« Charité et finance, même combat » titre en pleine page le Monde du 21 novembre 2006. Belle formule, mais qui en dit plus que ne semble le réaliser l’auteure de l’article : Annie Kahn reste en effet bien complaisante à l’égard de ces richissismes hommes d’affaires apôtre d’une philanthropie bien ordonnée. [1] Pourtant, jusque dans les fines plaisanteries, ce petit monde affiche un côté révulsant. Comme Ted Turner, fondateur de CNN, qui déclare, lors de la Conférence sur la philanthropie innovante du 12 novembre dernier, en Arkansas (fief de Bill Clinton) : « N’hésitez pas à donner jusqu’à ce que cela vous fasse mal… Mais gardez quand même toujours quelques centaines de millions de dollars de côté, au moins. On ne sait jamais ce qui peut arriver ». [2]
Si les montants accordés sont aujourd’hui trois fois plus élevés qu’en 1996, note David Plotz, de la revue Slate qui publie chaque année une liste des 60 plus généreux donateurs (qui ont au total pesé 4,3 milliards de dollars en 2005) , c’est tout simplement « parce que les riches deviennent de plus en plus riches ». Aux Etats-Unis, le couple Gates (Microsoft) détient le record, ayant déboursé au fil des ans 30 milliards de dollars ; mais ne vous inquiétez pas, il en garde toujours plusieurs centaines de milliards sous le coude. Le record français revient à Liliane Bettencourt, fille unique du fondateur d’Oréal, avec 120 millions d’euros ; elle se trouve à la tête d’un capital de centaines de millions d’euros.
Une conférence européenne d’« entrepreneurs philanthropes » s’est tenue le 15 septembre 2006 dans les locaux parisiens du Sénat. Il a fallu refuser du monde, et du beau. Mais bien des fleurons de l’industrie et de la finance n’ont pas manqué le rendez-vous : Didier Pineau-Valencienne (ex-PDG de Schneider), Gilles Cahen-Salvador (fondateur de LBO France qui va créer un fonds destiné à investir dans les quartiers sensibles en France), Olivier de Guerre (dont le fonds vient en aide à des handicapés), Tarek Ben Halim (ex-banquier de chez Goldman Sachs, qui finance des ONG arabes), Jamie Cooper (dont le mari est à la tête d’un fonds spéculatif).
Pourquoi, de part et d’autre de l’Atlantique, les hommes d’affaires investissent-ils ainsi dans la philanthropie ? La fiscalité les y incite, c’est de bonne publicité et offre en prime un zeste de bonne conscience. Que demande le riche ! Mais il y a plus. La charité entrepreneurialle (avec son équivalent ecclésiastique) à toute sa place aux côtés des politiques néolibérales et ultrarépressives. Didier Pinaud-Valencienne ne dit rien d’autre quand il déclare : « ne pas partager la richesse nous expose à des incendies ». De même, Michael Bloomberg, fondateur du groupe de presse du même nom, évoque cette division complémentaire des tâches quand il s’adresse aux puissances d’argent : « Les philanthropes sont des vecteurs d’innovation. Ils disposent de la marge de manœuvre nécessaire pour expérimenter et prendre des risques dans des domaines où le gouvernement ne peut ou ne veut le faire ». La charité remplace les droits sociaux que l’Etat n’est plus censé garantir. La répression fera le reste.
Le sacrifice des nouveaux « philanthropes entrepreneurs » est précisément mesuré ; mais le prix à payer par les récipiendaires élevé. Car nos hommes (et quelques femmes) d’argent gardent la haute main sur la politique de charité. Plutôt que de verser directement aux œuvres, ils créent aujourd’hui des fonds d’investissement. Ils jaugent l’action sociale à l’aune des critères de gestion du managment d’entreprise. Pour reprendre les termes d’Annie Kahn, les « vrais philanthropes entrepreneurs (venture philanthropists) ne se contentent pas de donner de l’argent. » Ils « conseillent » leurs « protégés » et « les aident à définir une stratégie » ; voire envisagent de « participer au recrutement du PDG (des fondations) ».
Par le biais de la charité, la finance impose sa loi jusque dans le domaine des solidarités. Pas de quoi pavoiser !
Note
1. Voir aussi l’article de Damine Millet : La solidarité au bon vouloir de quelques-uns
2. Toutes les citations et les données chiffrées sont tirées de l’article d’Annie Kahn, « Charité et finances, même combat », Le Monde du 21 novembre 2005.