Un si joli village… Entre Meuse et Haute-Marne, les vallons boisés de la paisible commune de Bure (82 habitants), dont le sous-sol a été choisi pour enterrer les rebuts les plus dangereux de l’industrie nucléaire française, sont devenus, ces dernières semaines, le théâtre de scènes bien peu bucoliques. On y a vu un employé de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) répandre une bouteille d’essence au milieu de jeunes cramponnés à une barricade. On y a vu aussi des antinucléaires mener des raids nocturnes contre un bâtiment de cet établissement public, mettre le feu à son portail et abattre son grillage.
On y a encore assisté, au terme d’un défilé champêtre de quelque six cents opposants, à de violents affrontements entre manifestants encagoulés et gendarmes mobiles, sous des tirs croisés de pierres et d’engins incendiaires, de grenades lacrymogènes, assourdissantes et de désencerclement. Au point que le ministre de l’intérieur, Bruno Le Roux, est monté au front, assurant qu’« il n’y aura pas de ZAD » en Meuse, en référence à la « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique).
Tel est, au doux pays de Bure, le nouveau visage que prend le conflit suscité par le projet du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) des déchets les plus radioactifs. On voit mal aujourd’hui comment le futur chantier – la demande d’autorisation de création doit être déposée en 2018, pour une mise en service en 2025 – pourrait être conduit avec la sérénité, voire la sécurité requise, dans les délais prévus. D’autant qu’à la guérilla de terrain livrée par une nouvelle génération de militants radicalisés s’ajoute une bataille juridique.
Une solution jamais mise en œuvre
Le 28 février, le tribunal administratif a ainsi annulé la cession à l’Andra d’une forêt sous laquelle doit être aménagé le site de stockage. Cette confrontation participe d’une contestation tous azimuts des « grands projets inutiles imposés ». Elle se nourrit du rejet, par de jeunes activistes, d’un monde où « nucléaire » rime avec « autoritaire » et « mortifère ». A ceux qui leur exposent que le fardeau des déchets radioactifs ne peut être laissé aux générations futures, ils rétorquent qu’ils n’ont pas à supporter la charge des erreurs de leurs parents.
LE VILLAGE DE BURE EST VOUÉ À ACCUEILLIR, POUR L’ÉTERNITÉ, 85 000 M3 DE « COLIS » EMPOISONNÉS, DANS UN CIMETIÈRE CREUSÉ À 500 MÈTRES SOUS TERRE
Mais ce blocage renvoie aussi à l’absence de solution éprouvée, à la fois fiable et acceptable, pour ses résidus ultimes. On parle ici d’une infime fraction (3 %) des déchets nucléaires produits en France (2 kg par an et par habitant, à comparer à 2 500 kg de déchets industriels). Mais il s’agit de matières à haute activité et à vie longue – des dizaines, pour certaines des centaines de milliers d’années. Ce sont 85 000 m3 de « colis » empoisonnés que le village de Bure est voué à accueillir, pour l’éternité, dans un cimetière creusé à 500 mètres sous terre.
L’Andra fait valoir que le stockage géologique constitue, au niveau international, « la solution de référence » pour ces produits. Aucun pays ne l’a encore mise en œuvre. Les rares expériences approchantes ont mal tourné. En Allemagne, à Asse, de l’eau s’est infiltrée dans une mine de sel abritant des déchets de faible et moyenne activité. Et au Nouveau-Mexique (Etats-Unis), un incendie et un rejet de radioactivité se sont produits, en 2014, dans un dépôt de déchets militaires au sein d’une couche saline.
Jeu de dupes
L’établissement public met aussi en avant le processus démocratique qui encadre son activité. C’est faire quelques accommodements avec une histoire déjà ancienne. En 1990, le premier ministre de l’époque, Michel Rocard, décrète un moratoire sur la recherche d’un site de stockage, tant la révolte gronde dans les quatre départements prospectés (Ain, Aisne, Deux-Sèvres, Maine-et-Loire). L’année suivante, une loi sur la gestion des déchets radioactifs retient le stockage souterrain seulement comme l’une des options possibles, et prévoit, pour l’étudier, la création de « laboratoires », au pluriel. Au moins deux, donc.
L’Andra conduira bien des investigations géologiques dans plusieurs zones (Gard, Haute-Marne, Meuse, Vienne). Mais un unique site sera retenu, Bure. Les élus meusiens et haut-marnais, qui avaient donné leur accord à un centre de recherche, comprendront trop tard qu’ils ont hérité d’un centre d’enfouissement. Les opposants historiques n’ont pas oublié ce jeu de dupes.
Ils n’ont pas oublié non plus que l’option alternative d’un « entreposage de longue durée en surface » de ces déchets, présente dans la loi et prônée lors d’un débat public national tenu en 2005, a fini aux oubliettes. Avant de resurgir dans le débat politique, puisqu’elle est reprise dans le projet de plate-forme présidentielle négocié entre Benoît Hamon (PS) et Yannick Jadot (Europe Ecologie-Les Verts), qui veut mettre fin au projet Cigéo.
Un si joli village
C’est ce long contentieux qui refait aujourd’hui surface. Il explique pourquoi des anciens, qui n’ont guère le profil de zadistes pressés d’en découdre avec les forces de l’ordre, déclarent leur « total soutien » aux actions en cours. Il rappelle surtout que les déchets de la filière nucléaire restent, en l’état actuel de la science et de la technologie, son talon d’Achille.
Puisqu’il est exclu de les déverser dans l’océan comme on le fit par le passé, de les expédier dans l’espace comme certains l’ont imaginé, ou encore de les exporter vers des pays en développement moins regardants, il faudra bien finir par leur trouver un exutoire. Le moins mauvais possible, à défaut du meilleur. D’ici là, la sagesse voudrait que, quand la France se posera la question de renouveler ou non son parc nucléaire, elle mette dans la balance le poids de ses rebuts. Pour qu’ils ne s’ajoutent pas à ceux légués à Bure, ou à un autre si joli village.
Pierre Le Hir
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 01.03.2017 à 11h15 • Mis à jour le 01.03.2017 à 16h16 :
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2017/03/01/dechets-nucleaires-l-impasse_5087358_3232.html
Site d’enfouissement de Bure : « On ne nous atomisera jamais »
L’opposition au centre d’enfouissement des déchets radioactifs dans la Meuse s’enracine. Mais les quelques dizaines d’habitants clandestins du bois Lejuc sont sous le coup d’une expulsion.
Ce matin de janvier, le village de Bure (82 habitants), aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne, est figé sous un glacis de poudre blanche. A un vol de corneille, le bois Lejuc, théâtre à l’été 2016 d’une guérilla champêtre, semble abandonné aux sangliers et aux chevreuils, dont les traces se dessinent dans la neige fraîche. D’autres occupants sont pourtant présents, furtifs et insaisissables.
En levant les yeux, on aperçoit, perchée sur la fourche d’un grand chêne, une plate-forme recouverte d’une bâche. De là-haut, la vue est imprenable sur le pays de Bure. Non loin, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a creusé un laboratoire souterrain préfigurant le Centre industriel de stockage géologique (Cigéo), pour les rebuts les plus dangereux de l’industrie atomique. Et c’est ici, à l’aplomb de cette forêt, qu’elle veut enfouir dans l’argile, à 500 m de profondeur, 85 000 m3 de déchets de haute activité et à vie longue – des centaines de milliers d’années pour certains. Des résidus issus du parc nucléaire hexagonal, mais aussi des activités de recherche et du secteur de la défense, pour l’instant entreposés à la Hague (Manche), Marcoule (Gard) ou Cadarache (Bouches-du-Rhône).
Camp retranché
Un jeune Robin des bois a passé la nuit à ce poste de vigie. « Ici, lance-t-il, je me sens utile. Je me bats contre l’Andra et son monde, contre Vinci [maître d’œuvre du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes] et son monde. » Mado, un prénom d’emprunt, s’est formée elle aussi à la grimpe et au rappel, avant d’initier d’autres volontaires. Ces maisons des cimes, dit-elle, sont « le moyen le plus efficace de lutter contre la réoccupation de la forêt par l’Andra ».
Les quelques dizaines d’habitants clandestins du bois Lejuc le savent, ils sont sous le coup d’une expulsion. L’un d’eux, installé dans une cabane de planches et de palettes bâtie sur deux niveaux, avec laine de verre, paille, matelas et poêle à bois, était assigné en référé devant le tribunal de Bar-le-Duc, mercredi 11 janvier. L’audience a été reportée, mais tôt ou tard, l’Andra obtiendra l’évacuation des lieux. L’avocat des anti-Cigéo, Me Etienne Ambroselli, espère gagner du temps, jusqu’à la fin de la trêve hivernale. « Construire ici son habitation, c’est un acte fort, politique, philosophique et même spirituel », plaide-t-il.
En attendant, les contestataires ont repris possession de la forêt, qu’ils avaient déjà investie pendant trois semaines, au début de l’été, avant d’être délogés par les gendarmes mobiles. Des nacelles aériennes ont été échafaudées, des toilettes sèches aménagées, et une cantine sert de point de ralliement. Un gaillard en treillis, le visage enturbanné, monte la garde. « Faire un gros trou pour y mettre les déchets nucléaires est une idée folle, pense-t-il. S’il y a une fuite, à 500 m sous terre, ça sera ingérable. Les eaux souterraines risquent d’être contaminées, répandant la mort. » Aucun pays n’a encore mis en œuvre la solution de l’enfouissement. Aux Etats-Unis, un incendie et un relâchement de radioactivité se sont produits en 2014 dans le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP), un site de stockage de déchets militaires implanté au Nouveau-Mexique, au milieu d’une couche de sel, à 650 m de profondeur.
« Nous nous battons avec des moyens dérisoires, mais depuis cinq mois, nous bloquons le chantier de l’Andra. Voilà longtemps que le mouvement antinucléaire n’avait pas connu un tel succès », observe Sylvain. A l’orée du bois sont dressées des barricades de pneus, de tôles et de rondins qui ne tiendraient pas longtemps face aux forces de l’ordre. Çà et là, les blocs d’un mur de béton mis à bas par les opposants jonchent le sol. Dans la neige poudreuse, une main a tracé cette devise épicurienne : « Ci-jouit la lutte. »
A quelques kilomètres de là, le siège de l’Andra a lui aussi, derrière ses grilles et son poste de garde, une allure de camp retranché. David Mazoyer y a pris, à l’automne, la direction du Centre Meuse/Haute-Marne. Il voudrait enterrer la hache de guerre. « La construction du mur était sans doute une erreur, reconnaît-il. Nous voulons retrouver une situation sereine. »
En août, la justice a déclaré « illicite » le défrichement mené par l’Andra dans le bois Lejuc, sur près de 8 hectares, sans autorisation. L’agence a replanté 2 000 arbres et escompte, dans les prochaines semaines, un arrêté préfectoral régularisant le déboisement et son extension. Moyennant quoi, assure le directeur, « l’objectif reste de déposer une demande d’autorisation de création [du stockage] au cours du deuxième semestre de 2018 ». La construction pourrait alors débuter en 2021 et la mise en service intervenir en 2025, pour une phase pilote de dix ans, puis une exploitation pendant un siècle, avant le scellement définitif des galeries.
Face à un calendrier écrit d’avance, les opposants veulent s’inscrire dans la durée. Et s’enraciner. « Depuis la Grande Guerre, la Meuse est une terre sacrifiée, explique Sylvain. L’agriculture industrielle l’a vidée de ses paysans. Aujourd’hui, l’industrie nucléaire en fait un désert. La meilleure réponse, c’est d’habiter ce territoire, d’y tisser des liens et d’agir contre la résignation, collectivement. » C’est ce que disent leurs banderoles : « On ne nous atomisera jamais. »
Elus sur la défensive
Leur quartier général est une bâtisse achetée par le collectif Bure zone libre et le réseau Sortir du nucléaire, transformée en « maison de la résistance ». L’été, des centaines de militants, jeunes ou moins jeunes, font le pèlerinage de Bure. Certains ne font que passer, d’autres s’y arrêtent. Ils ont aussi commencé à essaimer. Des habitations sont rénovées près de l’ancienne gare de Luméville, trois maisons sont en cours d’acquisition dans les villages environnants, où projets de vie et projets de lutte se rejoignent. Des pommes de terre ont été plantées sur des parcelles de l’Andra, des variétés anciennes de blé semées, un fournil est en chantier, des marchés de produits locaux sont en gestation, là où tous les commerces avaient disparu.
Ceux, parmi les paysans et les habitants des environs, qui s’opposent depuis vingt ans au laboratoire, aujourd’hui au centre de stockage, voient d’un bon œil ce sang neuf. « Les associations historiques ont fait leur travail d’alerte, souligne Régine Millarakis, une retraitée membre de Meuse Nature Environnement. Face à la surdité des pouvoirs publics, nous n’avons plus d’autre solution que l’action sur le terrain. »
Certains élus sont eux aussi sur la défensive. Pourtant favorable à l’enfouissement, Daniel Ruhland, maire (div. droite) de Montiers-sur-Saulx et conseiller départemental du canton de Ligny-en-Barrois, dont dépend Bure, est amer : « L’Andra nous a fait miroiter un développement économique de notre territoire, mais on ne voit rien venir. » Bien sûr, la Meuse et la Haute-Marne reçoivent chacune 30 millions d’euros par an de fonds d’accompagnement, qui servent à changer le mobilier urbain ou à ouvrir des salles des fêtes. « A quoi bon, pense l’édile, si nos villages se désertifient ? »
Pierre Le Hir (Bure (Meuse) envoyé spécial)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 11.01.2017 à 10h39 • Mis à jour le 11.01.2017 à 19h18 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/01/11/site-d-enfouissement-de-bure-on-ne-nous-atomisera-jamais_5060775_3244.html
Déchets radioactifs : à Bure, « on défait le mur ! »
Dimanche, les opposants à l’enfouissement des résidus nucléaires dans la Meuse ont abattu l’enceinte en béton du chantier. Le conflit s’installe dans la durée.
« Et la forêt, elle est à qui ? Elle est à nous ! Andra, dégage ! » Dimanche 14 août en fin de matinée, le slogan claque dans le cortège qui s’avance, sous un soleil de plomb, vers une forêt dominant le petit village de Bure, aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne.
Il donne la nouvelle tonalité, plus radicale que pastorale, de la lutte contre le Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) que prévoit de construire ici l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) pour y enfouir les résidus nucléaires les plus dangereux.
Joignant le geste à la parole, environ 400 opposants – militants historiques de la région, agriculteurs, villageois mais aussi, en plus grand nombre, jeunes activistes pour beaucoup cagoulés et masqués – investissent un domaine forestier où, depuis plusieurs semaines, l’Andra mène des travaux de reconnaissance.
D’ordinaire, les gendarmes mobiles et les vigiles de l’agence quadrillent le terrain, empêchant toute intrusion et multipliant les contrôles d’identité. Aujourd’hui, ils ont choisi de se retirer pour éviter tout incident. Pas un seul uniforme en vue. La forêt est ouverte, seulement survolée par un hélicoptère.
« Sabotage collectif et joyeux »
Les manifestants en profitent. Plusieurs dizaines d’entre eux, munis de masses, de barres à mine, de béliers, de pioches et de cordes, abattent l’un après l’autre les pans d’une enceinte de béton avec lesquels l’agence a fortifié son chantier.
D’autres taguent la paroi où s’étalent des devises colorées. « Vos déchets on n’en veut pas », « ni ici ni ailleurs », « que revive la forêt communale », ou plus loin, en grosses lettres jaunes, « on défait le mur ! ». D’autres encore replantent des arbrisseaux sur les parcelles déboisées.
« Ce sont les tombes de l’Andra », dit un jeune opposant qui se fait appeler Sylvestre et qui revendique « un acte de sabotage collectif et joyeux ». « La vraie violence, défend-il, c’est celle d’une agence qui colonise le territoire, défriche la forêt en toute illégalité et construit un mur de la honte. »
De fait, la fronde contre la « poubelle nucléaire de Bure », longtemps limitée aux associations locales et aux réseaux antinucléaires, a changé de visage et de méthodes, depuis que l’Andra a entrepris des travaux dans ce massif de 220 hectares, dit bois Lejuc, sur la commune de Mandres-en-Barrois (Meuse).
Il se trouve en effet à l’aplomb du futur site de stockage, conçu pour confiner à 500 mètres sous terre, dans 300 kilomètres de galeries, 80 000 mètres cubes de déchets hautement radioactifs et à vie longue, pour un coût prévisionnel de 25 milliards d’euros.
Ces travaux, indique l’Andra, consistent en « une campagne de reconnaissance géotechnique destinée à recueillir les données nécessaires aux études de conception du projet Cigéo ». En clair, des forages et des relevés de terrain qui lui permettront de présenter, en 2018, une demande d’autorisation de création du centre de stockage, pour un démarrage du chantier de construction en 2021 et une mise en service en 2025.
Camp fortifié
Pour « sécuriser le site dont elle est propriétaire », l’agence a d’abord planté une double rangée de piquets et de barbelés. Cette clôture a été arrachée et cisaillée par des militants, qui en ont fait des barricades derrière lesquelles ils ont tenu la forêt pendant trois semaines, entre le 19 juin et le 7 juillet, avant d’être délogés par les gendarmes mobiles.
A la place, c’est un mur de béton de deux mètres de hauteur qui a été érigé, transformant le chantier en camp fortifié. Il doit s’étirer sur près de quatre kilomètres de long et sa pose, au milieu d’une large saignée, a entraîné, selon les opposants, le défrichement de sept hectares sur lesquels « des chênes centenaires ont été tronçonnés ».
« Nous n’avons jamais interdit à personne de se promener dans les bois qui nous appartiennent, d’y pique-niquer ou d’y cueillir des champignons, répond Jean-Paul Baillet, directeur du centre Meuse-Haute-Marne de l’agence. Mais nous devons protéger nos salariés, qui subissent des menaces, et nos matériels scientifiques, qui ont fait l’objet de dégradations. »
En poussant à l’intérieur de la forêt, on découvre en effet la carcasse calcinée d’un bâtiment préfabriqué de l’Andra qui a été incendié la veille, au milieu d’un stock de tubes de forage et de cloisons de béton prêtes à être posées.
Le bois Lejuc, ce bout de forêt perdu au milieu de nulle part, est ainsi devenu le foyer de la contestation anti-Cigéo et, plus largement, des luttes antinucléaires. Les opposants se défendent pourtant de vouloir créer ici une nouvelle « zone à défendre », à l’image de celles de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) ou de Sivens (Tarn).
De son côté, l’Andra dit vouloir avant tout « éviter la violence ». Mais la mobilisation, dont la journée du 14 août n’était qu’une étape, n’en semble pas moins partie pour durer. « Aujourd’hui, nous avons fait tomber les murs, se félicitait dimanche un jeune activiste. C’est aussi la chape de plomb de la fatalité et de la résignation qui s’est fissurée. Ce que nous vivons ici, c’est le renouveau du mouvement antinucléaire. »
Guérilla militante et juridique
D’autant qu’à la guérilla militante les anti-Cigéo ajoutent la guérilla juridique, en conjuguant actions sur le terrain et dans les prétoires. Et ils ont remporté un premier succès. Le 1er août, le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc, saisi par des associations et des habitants de Mandres-en-Barrois, a considéré que l’Andra avait procédé, pour installer son mur, à un défrichement « illicite ».
Il lui a ordonné de suspendre tout déboisement et de remettre les lieux en état – c’est-à-dire d’y replanter des arbres – dans un délai de six mois, sauf à obtenir de la préfecture l’autorisation de défrichement nécessaire. L’Andra reconnaît « une erreur d’appréciation » sur la réalité du déboisement, tout en annonçant qu’elle « n’exclut pas de reprendre les travaux de pose de la clôture dans les prochains jours ».
De mémoire d’opposant, c’est la première fois que le projet d’enfouissement des déchets radioactifs subit un revers devant un tribunal. « C’est une victoire historique, juge Régine Millarakis, militante de longue date contre le projet Cigéo et membre de la coordination Burestop. Elle nous redonne du courage pour continuer à nous battre face à un organisme public qui agit comme un rouleau compresseur. »
Directeur des opérations industrielles de l’Andra, Patrice Torres craint, lui, que toutes ces actions « ne fassent perdre du temps et de l’énergie pour un projet essentiel pour la nation et pour l’Etat ».
Dimanche, alors que la nuit tombait, les manifestants quittaient le bois Lejuc. Ils annonçaient avoir mis à bas l’enceinte de béton sur un kilomètre, soit la presque totalité de sa longueur. Une nacelle de vigie, installée à l’orée du bois, montait la garde.
Pierre Le Hir (Bure (Meuse), envoyé spécial)
Journaliste au Monde
A Bure, avec les « insoumis à la radioactivité »
Les opposants au centre d’enfouissement de déchets nucléaires de la Meuse veulent empêcher de premiers travaux dans une forêt communale
En cette veille de 14-Juillet, l’ordre règne à Bure (Meuse). Sur les hauteurs du petit village, au milieu des champs d’orge et de colza, un chemin de terre mène à une forêt épaisse : le bois Lejuc, sur le territoire de Mandres-en-Barrois. Pas une âme en vue, si ce n’est la demi-douzaine de gendarmes postés à l’orée du massif. Sortant de leur véhicule, ils relèvent notre identité et nous escortent sur l’ancienne voie romaine qui longe la hêtraie parsemée de chênes, de charmes, d’érables et de merisiers. Défense d’y mettre le pied.
C’est ce bois de 220 hectares que deux cents opposants au Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) des déchets nucléaires ont occupé, le 19 juin. Eux disent l’avoir « libéré du joug » de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra).
Le 7 juillet à l’aube, ils en ont été délogés par des gendarmes mobiles, lors d’un assaut auquel leurs barricades n’ont pas longtemps résisté, sous un nuage de gaz lacrymogènes. Mais samedi 16 juillet, grâce à des renforts venus d’autres régions, ils espèrent bien le reconquérir par une « manif de réoccupation ».
Voilà comment, sous les futaies, le combat des anti-Cigéo est en train de changer de visage. Depuis que le site de Bure a été choisi, à la fin des années 1990, pour accueillir un laboratoire de recherche préfigurant un centre d’enfouissement de déchets radioactifs, le projet était resté abstrait. Qui peut se représenter un « stockage géologique » dans une « couche profonde » d’argilites « du Callovo-Oxfordien » ? Qui plus est, à 500 mètres sous terre ?
Premiers stigmates
Mais tout est devenu beaucoup plus réel depuis que l’Andra a entrepris des travaux dans le bois Lejuc, cédé par la commune de Mandres-en-Barrois en échange d’une autre forêt. C’est à l’aplomb de cette parcelle forestière que doivent être creusés les puits qui achemineront ouvriers et matériels dans les tréfonds du sous-sol, pour y percer les 300 kilomètres de galeries destinées à abriter 80 000 mètres cubes de déchets hautement radioactifs et à vie longue. Elles seront reliées, par des descenderies de cinq kilomètres, à la commune haut-marnaise de Saudron où, durant un siècle, un terminal ferroviaire recevra, à raison de deux convois par semaine, les « colis » radioactifs provenant des centrales nucléaires françaises et de l’usine de retraitement de la Hague (Manche).
Le bois Lejuc en porte les premiers stigmates : une saignée courant le long du peuplement forestier, où les arbres ont été coupés ras pour laisser place à une double rangée de piquets et barbelé. Les occupants les ont arrachés et cisaillés, mais l’Andra prévoit de les remplacer par une clôture en béton.
« En vue de la demande d’autorisation de création du centre de stockage, qui sera déposée en 2018 pour une éventuelle mise en service en 2025, nous devons faire des forages, pour connaître la nature du sol et dimensionner les installations de surface, justifie le directeur du centre Meuse-Haute-Marne de l’Andra, Jean-Paul Baillet. Si nous avons été obligés d’installer une clôture amovible, c’est en raison de destructions de matériel et de menaces contre nos salariés et nos sous-traitants. »
A ce stade, ajoute-t-il, « il ne s’agit pas de défrichement ». Le déboisement viendra plus tard, avec les fouilles archéologiques requises pour tout chantier, puis l’aménagement des bâtiments de surface et de la zone où seront déversées les roches extraites du sous-sol, sur une emprise totale de 300 hectares.
« Dernier bien commun »
Les contestataires ont une tout autre vision. Au cours des trois semaines d’occupation qui, autour d’un noyau de militants antinucléaires et d’opposants « historiques », ont soudé des villageois venus tenir les barricades et des paysans apportant planches à cabanes et victuailles, ils ont commencé à écrire un nouveau récit pour le pays de Bure.
Il fait pièce à celui déroulé par l’Andra qui, depuis vingt ans, explique aux habitants que le fardeau des déchets nucléaires ne peut être laissé aux générations futures, assure que les risques industriels sont maîtrisés et, pour être mieux entendue, distribue chaque année 30 millions d’euros de fonds d’accompagnement à la Meuse comme à la Haute-Marne, tout en promettant deux mille emplois pendant la phase de pointe du chantier, puis cinq cents durant les cent ans d’exploitation du site.
« Ici, où la monoculture céréalière a vidé les champs de leurs paysans, la forêt est le dernier bien commun, dit un jeune opposant, qui se présente sous le pseudonyme bien choisi de Sylvestre. L’Andra, qui a déjà acquis 1 000 hectares de terres agricoles et 2 000 hectares de forêts, est en train de tout privatiser. Elle sème le désert. Nous voulons semer la vie. » Alors, puisque « ce n’est pas dans les couloirs feutrés du Parlement que l’on fera bouger les choses », il a opté pour « la lutte sur le terrain ».
A l’idée de « zone à défendre » (ZAD), marquée par les conflits de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) ou de Sivens (Tarn) et « stigmatisante », il préfère celle de « zone d’insoumission à la radioactivité » (ZIRA), en référence à la « zone d’intérêt pour la reconnaissance approfondie », où l’Andra a recherché un site d’enfouissement.
« Projet inutile et imposé »
Qui sont ces insoumis ? Ce midi-là, dans la Maison de Bure, une vaste bâtisse transformée en « maison de la résistance », entre église et mairie, ils sont une quinzaine attablés. Des jeunes surtout, filles et garçons, souvent passés par d’autres luttes. Des anciens aussi, habitants des villages voisins ou venus de plus loin.
Christian et son épouse, Marie-Jeanne, agriculteurs alsaciens à la retraite et membres de la Confédération paysanne, sont de toutes les actions « contre l’accaparement des terres, surtout pour un grand projet inutile et imposé ». Danielle, enseignante, retraitée elle aussi, pense que « la terre appartient aux gens d’ici, ceux qui y vivent et y travaillent ».
Pour Michel, de Mandres-en-Barrois, « la goutte d’eau » a été la cession du bois Lejuc à l’Andra, par un vote du conseil municipal à bulletin secret, un matin de juillet 2015 aux aurores. Cela, alors que deux ans plus tôt, les villageois avaient refusé son échange contre d’autres boisements. Thierry, un ancien technicien de l’Office national des forêts, trouve ici « une convergence des luttes contre le nucléaire et la destruction des forêts ». Jean-Pierre, un agriculteur qui a, depuis ses hangars à foin, une vue imprenable sur la voie ferroviaire, est « contre le projet, mais aussi contre les méthodes de l’Andra qui, pour s’implanter sans vagues, achète les consciences ».
Avant de dresser des barricades, les opposants ont tenté des recours juridiques, contre l’échange de forêts et contre le défrichement, à leurs yeux « illégaux ». La justice tranchera. Vendredi 15 juillet après-midi, le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc les a déboutés de leur demande de retrait de l’ordonnance d’expulsion prise à leur encontre à la requête de l’Andra.
« L’occupation du bois est légitime, défend Régine Millarakis, membre de la coordination Burestop et figure historique du mouvement. Les déchets nucléaires, il faut d’abord arrêter d’en produire, ensuite chercher une autre solution que l’enfouissement. Comme l’entreposage de longue durée, qui avait été mis en avant lors du débat public de 2005, mais qui n’a pas été exploré ». Cette femme menue à la voix douce prévient : « Aucun d’entre nous n’a envie d’aller à l’affrontement. Mais l’Andra nous mène dans une impasse. Il faut se battre pour en sortir. »
Pierre Le Hir (Bure (Meuse), envoyé spécial)
Journaliste au Monde