’est une banalité de dire que le monde était auparavant structuré par la division Est-Ouest, mais cette polarisation pesait sur l’ensemble des conflits coloniaux et les luttes nationales avant les années 90. En Amérique latine, en Asie en Afrique, l’opposition entre les impérialismes occidentaux et les pays socialistes (URSS, Chine, Cuba) donnait sens à toute lutte nationale, paysanne ou ouvrière.
Il faut à ce stade s’entendre sur ce que « donner sens » veut dire. Il était possible de tirer un fil rouge entre les luttes des paysans cambodgiens et celles des mineurs boliviens surtout si les directions qui les organisaient affirmaient être partie prenante de la lutte contre l’impérialisme, pour le socialisme, au côté d’un des grands frères russe, chinois ou cubain. On pouvait facilement en déduire un niveau de conscience socialiste partagé au sein de ces mouvements et témoignant d’une lutte commune, internationale.
Mais une analyse plus sérieuse prouverait facilement que fondamentalement, les mineurs boliviens ou les paysans cambodgiens luttaient pour leurs droits élémentaires et que la dimension internationale, globalement anticapitaliste et anti-impérialiste était donnée par des directions de mouvements pour qui ces vocables correspondaient souvent à un habillage plus diplomatique que politique, permettant l’insertion de leur mouvement dans ce rapport de force est-ouest. Un grand nombre de mouvements anticolonialistes s’intitulèrent socialistes sans partager pour autant un projet d’émancipation sociale, la suite l’ayant amplement prouvé par l’évolution de nombreux régimes issus des processus de décolonisation. Symétriquement, évidemment, les puissances russe et chinoise ne s’intéressèrent à des mouvements de luttes, d’émancipation que dans la mesure où ils s’intégraient à leurs intérêts, au sein de l’affrontement avec les USA, ou même entre URSS et Chine.
Dans ce contexte, dans les pays occidentaux, la plupart des luttes sociales prenant une certaine ampleur était rapidement organisée dans le cadre d’un mouvement ouvrier, politique et social structuré par la social-démocratie et les partis communistes staliniens.
Elles étaient ainsi à la fois « politisées », c’est à dire plus précisément insérés dans le jeu politique de ces partis avec les pouvoirs en place, et parallèlement canalisées, la logique de ces partis étant évidemment d’étouffer toutes les dynamiques qui pourraient s’écarter de leurs intérêts institutionnels.
Les années 80 ont vu se modifier radicalement l’ensemble de ces montages avec plusieurs paramètres : la chute du maoïsme, celle du système stalinien russe, la crise du mouvement nationaliste arabe, la rétraction parallèle du rôle actif de Cuba en Amérique latine... Ce n’est pas le lieu de revenir sur toutes les causes et les conséquences de ces événements majeurs, mais il faut seulement souligner le résultat : l’éclatement de cette bipolarité essentiellement USA-URSS, et la disparition ou la reconversion des organisations de luttes liées aux grands arrières russe ou chinois. Dans ces vingt dernières années, il y a toujours eu des luttes ouvrières, paysannes, nationales, au quatre coins de la planète. Elles n’ont plus pris le caractère emblématique des luttes précédentes, apparaissent moins politiques, moins lisibles...
De grandes insurrections populaires se sont déroulées depuis vingt ans (le renversement du Shah en 1979, le renversement du Mur de Berlin, celui de Ceausescu, l’Intifada en 1987).
De même, un grand nombre de luttes sociales se déroulèrent dans les pays occidentaux, mais dans un contexte de crise de nombreuses formations « classiques » du mouvement ouvrier, et dans une période où la gestion des Etats par plusieurs de ces partis ont évidemment brouillé les frontières simples antérieures d’une gauche social-démocrate et stalinienne, repères incontournables des luttes sociales.
Tous ces mouvements ont été rendu à leur dynamique propre. Ce qui pose évidemment un lourd problème, alors que, profitant de la nouvelle situation internationale héritée de la fin des années 80, s’est développée une offensive de globalisation capitaliste attaquant tous azimuts, et ne rencontrant en face d’elle que des éléments éclatés de résistance.
Seattle, le début d’une nouvelle dynamique
Seattle a créé une dynamique... Les dix années avant Seattle était celles de l’impuissance à construire un front international de résistance à cette offensive de globalisation, impuissance due à un vide de projet, impuissance due à l’absence d’une force consciente organisée à l’échelle internationale. Si on prend l’exemple de la France, des prémices pouvaient être visibles : le mouvement de 1995 au sein duquel les organisations du mouvement social posaient la question d’une lutte coordonnée contre les réformes libérales conduites par l’OCDE, le GATT et l’Union européenne. C’est d’ailleurs dans sa foulée que se créa la campagne contre l’AMI, la CCCOMC, ATTAC, que la Confédération paysanne commença à jouer un rôle à l’échelle internationale... que des mouvements comme DD !!, AC !, les SUDs cherchèrent à lier leurs combats, à travers par exemple les Marches européennes contre le chômage. Evidemment, on pourrait décrire des dynamiques et des limites semblables dans d’autres pays, d’Europe notamment.
Seattle crée la dynamique en apportant des débuts de réponses sur les deux niveaux d’impuissance évoqués plus haut :
En tissant le début d’un projet alternatif. Dans le creuset de Seattle, se côtoyaient des défenseurs des tortues géantes, des supporters du Dalaï-Lama, des écologistes lobbyistes, des sidérurgistes américains, des paysans zapatistes... En positif, il en était ressorti le refus de voir perdurer un monde gouverné par les puissances industrielles au mépris de l’emploi, de l’environnement, des droits des peuples. Rien de très révolutionnaire apparemment, Seattle naviguant encore entre le lobbying d’ONG et la mobilisation de masse remettant en cause l’existence même de l’OMC. Mais Seattle ouvrait un chemin, devenait cet étendard commun qui manquait cruellement aux luttes de résistance, réduisant aussi cette impuissance due à l’absence d’une force commune. Le paysan mexicain, le chômeur français, le sidérurgiste américain pouvait, pouvait seulement mais ce n’est déjà pas si mal, avoir le sentiment d’appartenir à une communauté de combat, avec des lieux où ce combat pouvait s’exprimer autour de symboles et de mots d’ordres commun, d’objectifs communs...
À partir de Seattle, marqué par la litanie quasi-biblique des grands rendez-vous internationaux (Washington, Québec, Prague, Nice, Porto Alegre, Gènes, Barcelone...) s’est constitué un mouvement global, point de rencontre, moments de synthèse de diverses dynamiques.
Ce mouvement, ou ce « mouvement des mouvements », partait plombé par l’indicible, la frontière non dite de tout discours qui s’arrêtait à la nécessité du renversement du système capitaliste. Car il était la convergence de réseaux d’ONG, souvent très radicales dans leur dénonciation du système et de ses conséquences mais situant leur action dans le cadre du contre-pouvoir, et d’organisations du mouvement social, dont les dirigeants, souvent issus des générations des années 70, vivaient dans leur chair la crise des perspectives révolutionnaires.
Cette nette ambiguïté, cette auto-limitation, n’empêcha ni la radicalisation et l’extension du mouvement, ni la jonction avec une nouvelle génération de jeunes qui de rassemblement de rue en rassemblement de rues donnent à ce mouvement sa force militante et numérique.
Aussi la dynamique joue un rôle de polarisation, crée et occupe un espace comme un système en expansion créant un monde d’échanges, de convergences, d’idées, de mouvements, d’initiatives, jouant un rôle essentiel pour la maturation de nombre d’associations, de forces syndicales.
Le rapport social/politique dans le mouvement anti-globalisation
La logique initiale était forcément celle du lobbying, de la pression sur les institutions internationales, les gouvernements pour que telle ou telle mesure ne soit pas mise en place, en s’appuyant sur l’expertise, les dossiers. Cette logique s’est vite déplacée, à l’instar de la campagne contre l’AMI, par la dénonciation du secret dont s’entourent les décisions des institutions internationales. S’est donc développée une logique de contrôle citoyen, parallèlement avec des mobilisations de rues exigeant à la fois la mise au grand jour des projets commerciaux et institutionnels, et exigeant contrôle et débat démocratique sur ces décisions. Là encore, le mouvement restait dans la logique du contre-pouvoir, mais en lui donnant au fur et à mesure une dimension plus militante, de mobilisation.
Cette logique de contre-pouvoir assimilait évidemment le rapport vis à vis des partis au rapport vis-à-vis des institutions gérées par ces partis. D’où une méfiance justifiée, un rapport d’extériorité, impliquant aussi la non-présence des partis en tant que tel dans les coordinations et l’animation des rencontres et mobilisations. Mais ce rapport assimilant partis et institutions amenait aussi à perpétuer, dans une certaine mesure, une attitude lobbyiste dans le rapport mouvements/partis et une attitude paternaliste dans le rapports partis/mouvements. C’est cette logique qui a amené lors des deux éditions du Forum social mondial à refuser d’un côté les partis politiques en tant que tels, mais à dérouler le tapis rouge devant des élus politiques brésiliens ou européens.
Et, paradoxalement, « l’autolimitation radicale », dans laquelle le mouvement anti-globalisation limitait volontairement l’élaboration d’une alternative de société au capitalisme laissait libre cours à ce que le champs politique continue d’être occupé, même lors des forums, par des représentants politiques responsables de la mondialisation capitaliste. Chacun sent bien, en même temps, que cette situation évolue assez vite. En prenant comme drapeau le mot d’ordre « un autre monde est possible », la logique évidemment est de construire une alternative de société devant mettre à bas les règle de la société actuelle, capitaliste. Et dès lors, au sein du mouvement, des questions comme la Palestine, ou le rejet des guerres états-uniennes, prennent de plus en plus d’importance.
Et si les mouvements politiques radicaux, d’extrême gauche étaient quasiment absents, en tant que tels, de Seattle, chacun voit bien que depuis, en Amérique latine et en Europe, notamment, cela n’est plus le cas. De nombreux mouvements politique puisent de nouvelles forces et une nouvelle crédibilité parmi les nouvelles générations présentes dans le mouvement.
Cette évolution de situation pose la question du devenir de ce « mouvement des mouvements », du rapport de ce mouvement à une perspective politique et notamment à une perspective anticapitaliste, révolutionnaire, certains évoquant volontiers le parallèle avec la 1re Internationale qui rassemblaient pêle-mêle des syndicats et des mouvements politiques, qui justement s’était créée d’emblée à l’échelle internationale en réponse à la première « mondialisation », celle de la révolution industrielle.
Il y a évidemment des points de similitude, mais aussi des points de différences notables.
Vers une nouvelle Internationale des mouvements ?
Les points de similitude sont justement que le mouvement est le creuset de forces, de préoccupations différentes, venant du mouvement syndical, féministe, écologiste se liant aux grandes ONG internationales, mais aussi à des courants politiques radicaux. Et le mouvement stimule les coordinations entre « mouvement des sans » à l’échelle internationale, comme il stimule la Marche mondiale des femmes, ou la construction de réseaux syndicaux. La 1re Internationale avait joué ce rôle notamment dans la naissance du mouvement syndical...
La différence notable est que, depuis un siècle et demi bientôt, de l’eau et du sang ont coulé sous les ponts. Le mouvement ouvrier avec ses partis et ses syndicats a de longues années d’existence avec l’expérience de nombreuses luttes, de révolutions, d’échecs, de contre-révolutions.
Il ne peut plus y avoir d’Internationale rassemblant tous les courants se réclamant du combat pour l’émancipation sociale.
Une sorte de frontière se dresse désormais, entre ceux qui ont accepté et acceptent encore de gérer les Etats et le monde tel qu’il est, tout en prétendant l’améliorer, et ceux qui ne veulent pas accepter des règles du jeu qui ne profitent qu’aux possédants.
C’est d’ailleurs cette petite différence qui entraîne, pour ce qui est des bonnes raisons, tant de méfiance en ce qui concerne la présence des organisations politiques au sein des initiatives. C’est bien que la plupart des organisations politiques visent essentiellement à gérer la société telle qu’elle est.
Une des caractéristiques du mouvement anti-mondialisation est justement le caractère corrosif de son contenu politique. Qu’il ne soit pas porteur, en tant que tel, de perspectives de changement de société, de changement politique, qu’il n’ait pas un chapeau de programme de transformation sociale, n’empêche nullement une radicalité de contenus, radicalités portées par des mouvements réels, des mouvements sociaux présents en son sein. Et justement, c’est une donnée des mouvements sociaux actuels, il n’y a pas d’auto-limitation de la revendication dans sa partie compatible avec le « politiquement possible », ce qui l’amène vite en opposition avec les orientations réformistes classiques qui finalement ne remettent pas en cause l’ordre des choses.
L’autre caractéristique, liée à la précédente, est évidemment la méfiance salutaire vis à vis des partis politiques en ce qui concerne les questions de pouvoir. Les expériences passées, à l’est comme à l’ouest, amènent à une grande méfiance envers les mécanismes de délégation politique, dans lesquels, par enchantement, les intérêts des exploités, des opprimés disparaissent vite au nom des logiques de pouvoir, des logiques bureaucratiques et technocratiques, des compromis avec les puissances financières et industrielles.
Les populations, comme une série de mouvements sociaux, sont moins enclins que par le passé à faire confiance aux « grands partis », à l’attente des « lendemains qui chantent » et la baisse de crédibilité de nombreux partis politiques en Amérique latine ou en Europe, vient de ces expériences et d’une prise de distance salutaire.
A travers cela, il y a une profonde exigence de démocratie. D’une démocratie qui ne s’arrête pas à un bulletin de vote quinquennal, mais qui s’exerce au quotidien pour les choix essentiels qui concernent la population.
En cela, le mouvement anti-mondialisation, comme une série de mouvements sociaux nationaux qui en sont partie prenante aiguillonnent, questionnent les organisations politiques révolutionnaires, de tradition libertaire ou trotskiste.
Pour les premières, s’impose la question du changement de société. La situation n’est plus celle d’un paysage bouché par les partis sociaux-démocrates ou staliniens face auxquels les révolutionnaires ne verraient leur avenir que sous formes de martyrs ou de résistants. Il y a un enjeu de pouvoir, de renversement politique qui oblige de poser la question d’une autre organisation de la société, pas seulement locale ou communale. La seule logique du contre-pouvoir dans laquelle les libertaires se situent souvent ne suffit plus confrontée à un mouvement comme celui de l’anti-mondialisation. Les révolutionnaires doivent apporter non pas des réponses dans un schéma « prêt à porter » d’organisation de la société, mais une direction, un sens, celui d’une société débarrassée de l’exploitation capitaliste, fondée sur la satisfaction des besoins sociaux et du respect de toutes les exigences sociales et démocratiques minoritaires, une société foncièrement démocratique dans laquelle la politique ne soit plus une profession, mais l’activité quotidienne de tous et de toutes aux niveaux qui les concerne.
Pour ce projet, comme disait Castoriadis : « Faire... c’est se projeter dans une situation à venir qui s’ouvre de tous les côtés vers l’inconnu, que l’on ne peut donc pas posséder par avance en pensée, mais que l’on doit obligatoirement supposer comme définie pour ce qui importe quant aux décisions actuelles ». [1]
Donner du sens c’est aussi donner de l’espoir, pousser jusqu’au bout la dynamique, en étant persuadé de ce qu’elle est porteuse de changements fondamentaux, et ne pas seulement se situer en critique spectatrice. Ce rôle n’est pas celui d’une « avant-garde » politique, se considérant aujourd’hui comme chef naturel du mouvement, et demain comme chef naturel d’un nouveau pouvoir. En cela le mouvement actuel est vivifiant dans ses exigences de contrôle, tout en comprenant bien que même dans ce mouvement, les phénomènes de délégation, d’absence de démocratie, de compromis de couloir peuvent être présents à chaque étape, comme dans tout autre.
Et, évidemment, le mouvement actuel questionne aussi les marxistes révolutionnaires, les trotskistes, les obligeant à remettre à vif des débats, des idées qui avaient été congelées par les batailles obligées de la période d’hégémonie stalinienne. Essentiellement, les questions du pouvoir et du regard critique sur la pratique des communistes russes dans les jeunes années de la révolution. La vision du parti-guide, même fondée sur une démocratie éléctive doit être elle aussi critiquée. La perversion bureaucratique ne s’est pas limitée dans les années 20 en Russie à la suppression de toute démocratie dans le parti. Elle a commencé dans la conviction que le parti représentait en tant que tel l’avant-garde politique, et la centralisation du pouvoir amena à se méfier du pouvoir des comités d’usines ou de soviets locaux s’ils ne suivaient pas la ligne élaborée centralement. Le pouvoir réel des soviets et des comités d’usines n’a pas disparu par extinction naturelle ou par les seuls effets de la guerre civile. Ils ont aussi disparu parce qu’ils n’avaient plus de place dans le schéma de pouvoir élaboré par le parti, n’en ayant finalement trouvé une que comme instrument de mobilisation de masse pour la prise du pouvoir.
Il faut rouvrir ces débats, pour comprendre que l’exigence de démocratie présente dans les mouvements actuels va de pair avec l’exigence anti-bureaucratique qui doit guider des révolutionnaires. Celle-ci n’implique pas seulement de veiller au multipartisme, à l’exigence d’élections libres. Elle suppose surtout l’existence et la reconnaissance de l’organisation permanente de la société par la population elle-même, organisée pour pouvoir être maître des choix décisifs.
Ces éléments peuvent sans doute tisser des passerelles entre libertaires et trotskistes, car sur ce point la comparaison entre les objectifs de la 1re Internationale et ceux d’une Internationale qui pourra naître à la faveur des dynamiques actuelles est pertinente. Cette nouvelle Internationale, comme d’ailleurs les mouvements politiques à construire à l’échelle des Etats, devrait pouvoir rassembler dans les mêmes partis des militants de ces deux traditions.
Léon Crémieux