Le décret présidentiel antimigratoire de Donald Trump et une date anniversaire ont rappelé aux Japonais qu’il y a soixante-quinze ans, le 19 février 1942, leurs aïeux ont été victimes d’un autre décret américain, signé par Franklin Roosevelt, ordonnant l’internement de 120 000 Américains d’origine japonaise vivant aux Etats-Unis.
Après l’attaque japonaise de la base navale américaine de Pearl Harbor, à Hawaï, le 7 décembre 1941, des hommes, des femmes et des enfants, descendants des 400 000 immigrants japonais arrivés à la fin du XIXe siècle, considérés « potentiellement dangereux » et « inassimilables », furent envoyés dans une dizaine de camps en Californie, dans l’Arizona, l’Arkansas, le Colorado, l’Idaho et le Wyoming. Ils y restèrent jusqu’à la défaite du Japon, en août 1945.
« A Jap is a Jap, déclarait le général John L. DeWitt, qui supervisa leur incarcération. Il est impossible d’être sûr de leur loyauté. » Bien qu’aucun Japonais-Américain n’ait jamais été pris en délit d’« intelligence avec l’ennemi », la crainte d’une cinquième colonne hantait les Etats-Unis. Le décret anti-migratoire de Donald Trump résonne au Japon comme « un triste écho de la peur que suscite soudain un groupe d’individus qualifié d’ennemi et ostracisé », écrit le quotidien Asahi le 2 février. « Ce ne fut pas seulement une erreur politique mais une tragédie pour la démocratie américaine », estime Greg Robinson, auteur de By Order of the President. FDR and the Internment of Japanese Americans (Harvard University Press, 2003).
Zones d’exclusion
La photographe américaine Dorothea Lange, embauchée pour photographier la vie des prisonniers, prit des clichés si accablants qu’ils furent censurés. Il fallut attendre 2006 pour que l’historienne Linda Gordon les découvre en travaillant à la biographie de la photographe (Dorothea Lange. A Life Beyond Limits, Norton, 2009) et en publie une partie. Ils montrent la vie misérable des internés, contraints de brader leurs biens et de partir avec leurs ballots dans des trains fermés, matricule au cou, pour les baraques des « zones d’exclusion », entourées de barbelés. Certains de ces logements étaient des écuries dont les chevaux venaient d’être retirés ; d’autres, des porcheries reconverties.
Arrêtés sans inculpation ni jugement, les internés étaient soumis à des questionnaires de loyauté. Les enfants devaient chanter l’hymne américain, la main sur le cœur. « La seule humanité fut celle des victimes », estime l’historien John Dower. Sous une forme romancée, Julie Otsuka a retracé leur vie dans un récit émouvant, Quand l’empereur était un dieu (Phébus, 2004), inspiré du cauchemar que vécurent ses grands-parents, paisibles Californiens qui, du jour au lendemain, se sont découvert « le visage de l’ennemi ». Une exception : à Hawaï, où les Américains d’origine japonaise représentaient un tiers de la population, peu d’entre eux furent touchés par ces mesures racistes. Les enfermer aurait fait péricliter l’économie de l’île.
En 1988, le gouvernement américain présenta ses excuses aux victimes et leur proposa une indemnisation. Beaucoup préférèrent ne pas se faire connaître. « A quoi bon ? Mes parents ont fait l’expérience qu’en certaines circonstances, on devient suspect simplement parce qu’on a des traits différents », dit, sans illusion, une Japonaise revenue dans l’Archipel, qui tient à garder l’anonymat.
Longtemps, les Américains d’origine japonaise ont gardé profil bas. Mais l’attentat du 11 septembre 2001 et les révélations sur le traitement des prisonniers à Guantanamo, puis le récent décret antimigratoire les ont incités à se faire entendre. Dans la ville de Chandler, en Arizona, près du camp de la rivière Gila, un parc porte depuis 2011 un nom japonais : Nozomi (« espoir »).
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)
Journaliste au Monde