Depuis le 27 mars, des milliers de grévistes bloquent la Guyane. Le 28 a été déclaré « journée morte » ; les ministres de l’intérieur, Matthias Fekl, et des outre-mer, Ericka Bareigts, sont arrivés à Cayenne le lendemain. Les manifestants réclament un renforcement de la sécurité, un meilleur accès à la santé et l’éducation, et le respect du principe de l’égalité républicaine sur le territoire. Entretien avec l’anthropologue sociale et ethnologue Isabelle Hidair, maîtresse de conférences à l’université de Guyane, qui analyse les causes de ce malaise.
Pendant les près de trois siècles de la période coloniale (1676-1946), la France a envoyé des esclaves, des bagnards, des colons et des fonctionnaires pour peupler et développer la Guyane, où vivaient des Amérindiens. En 1946, au moment de la départementalisation, les descendants d’esclaves sont devenus des citoyens à part entière, accédant aux responsabilités politiques.
Depuis les années 1960, ce département d’outre-mer, grand comme le Portugal, recouvert à 80 % par des espaces naturels, a accueilli à Kourou un centre spatial, et a connu une véritable explosion démographique, sur fond d’une immigration en provenance du Brésil, du Suriname et de Haïti. Aujourd’hui, les tensions intercommunautaires se durcissent, une crise économique frappe le territoire, et surtout la violence s’installe : criminalité en hausse, délinquance, insécurité.
Antoine Flandrin – Pourquoi la criminalité et la délinquance ont-elles atteint des taux records en Guyane ?
Isabelle Hidair.- Depuis plusieurs années, la Guyane est confrontée à une grande insécurité. Le nombre des coups et blessures volontaires, des cambriolages et des vols avec armes est deux à trois fois plus élevé que la moyenne en France métropolitaine. De plus en plus de jeunes tombent dans le trafic de drogue. Les braquages devant les distributeurs automatiques sont fréquents.
Si vous ne donnez pas 20 euros, vous pouvez perdre la vie. Ces derniers mois, des personnalités guyanaises ont été tuées chez elles, sans motif apparent : le meurtre, en novembre 2016, de Patrice Clet, secrétaire général adjoint du parti divers gauche Walwari, fondé par Christiane Taubira, a beaucoup choqué la population.
Les raisons de cette délinquance et de cette criminalité sont multiples. Il y a une grande détresse chez les jeunes, qui représentent 50 % de la population. Actuellement, nous formons des chômeurs. Seuls 12 % des 15-24 ans sont des bacheliers. La violence a germé dans la société guyanaise lentement mais sûrement, alors que le taux d’échec scolaire n’a jamais fait l’objet d’une étude précise pour pouvoir l’enrayer.
En Guyane, la lutte pour le principe de l’égalité républicaine est ancienne. Dans quelle mesure cette grève générale est-elle inédite ?
Les Guyanais ont longtemps cru que cette égalité était possible. La population attendait beaucoup de la transformation de la colonie en département, en 1946. La reconnaissance à part entière de l’appartenance des Guyanais à la nation française, l’égalité des droits et des devoirs avec les citoyens de la métropole et les promesses de développement économique du territoire, tout cela a fait qu’il n’était pas question de remettre en cause cette départementalisation. Différentes grèves ont déjà bloqué la Guyane, notamment en 2008.
Mais la grève générale qui la paralyse aujourd’hui est inédite. C’est la première fois que la route menant au centre spatial de Kourou, pôle économique majeur du département, est barrée. Seconde nouveauté : naguère, on faisait appel aux élus locaux pour jouer le rôle de porte-parole des revendications. Là, on a une révolution « participative ». Les grévistes guyanais disent : « Nous avons les réponses et nous pouvons négocier directement avec les ministères parce que nous savons ce que nous voulons et que nos élus ne sont pas à la hauteur. Nous tiendrons le temps qu’il faudra. »
La forte croissance démographique, portée entre autres par la hausse des naissances et de l’immigration, a-t-elle changé le visage de la Guyane ?
Depuis le XIXe siècle, la Guyane a connu de nombreuses vagues d’immigration : chinoise, hmong ou libanaise… Ces immigrations organisées par l’Etat français n’ont pas réussi à pallier les difficultés de peuplement de la Guyane. La construction du centre spatial à Kourou, dans les années 1960, a ensuite permis d’attirer de nombreux immigrés brésiliens, haïtiens et surinamiens.
Aujourd’hui, avec une population de 250 000 habitants, et un taux de croissance de 3,8 %, la densité reste la plus faible de tous les départements français. Malgré tout, l’accueil de nouveaux migrants venus du Brésil, du Suriname et de Haïti est très compliqué. Bien que la population ait doublé en vingt ans, le département est sous-équipé, en particulier au niveau des infrastructures, des écoles et des hôpitaux. Par ailleurs, les migrants qui arrivent n’ont pas les moyens de se payer des logements. Donc, ils s’installent dans des habitats insalubres, qui se développent en périphérie des villes. Les jeunes qui grandissent dans ces quartiers tombent facilement dans la délinquance.
Des tensions intercommunautaires sont apparues. Les créoles (ceux dont les ancêtres ont connu l’esclavagisme), autrefois majoritaires, ne voient pas tous d’un bon œil l’arrivée de ces migrants. Jusqu’ici la Guyane avait toujours réussi à intégrer les nouveaux arrivants, mais l’absence de conditions favorables a créé du rejet, de la xénophobie, du racisme. C’est dans ce contexte que le Front national a pu poser pour la première fois un pied en Guyane, en décembre dernier. C’est très inquiétant.
L’activité d’extraction d’or est-elle un facteur de déstabilisation de la Guyane ?
L’orpaillage à l’intérieur de la Guyane est une activité très ancienne, qui remonte à la fin XIXe siècle. Après un ralentissement, l’extraction est repartie à la fin des années 1960. Depuis les années 1980, une activité minière illégale qui rapporte énormément d’argent s’est développée dans la forêt. Des groupes clandestins armés, venus notamment du Brésil ou du Pérou, ont pris le contrôle de nombreuses ressources. Les techniques d’extraction qu’ils utilisent polluent les eaux des affluents de l’Amazone, mettant en souffrance les populations locales qui vivent de la pêche.
Cette criminalité renforce le sentiment d’insécurité. D’autant plus que l’or fait partie intégrante de l’identité des Guyanais. Dans les familles, les bijoux en or sont offerts à toutes les étapes de la vie. Aujourd’hui, toute une partie de la population ne porte plus ses bijoux, de peur de se les faire voler. Ça devient une vraie souffrance du point de vue identitaire.
L’économie guyanaise est très dépendante de la métropole. Pourquoi le territoire guyanais est-il resté si faiblement intégré au continent sud-américain ?
Parce que la Guyane applique les réglementations commerciales de l’Union européenne. De ce fait, les échanges commerciaux entre la Guyane et ses voisins sont très faibles. Nous ne pouvons importer les produits du continent parce qu’ils ne sont pas aux normes européennes – c’est le cas de la viande brésilienne, considérée comme impropre à la consommation. Nos voisins brésiliens et surinamiens ne peuvent acheter nos produits parce qu’ils sont trop chers, le revenu moyen par habitant en Guyane étant largement supérieur.
Les voies routières, maritimes et aériennes reliant la Guyane à ses voisins sont peu développées. Depuis peu, le pont sur l’Oyapock permet d’aller au Brésil. Pour se rendre au Suriname, il faut prendre un bac. On attend tout de l’Europe, et pourtant les voisins ont suffisamment de possibilités pour nous aider, même en matière de santé : le Brésil a des médecins tout à fait performants. Mais on ne peut se soigner de l’autre côté du pont, parce qu’on ne sera pas remboursé. Pour se soigner, certains doivent prendre l’avion pour Paris. Cela crée une frustration. La Guyane se trouve sur un continent, mais elle est isolée. C’est comme si nous étions une île.
Propos recueillis par Antoine Flandrin
Journaliste au Monde