A la mémoire de Rémi Fraisse, d’Adama Traoré et de toutes les victimes des violences policières
Après avoir rendu visite à Théo, victime de terribles violences policières, le fantomatique chef de l’Etat s’est rendu à Aubervilliers. Pendant ce temps, son ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux, défendait à l’Assemblée nationale un projet de loi destiné à assouplir les règles relatives à l’usage des armes à feu par les policiers et à doubler la peine encourue en cas d’outrage : un an de prison désormais. L’extrême droite d’abord, Nicolas Sarkozy hier, Les Républicains aujourd’hui et les syndicats professionnels les plus virulents, qui défendent ces mesures depuis longtemps, obtiennent ainsi gain de cause. Admirable répartition des tâches doivent penser conseillers en communication et autres béni-oui-oui du gouvernement et de la majorité socialiste. Sordide mise en scène. A elle seule, elle résume la duplicité de l’exécutif, de sa majorité, et leur pusillanimité remarquable. Et plus généralement, la faillite spectaculaire d’un quinquennat crépusculaire. Commencé sous le signe du changement, il s’achève par le naufrage inédit du président et de ses fidèles, et par de nouvelles concessions sécuritaires faites à la réaction.
D’un côté, la compassion affichée avec complaisance, mais qui n’engage à rien. De l’autre, ces dispositions qui renforcent l’impunité des policiers, laquelle est souvent confirmée par une justice dont la mansuétude est hélas bien connue, et parfois condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme [1]. Impunité garantie par la loi, et légitimée par les impératifs supposés de la défense du « pacte républicain qui nous unit tous », a osé déclarer, le 7 février dernier, le ministre de l’Intérieur à l’Assemblée nationale. Relativement aux revendications des policiers, l’actuel pouvoir leur a tout accordé alors qu’il a fait preuve d’une détermination sans faille pour faire adopter la loi Travail et réprimer ceux qui la contestaient. Les premiers étaient farouchement opposés aux récépissés lors des contrôles d’identité ; la promesse du candidat Hollande fut abandonnée dès qu’il devint président. Il y a peu, bravant l’état d’urgence et sans avoir déclaré leur rassemblement au préalable, de nombreux fonctionnaires de police se sont réunis en uniforme et parfois avec leur véhicule de service à proximité de la place Beauvau. Nouvelles reculades.
Elles éclairent les dangereuses compromissions présentes et révèlent ceci : le chef de l’Etat, le rogue premier ministre d’hier, M. Valls, et celui d’aujourd’hui, B. Cazeneuve, réputé courageux, prétendent être forts, et responsables ; ils ont fait preuve d’une couardise confondante face à ces manifestants et aux forces politiques qui les soutiennent. En petit héritier de Jules Moch, le ministre de l’Intérieur se fait le messager docile des syndicats de police. Le gouvernement légitime ainsi les positions de ses plus farouches adversaires, ceux-là mêmes qu’il prétend combattre. Pis encore, le projet de loi défendu par l’exécutif crée les conditions juridiques et politiques de la réitération dramatique des « bavures » et des procédures expéditives pour outrage. En 2006, déjà, le Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), aujourd’hui disparue, critiquait « l’inflation » de telles procédures engagées de « manière trop systématiques par les personnels des forces de l’ordre. » Aux démagogues toujours plus nombreux qui pérorent sur le laxisme prétendue de la justice, rappelons que les auteurs de ces délits sont condamnés dans 99, 5% des cas, selon le député socialiste Pouria Amirshahi (Assemblée nationale, 7 février 2017). Le même précise que le délit d’outrage a été supprimé au Royaume-Uni, en Italie, aux Etats-Unis et en Argentine, notamment. Dans la « douce » France républicaine présidée par François Hollande, la peine prévue est donc aggravée. Admirable !
A droite comme à gauche, beaucoup ne voient dans les violences parfois mortelles infligées par des policiers aux jeunes français comme aux jeunes étrangers, noirs et maghrébins, des quartiers populaires que « manquements regrettables », selon la terminologie délicate employée en ces circonstances. Sans le savoir, ils pratiquent l’art subtil de la « vaccine. » Cet art consiste à « confesser » le « mal accidentel d’une institution [2] » - ici la police – pour « mieux masquer le mal principiel » qui l’affecte lorsque les forces de l’ordre agissent dans lesdits quartiers. Passé les frontières intérieures, qui structurent le territoire national en espaces hétérogènes et ségrégués sur le plan économique, social, urbain, financier et ethnique, la police, qualifiée de « républicaine », tend à se faire police d’exception. Au mépris du droit et des règles déontologiques, c’est elle, en effet, qui multiplie les contrôles au faciès, humilie, rudoie, tutoie et inflige aux héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale des violences symboliques et physiques presque permanentes. Certainement encouragées en haut lieu, couvertes dans tous les cas, ces pratiques témoignent de l’existence de discriminations racistes et institutionnelles qui affectent gravement la vie quotidienne des jeunes visés.
A l’attention de celles et ceux qui considèrent qu’il s’agit d’exagérations sans fondement, rappelons que ces faits sont depuis longtemps établis par une étude, conduite en 2010, par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ses conclusions sont accablantes pour la France : le taux de fréquence des contrôles d’identité visant les personnes originaires d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne est l’un des plus élevés. Il y a peu cette situation a été confirmée par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et par le Défenseur des droits, Jacques Toubon [3]. Dans tous les cas, le gouvernement et sa majorité ont répondu par une indifférence méprisante.
Plus encore, l’ensemble de ces pratiques porte atteinte à un droit fondamental : celui d’aller et venir librement ; l’un des objectifs des policiers étant d’assigner de facto les jeunes visés aux quartiers qu’ils habitent en leur signifiant qu’ils ne peuvent se déplacer seul ou en groupe sans s’exposer aux contrôles et aux humiliations que l’on sait. Exorbitance des pouvoirs de la police. Elle impose ainsi un état d’exception quasi permanent à ceux qui sont considérés comme appartenant aux nouvelles classes pauvres et dangereuses du XXIe siècle ; cette plèbe jugée méprisable qu’il faut mater et maintenir à sa place, c’est-à-dire au plus bas. Rien de nouveau, hélas, sous la glorieuse bannière tricolore de la République française.
S’ils vivaient dans l’Hexagone en tant qu’immigrés, les grands-parents, les parents et les proches, des jeunes noirs et maghrébins, français ou étrangers, des quartiers populaires, furent soumis eux aussi à des discriminations systémiques et aux violences parfois extrêmes des forces de l’ordre. Etait-elle républicaine la police qui a tué par balles six Français musulmans d’Algérie lors de la manifestation du 14 juillet 1953 au cours de laquelle défilaient des militants du Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) ? Etait-elle républicaine la police qui, le 17 octobre 1961, a massacré des centaines d’Algériens rassemblés pacifiquement pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé par le préfet de police Maurice Papon avec l’aval du gouvernement et du premier ministre Michel Debré ? Etait-elle républicaine la police qui, à la même époque, torturait et exécutait parfois sommairement ceux qu’elle soupçonnait d’appartenir au FLN ? Police d’exception ou bande d’hommes armés au service d’un état d’exception établi dans les faits ou par la grâce de dispositions exorbitantes du droit commun. Les origines coloniales des pratiques actuelles des forces de l’ordre ne font aucun doute et ceux qui trouvent que « bamboula » est une expression acceptable en font la démonstration exemplaire.
Au chœur ronflant, parfois vociférant, des responsables de droite comme de gauche qui répètent, à chaque incident survenu dans les quartiers populaires, que « La République et la police doivent être respectées », il faut répondre : « Qu’elles commencent par être respectables ! »
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014.