Ainsi donc l’administration Trump souhaiterait empêcher Pékin de s’approprier les îles de la mer de Chine méridionale. Même si la tension entre la Chine et les Etats-Unis a baissé d’un cran à propos des îlots dans l’archipel des Paracels et des Spratleys, penser que les déclarations de Rex Tillerson, le secrétaire d’Etat américain, et de Sean Spicer, le porte-parole de la Maison Blanche, seraient à mettre uniquement sur le compte des provocations et autres extravagances du président Trump relève sinon de la myopie du moins de l’erreur de jugement. Car à travers ce nouvel épisode de la série sur ces îlots stratégiques, le différend sino-américain conforte l’idée d’un monde qui serait dirigé par des puissances chacune à la tête de sa zone d’influence.
Ce retour de la realpolitik creuse son sillon dans un monde gagné par le repli et l’incertitude, alors que cette thématique de la « zone d’influence » n’est pas nouvelle. Elle tire son origine de la vieille doctrine Monroe, ce président des Etats-Unis qui a laissé son nom dans l’histoire en fixant, dès 1823, un principe clé de la diplomatie américaine : « L’Amérique aux Américains ». Près de deux siècles après, les fondements de cette doctrine défensive sont remis à jour depuis que le souverainisme traverse la majeure partie des courants politiques et élargit sa base populaire dans les sociétés civiles.
CE NE SONT PAS LES ÉTATS-UNIS ET L’UNION EUROPÉENNE QUI BRANDISSENT LE PORTRAIT DE JAMES MONROE, MAIS PLUTÔT LES PUISSANCES ÉMERGENTES
Contrairement au XIXe siècle, où l’Occident a été le berceau du souverainisme, au XXIe siècle, ce ne sont pas les Etats-Unis et l’Union européenne qui brandissent le portrait de James Monroe, mais plutôt les puissances émergentes. En effet, de la Chine au Brésil, de la Russie à l’Afrique du Sud en passant par l’Inde, l’Iran et la Turquie, de microdoctrines Monroe s’installent dans les discours officiels de ces gouvernements, tous gagnés par le nationalisme, l’autoritarisme néo-impérialiste et la lutte contre les valeurs occidentales.
Outre la Chine à la recherche d’une zone d’influence qui court sur l’Asie en vue de créer de nouvelles routes de communications loin de toute influence américaine, l’Iran, la Russie et la Turquie veulent aussi étendre leur hégémonie. L’Iran se voit comme le vainqueur des bouleversements en cours au Proche-Orient. De l’Afghanistan à la Syrie via le Liban et le Yémen, Téhéran tisse sa toile d’influence jusqu’à atteindre la Méditerranée en négociant avec Damas la construction d’une base navale, comme une sorte de « Tartous perse » – du nom de la base russe située à quelques kilomètres de la frontière avec le Liban.
L’Union européenne et ses dysfonctionnements
De son côté, la Russie entend retrouver son statut d’antan en reprenant le contrôle de son ancien glacis soviétique de l’Asie centrale aux Balkans en passant par le Caucase et l’Ukraine voire le Proche-Orient. Enfin, la Turquie, héritière de l’Empire ottoman, maintient une forte pression sur ses voisins, tournant le dos à sa doctrine de « zéro problème aux frontières » : ses troupes se trouvent en Irak et en Syrie et occupent toujours Chypre depuis 1974. Quant au président Erdogan, il n’a pas caché sa volonté de réviser le traité de Lausanne – qui trace depuis 1923 les frontières actuelles de la République turque – et dont les conclusions lui semblent contrevenir aux intérêts de son pays, prenant le risque de provoquer une nouvelle crise avec Athènes.
Le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Inde ne sont pas en reste, même si leur système politique démocratique leur sert encore de digue et leur assure une différence avec les puissances émergentes autoritaires.
Quid des Américains et des Européens ? Ils ne sont pas, pour l’instant, impliqués dans cette tentative de partage du monde. Et pour cause, l’Union européenne, empêtrée dans ses dysfonctionnements, n’est pas parvenue à se doter d’une zone d’influence au sud et à l’est. Le partenariat méditerranéen a du plomb dans l’aile depuis l’échec du « printemps arabe » et la guerre contre le terrorisme djihadiste. Le partenariat oriental (avec six anciennes républiques soviétiques) tâtonne et se heurte à l’intransigeance de Vladimir Poutine. Quant aux Etats-Unis, qui ont longtemps considéré le monde comme leur aire de jeu, Donald Trump multiplie les signes contradictoires, tantôt de repli, tantôt d’ouverture.
Révolue, la domination de l’Occident
Du coup, trois enseignements peuvent être tirés à l’heure de cette recomposition géopolitique. Le premier est que ce retour des zones d’influence se distingue du modèle d’antan. Si, au XIXe siècle, les puissances étaient repliées sur elles-mêmes, aujourd’hui sous l’effet de la mondialisation et de ses expressions transnationales – solidarités religieuses, identitaires à travers le monde –, les puissances émergentes pratiquent un soft power pour projeter leurs intérêts au-delà de leur voisinage. La Chine investit en Afrique et en Amérique latine, la Russie et la Turquie en font autant grâce à leur diaspora mondialisée.
Deuxième enseignement : les Etats émergents utilisent leur sphère d’influence pour contrecarrer la diffusion des valeurs universelles occidentales, au risque de construire un monde cloisonné. Ils coopèrent entre eux pour bien faire comprendre à l’Occident que le temps de sa domination est révolu.
Enfin, troisième enseignement, si toutes les puissances parviennent à s’entendre sur le partage du monde en zones d’influence, qu’en sera-t-il, par exemple, des Ukrainiens, des Géorgiens et des Kurdes jaloux de leur liberté ? Les « petits Etats » ont été les grands bénéficiaires de la fin de la guerre froide et de la mondialisation. Au nom de quoi seraient-ils de nouveau humiliés par le nationalisme des émergents et lâchés par le cynisme des Occidentaux ?
Gaïdz Minassian
Journaliste au Monde