Poutine renforce l’empreinte russe sur l’Arctique
Le chef de l’Etat russe minimise le réchauffement climatique et prône une exploitation accrue des territoires du Nord.
En prélude au forum sur l’Arctique organisé, jeudi 30 mars, à Arkhangelsk (Russie), sur les bords de la mer Blanche, Vladimir Poutine a commencé par poser le pied sur la Terre d’Alexandra, l’île la plus occidentale et la plus grande de l’archipel François-Joseph, annexée par l’URSS en 1926. Une courte expédition destinée à promouvoir ses territoires du Grand Nord. Pour la Russie, l’Arctique est redevenue, comme au temps soviétique, un enjeu stratégique majeur.
A Arkhangelsk, en présence du président finlandais, Sauli Niinistö, et de son homologue islandais, Gudni Johannesson, Vladimir Poutine a lié le passé au présent, rappelé la puissance soviétique d’hier – saluant le 80e anniversaire de la première station dérivante d’URSS, qui permit d’explorer l’Arctique – et les ambitions de la Russie d’aujourd’hui. Des cinq pays riverains qui bordent le plus petit océan de la planète – Canada, Etats-Unis, Norvège, Danemark –, la Russie dispose du plus grand nombre d’atouts, par la surface de son territoire et par les ressources naturelles qui s’y trouvent. C’est aussi la dernière zone sans entrave pour le Kremlin.
Moscou « bombe le torse »
« Dans le contexte des sanctions internationales, l’Arctique reste la seule région où le business peut se développer pratiquement librement, mis à part des contraintes pour le forage en eau profonde », assurait dans les couloirs Mikhaïl Grigoriev, conseiller scientifique du Conseil de sécurité russe. Certes, les sanctions adoptées par les Etats-Unis et l’Europe en réaction au conflit ukrainien ont freiné, voire reporté, de gros investissements dans le domaine de l’exploitation des hydrocarbures.
Mais, ainsi que l’a rappelé David Campbell, patron du groupe pétrolier britannique BP, cité par l’agence Tass, « l’industrie sait s’adapter à ces changements ». Et M. Poutine n’a pas manqué de souligner à son tour que les projets communs avec des sociétés étrangères se poursuivaient, dont celui du gigantesque gisement de gaz liquéfié Yamal LNG, dans lequel le français Total est engagé.
Le chef du Kremlin voit plus grand. La fonte des glaces, a-t-il estimé, permettra non seulement d’exploiter davantage « l’énorme potentiel » des réserves naturelles russes, mais aussi de développer le trafic maritime dans cette région susceptible de raccourcir sensiblement les délais de navigation entre l’Asie et l’Europe du Nord. Ainsi, tandis que M. Niinisto insistait sur la « menace grave » que fait peser sur l’Arctique le changement climatique, Vladimir Poutine a paru balayer l’impact de l’homme sur la question.
« Trésor unique »
« Le réchauffement a commencé dans les années 1930, à l’époque, il n’y avait pas encore de tels facteurs comme les émissions [de gaz à effet de serre] », a-t-il déclaré, en jugeant « impossible » d’empêcher le phénomène. « La question est de s’y adapter », a souligné le chef de l’Etat russe, en contradiction avec ses propres déclarations lors de la Conférence de Paris sur le climat, en novembre 2015.
La Russie mise sur cette « route du Nord » qui lui donnerait la possibilité de contrôler le trafic Asie-Europe en imposant un droit de passage. Là encore, le pays, qui dispose du plus grand nombre de brise-glaces, bénéficie de sérieux atouts et du potentiel de postes de sauvetage et d’assistance technique indispensables. Dans cette optique, d’anciennes bases soviétiques sont rénovées, et Moscou « bombe le torse », selon l’expression d’un diplomate occidental, en multipliant les manœuvres militaires dans la région.
« Il peut y avoir des conflits d’intérêts, mais la probabilité d’un conflit militaire en Arctique est proche de zéro, car les pays riverains sont obligés de coopérer », tempère Pavel Goudev, chercheur à l’Institut Primakov de Moscou. De plus en plus de joueurs extérieurs, notamment asiatiques, apparaissent dans la région. Leur arrivée oblige à penser à la défense des frontières. » Il n’empêche : la Norvège, gardienne de la frontière septentrionale de l’OTAN, a déplacé ses quartiers généraux de défense vers le Nord, et a accueilli pour la première fois un déploiement de soldats américains.
Lire aussi : Les tensions entre la Russie et les Etats-Unis se rapprochent de l’Arctique
« Il n’y a pas de potentiel de conflit dans l’Arctique », a répété Vladimir Poutine, pour qui « le droit international définit clairement » les zones économiques de chacun et d’autres sujets sensibles tels que « la délimitation du plateau continental dans l’océan Arctique et la prévention de la pêche en haute mer non réglementée ». La Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 fixe à 200 milles marins (environ 370 kilomètres) la limite de chaque Etat riverain en matière d’exploration et d’exploitation des ressources. Or, la Russie revendique l’extension de son territoire marin, un triangle de 1,2 million de kilomètres carrés, en tentant de prouver que la dorsale montagneuse de Lomonossov prolonge son plateau continental jusqu’au pôle Nord.
A Arkhangelsk, sans craindre la contradiction, Vladimir Poutine a, dans son discours, insisté sur l’écologie et les efforts entrepris par l’armée russe pour débarrasser ce « trésor unique » qu’est l’Arctique des déchets de l’ère soviétique. Le travail sera achevé d’ici à 2020, a assuré son état-major. Mais Greenpeace Russie a lancé un pavé dans la mare en publiant, à la veille du forum, deux documents embarrassants. Le premier dresse une carte, photos à l’appui, de plus de cent sites submergés par des amas de fûts rouillés, des véhicules militaires, grues, excavatrices et bateaux en état de décomposition, et des bâtiments délabrés. Le deuxième démontre que la superficie des territoires protégés par le statut de réserve dans le Grand Nord russe est désormais cinq fois inférieure à celle détenue par les grands groupes pétroliers et gaziers.
Isabelle Mandraud (Arkhangelsk (Russie), envoyée spéciale)
Correspondante à Moscou
* LE MONDE | 31.03.2017 à 06h37 • Mis à jour le 31.03.2017 à 14h53 :
http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2017/03/31/poutine-renforce-l-empreinte-russe-sur-l-arctique_5103572_3214.html
La Russie se déploie dans l’Arctique
Vladimir Poutine annonce des efforts financiers, militaires et diplomatiques colossaux pour étendre le contrôle de la Russie sur sa frontière septentrionale. Il voit le réchauffement climatique comme une aubaine pour le développement de la région.
Vladimir Poutine a clos jeudi le forum annuel de l’Arctique russe sur une remarque climatosceptique dans la lignée de son camarade Donald Trump. Le président russe a nié la responsabilité de l’homme dans le changement climatique, affirmant que le réchauffement mondial n’était pas provoqué par les émissions de gaz à effet de serre. « Le réchauffement a commencé dans les années 1930 », a doctement expliqué Poutine, lors d’un Forum sur l’Arctique à Arkhangelsk, dans le Grand nord russe. « A l’époque, il n’y avait pas encore de tels facteurs anthropologiques comme les émissions, mais le réchauffement avait déjà commencé », à cause, entre autres, « des cycles globaux sur Terre ».
Présenter une Russie accommodante
Hormis cette position controversée, Vladimir Poutine s’est employé à présenter une Russie accommodante envers ses voisins de l’Arctique. Le forum de deux jours auquel ont assisté les présidents de l’Islande et de la Finlande était intitulé « Arctique : Territoire de dialogue ». Lors de son allocution, le président russe a insisté sur la coopération internationale, y compris avec les États-Unis, et souligné l’importance de la stabilité régionale : « L’Arctique est une zone de dialogue et doit le rester. »
Les autorités russes voient le réchauffement climatique comme une aubaine pour le développement du Grand Nord. La fonte des glaces ouvre progressivement le « passage du nord-est », une route maritime reliant l’Europe et l’Asie à travers l’océan Arctique. Elle a l’avantage d’être beaucoup plus courte – et donc moins chère – que la route passant par le canal de Suez. Très intéressés, les Chinois ont envoyé au Forum arctique d’Arkhangelsk une grosse délégation menée par l’un de leurs vice-premiers ministres, Wang Yang.
Investissements considérables promis par le Kremlin
Les investissements promis par le Kremlin sont considérables : 210 milliards de roubles d’ici 2025 (4 milliards de francs), alors que le pays n’est pas en grande forme économique. Sur toute la côte russe de l’Océan Arctique, la construction de ports, de villes et de terminaux de fret s’intensifie. Neuf points d’ancrage ont été définis entre Mourmansk et Anadyr, dans la Tchoukotka. La région a été durement frappée par l’effondrement de l’Union soviétique, qui fut suivi d’un désinvestissement de Moscou et par l’exode d’une grande partie des habitants. La Russie conserve cependant encore la population la plus importante parmi les pays de la zone arctique : 2,3 millions sur un total de 4 millions.
Les dividendes devraient en grande partie venir des hydrocarbures. Des réserves immenses de gaz et de pétrole se trouvent sous la banquise. Et les autorités continuent de placer davantage d’espoirs dans la manne pétrolière que dans la diversification de l’économie. Le Kremlin pousse ses deux géants d’État Rosneft et Gazprom à se lancer dans l’exploitation de gisement offshore.
Divers projets d’investisseurs privés
Mais Vladimir Poutine compte aussi beaucoup sur les investissements privés. Mercredi, il a félicité l’homme le plus riche de Russie, Leonid Mikhelson, pour « la rapidité » du développement du projet « Yamal LNG » (gaz naturel liquide) dans lequel le groupe français Total détient 20% et deux groupes chinois 29,9%. Quinze gigantesques méthaniers brise-glace (d’un coût total de 5,5 milliards de dollars) sont actuellement construits pour transporter le gaz vers les marchés chinois et européens. Le premier de ces navires a accosté hier au port de Sabetta, où se trouve le gisement gazier exploité par Yamal LNG.
Si Yamal LNG a réussi à boucler son financement, des projets comparables de Rosneft et de Gazprom sont considérablement gênés par un contexte politique difficile, caractérisé par les sanctions internationales contre la Russie. Des sanctions bloquant à la fois les financements étrangers et le transfert de technologies, dont les Russes sont largement dépourvus pour développer du offshore en zone arctique.
Déploiements militaires
D’où l’opération « soft power » déployée par le Kremlin cette semaine. Décidés à séduire leur auditoire, les lieutenants du président russe ont aussi mis en sourdine les revendications du pays. En 2015, le vice-premier ministre Dmitri Rogozine avait provoqué un incident diplomatique en se rendant sans prévenir sur l’île norvégienne de Svalbard, alors qu’il se trouve sur la liste des individus sous sanction internationale. Le même homme avait ensuite suggéré que l’annexion de la Crimée pourrait se reproduire dans l’Arctique. Présent à Arkhangelsk, le vice-premier ministre n’a pas dévié d’un iota de la ligne tracée par le président Poutine.
Cette « puissance douce » n’obère en rien le muscle militaire. Pendant que l’attention internationale était fixée sur le flanc méridional de la Russie (annexion de la Crimée, aide militaire au Donbass, libération de la Syrie), les outils de conquête territoriale se déploient rapidement sur son front septentrional. Un centre de commandement indépendant pour toutes les forces du Nord a été créé. Six bases militaires ont déjà été construites dans l’océan Arctique, avec installation de systèmes antimissile du dernier cri. Et la presse russe s’empare maintenant du thème de l’Alaska, « injustement » vendue aux Américains il y a 150 ans…
Emmanuel Grynszpan, Moscou
* Le Temps. Publié vendredi 31 mars 2017 à 20:50, modifié vendredi 31 mars 2017 à 20:52. :
https://www.letemps.ch/monde/2017/03/31/russie-se-deploie-larctique