« Le processus identitaire est une modalité particulière de la subjectivité à l’œuvre, consistant à fabriquer, à chaque seconde, une totalité significative. Je dois me représenter à chaque seconde comme un tout unifié pour pouvoir agir. Qu’importe si dans deux minutes mes options existentielles seront partiellement différentes, l’essentiel étant de réussir ces unifications ponctuelles et de croire à la continuité de moi-même. […] Le football est un lieu d’analyse particulièrement intéressant de la volatilité identitaire, notamment sous l’angle de la réversibilité émotionnelle. Les passions douces, en effet (familles joyeuses avec enfants maquillés comme pour carnaval), peuvent soudain se muer en bagarres violentes entre groupes de supporters ultras. »
Jean-Claude Kaufmann, Identités, la bombe à retardement, Paris, Editions Textuel, 2014
« Jamais un individu ne parviendra à être aussi possessif, narcissique, égoïste, jaloux, de mauvaise foi et à croire à ses propres balivernes que le peut un collectif. Ceux qui disent « la France », « le prolétariat », « la société » ou « le collectif » en papillotant des yeux, quiconque a l’ouïe fine ne peut qu’entendre qu’ils ne cessent de dire « Moi ! Moi ! Moi ! » ».
Comité invisible, Maintenant, Paris, La fabrique éditions, avril 2017
Quelques jours avant le 7 mai, je voudrais resituer le moins important et pourtant utile – voter contre le FN en choisissant comme moyen bien imparfait le bulletin du social-libéral Macron – par rapport au plus important – développer des alternatives de gauche et émancipatrices au néolibéralisme économique et, au-delà, au capitalisme, à l’étatisme et aux autres formes de domination à travers des mobilisations sociales et des expériences de vie autrement. Militant libertaire et altermondialiste, j’ai voté pour Philippe Poutou au premier tour, car il a porté une parole ouvrière de critique radicale de la professionnalisation politique adossée à un internationalisme sans failles. Je n’ai jamais autant hésité sur ce que j’allais faire que lors du premier tour de cette élection. Mon basculement en faveur de Philippe Poutou s’est opéré le jeudi 20 avril lors de la dernière émission télévisée avec les candidats, et plus particulièrement après l’attentat des Champs-Elysées, inspiré par un islamisme fondamentaliste, quand seuls Nathalie Artaud et Philippe Poutou ont résisté à la rhétorique consensuelle « unité nationale »-« sécurité », tout en condamnant cet acte meurtrier nourri par une idéologie ultra-conservatrice.
J’aurais pu opter pour l’abstentionnisme libertaire, promu par mon organisation politique, la Fédération anarchiste [1] et par d’autres [2]. Attitude pleinement légitime de critique des logiques oligarchiques travaillant nos régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques. Cependant, anarchiste néophyte, j’ai peut-être été trop longuement socialisé au vote dans ces régimes pour pouvoir me défaire complètement de son accoutumance pratique, malgré mes critiques théoriques. Mais c’est aussi que, en tant que libertaire et pragmatique, je ne crois pas que l’élection présidentielle soit sans effets sur le climat idéologique et politique, même si je ne pense plus – contrairement à ma jeunesse militante - qu’elle puisse devenir le levier principal d’une transformation sociale radicale, à la différence de ceux qui professent une « révolution par les urnes ».
Quelques leçons du premier tour
Cette élection présidentielle est intervenue dans un contexte d’extrême droitisation idéologique et politique [3], tendant à aimanter les discours publics jusqu’à la gauche, et à une progression de zones rhétoriques confusionnistes brouillant les barrières entre la gauche et l’extrême droite et facilitant l’extrême droitisation [4]. Le résultat de Marine Le Pen au premier tour a enregistré cette extrême droitisation avec le score historique pour le FN de plus de 7,6 millions de voix (21,30% des suffrages exprimés).
Cependant, la relative bonne nouvelle de la campagne de ce premier tour, dans ce contexte périlleux, est que l’hystérie identitaire portée par l’extrême droitisation a été tenue à distance au profit de la question sociale exprimée de manière diversifiée par les candidats de gauche, Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon, Philippe Poutou et Nathalie Arthaud. Ce retour de la question sociale dans le débat présidentiel, sur la base d’une critique démocratique du néolibéralisme économique, a réussi à disputer le social à son arraisonnement par le FN dans des secteurs des couches moyennes salariés et des milieux populaires. Dans ce cadre, la campagne de Jean-Luc Mélenchon, du mouvement France insoumise et de leurs soutiens a fait le plus gros travail. Je l’ai sous-estimé et je me suis trompé. On peut aussi faire l’hypothèse que la pugnacité de Philippe Poutou et de Nathalie Artaud lors du deuxième débat télévisé du 4 avril a participé au bon score de Jean-Luc Mélenchon, la sympathie pour leurs prestations respectives se déplaçant en un « vote utile » à gauche.
Pour ma part, je me suis inquiété d’ambiguïtés dans les discours de Jean-Luc Mélenchon, risquant d’alimenter de manière non volontaire des tuyaux rhétoriques confusionnistes : ambiguïtés cocardières, ambiguïtés laïcardes (à l’écart de l’esprit de tolérance laïque de la loi de 1905), ambiguïtés étatistes-centralistes et ambiguïtés plébiscitaires. Or, ces ambiguïtés, réellement constatables, semblent ne pas avoir joué, ou peu, dans les derniers temps de la campagne officielle quand les intentions de vote pour Jean-Luc Mélenchon ont décollées, saut peut-être la tactique cocardière. Il y a eu aussi l’attitude repoussoir de la fraction la plus active et visible des Insoumis sur internet (dont sur Mediapart) et sur les réseaux sociaux : agressive, sectaire et dogmatique. Elle n’est vraisemblablement pas représentative de la diversité des participants à France insoumise et, au-delà, des soutiens actifs de la campagne de Jean-Luc Mélenchon.
Le paradoxe est l’arrivée en tête du premier tour d’Emmanuel Macron, apparaissant à certains comme un homme « neuf » et une possibilité de « renouvellement » après la déception à l’égard du quinquennat de François Hollande, alors que le technocrate-banquier en a été un des principaux inspirateurs sociaux-libéraux et que les politiques qu’il propose, situées entre François Hollande et François Fillon, aggravent les orientations néolibérales menées depuis 1983. Donc de vieilles recettes qui ont participé à nous conduire au bord du précipice. On a vraisemblablement là un électorat portant de fortes tensions entre des soutiens sociaux des politiques néolibérales, parmi la classe dirigeante et les fractions les plus privilégiées des couches moyennes, des malentendus autour du « nouveau » et le « vote utile » face à la menace FN (ou simplement de la perspective d’un deuxième tour Fillon/Le Pen) d’anti-néolibéraux.
Doit-on regretter que Benoît Hamon ne se soit pas désisté pour Jean-Luc Mélenchon, comme le « vote utile » pour Emmanuel Macron au premier tour à gauche, les votes pour Philippe Poutou et Nathalie Arthaud, voire les appels libertaires ou citoyens à l’abstention alors que la présence de Jean-Luc Mélenchon au second tour est finalement apparue à portée de main ? Tout d’abord, le regret peut facilement dériver vers les aigreurs de la rancœur, qui atteignent davantage ceux qui en sont porteurs que leurs objets. On voit déjà à l’œuvre son caractère corrosif dans certaines attitudes d’Insoumis sur internet et sur les réseaux sociaux.
Par ailleurs, s’inscrire dans une telle voie risquerait de réintroduire une logique de certitude dans le rapport à la politique, alors qu’un des défis importants de son renouvellement profond consiste, après la prégnance de visions dogmatiques du marxisme (tout particulièrement dans ses versions de type stalinien), à prendre acte du caractère inéluctable du rapport entre l’action et une incertitude historique relative. Et qui serait détenteur de cette prétendue certitude quant à ce qui va nécessairement se passer ? Un chef ? Un mouvement d’avant-garde ? Les sondages des intentions de vote ?... Rappelons que quand Benoît Hamon était en tête dans les sondages, les animateurs de France insoumise ont récusé le désistement en sa faveur. Les sondages : illusions quand ils sont défavorables à son camp et impératifs guidant le « vote utile » quand ils lui sont favorables ?
Le caractère aléatoire des processus concernés est aussi à souligner : le premier débat télévisé à seulement cinq candidats du lundi 20 mars semble avoir joué un rôle décisif dans la dynamique ascendante de Jean-Luc Mélenchon dans les intentions de vote. On peut supposer que les premiers sondages ayant suivi le débat ont surtout enregistré ce qui a été largement perçu comme une meilleure prestation de Jean-Luc Mélenchon par rapport à Benoît Hamon et les premiers commentaires de journalistes et de « spécialistes » la soulignant, puis que cela a fait boule de neige pour apparaître ensuite comme inéluctable, dans une modalité de « prophétie auto-réalisatrice » aidée par la logique d’un « vote utile ». Doit-on pour autant faire principalement dépendre un vote d’une bonne prestation télévisée ?
Et puis où s’arrête « le vote utile » guidé par les sondages ? Pourquoi à Jean-Luc Mélenchon et pas à Emmanuel Macron ? Je connais des anticapitalistes radicaux qui ont voté Emmanuel Macron au premier tour de crainte d’avoir un duel Fillon/Le Pen au second, et ils avaient de bonnes raisons de leur point de vue, que je ne partageais pas, pour le faire.
La pluralité des paris raisonnés en situation d’incertitude historique relative apparaît incontournable et devrait être pleinement intégrée si l’on veut détendre les rapports entre des personnes ayant des options politiques proches mais faisant des paris différents. Comme le rappelait le philosophe Maurice Merleau-Ponty :
« Puisque nous n’avons, quant à l’avenir, pas d’autre critérium que la probabilité, la différence de plus ou moins probable suffit pour fonder la décision politique, mais non pas pour mettre d’un côté tout l’honneur, de l’autre tout le déshonneur. » [5]
Dans cette perspective, il apparaît dérisoire de considérer que ceux qui font des paris raisonnés différents du sien, bien qu’ayant des valeurs et des orientations politiques proches, sont nécessairement des « salauds » ou des « traîtres ».
De 2017 à… 2007 : prudence !
La science politique a mis en évidence à maintes reprises que les électorats constituent structurellement des agrégats composites du point de vue des logiques sociales et des motivations individuelles. Or, spontanément, on a tendance à donner un caractère commun à ce que produit l’opération d’agrégation du plus ou moins hétérogène dans un « même » vote. L’illusionnisme et l’auto-illusionnisme militant, comme celui des commentateurs journalistiques, des conseillers en communication, des sondeurs et des professionnels de la politique, tend à renforcer cette homogénéisation trompeuse des électorats. Par ailleurs, les dernières années ont vu se développer une volatilité et une intermittence des votes, les votes stabilisés pour les candidats d’une même organisation au cours d’une vie, voire de plusieurs générations, reculant fortement. C’est pourquoi on se doit d’être prudent quant aux significations que l’on attribue au résultat ponctuel d’un vote et encore plus à sa supposée durabilité dans le temps (ne serait-ce que déjà dans le passage d’une élection présidentielle à des élections législatives au sein d’arènes dispersées sur le territoire, avec une diversité de têtes et de sigles peu ou pas connus de larges secteurs de la population, dans le contexte d’une abstention probablement beaucoup plus forte).
Sur la diversité des électorats, une comparaison entre celui de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon lors de ce premier tour de l’élection présidentielle de 2017 apparaît intéressante [6] :
– électorat de Marine Le Pen (à comparer à 21,4%) : petite surreprésentation des hommes (22%) par rapport aux femmes (21%) ; légère sous-représentation des 18-24 ans (21%), surreprésentation des 25-34 ans (25%) et grosse sous-représentation des personnes en cours d’études (8%) ; grosse surreprésentation des ouvriers (39%) et des employés (30%) ; petite sous-représentation des chômeurs (20%) ; sous-représentation des professions intermédiaires (17%) ; petite sous-représentation des salariés d’une entreprise publique (19%) par rapport à la surreprésentation des salariés du secteur privé (25%) ; sous-représentation des diplômes supérieurs au bac (13%) et grosse surreprésentation des diplômes inférieurs au bac (31%) ; surreprésentation des communes rurales (26%) ;
– électorat Mélenchon (à comparer à 19,6%) : petite surreprésentation des hommes (20%) par rapport aux femmes (19%) ; grosse surreprésentation des jeunes de 18-24 ans (29%), surreprésentation des 25-34 ans (24%) et surtout des personnes en cours d’études (31%) ; surreprésentation des ouvriers (25%) et des employés (24%), mais surreprésentation un peu plus importante des professions intermédiaires (26%) et surtout des chômeurs (32%) ; surreprésentation des salariés d’une entreprise publique (25%) par rapport à celle des salariés du secteur privé (23%) ; petite surreprésentation de l’agglomération parisienne (22%) ; même niveau entre diplômes inférieurs au bac (20%) et diplômes du 1er cycle (20%).
Si l’électorat de Jean-Luc Mélenchon a des composantes populaires (ouvriers et employés), elles sont nettement plus faibles que celles de l’électorat de Marine Le Pen. Par contre, l’écho au sein des couches moyennes est inverse pour les deux candidats et de manière encore plus nette dans la jeunesse scolarisée. L’opposition salariés des entreprises publiques/salariés des entreprises privées constitue aussi un bon discriminant entre les deux électorats. Les notions de « peuple » et de « populisme de gauche » empêchent, dans l’homogénéisation à laquelle elles procèdent, de bien saisir ces différenciations sociales des électorats.
On doit tenir compte également de la plus forte abstention (à comparer avec 20,4%) dans les milieux populaires : 24% chez les ouvriers et chez les employés ; et encore davantage chez les jeunes : 29% chez les 18-24 ans et 32% chez les 25-34 ans. Il faudrait ajouter à cela le poids de la non-inscription populaire sur les listes électorales [7].
D’autre part, la comparaison avec le premier tour de l’élection présidentielle de 2007 permet de relativiser la portée du vote pour Jean-Luc Mélenchon en 2017. La mobilisation relative de secteurs des couches populaires et moyennes ainsi que de la jeunesse dans le vote pour Jean-Luc Mélenchon en 2017 apparaît ainsi nettement plus faible que celle qui a bénéficié à Ségolène Royal en 2007 [8]. Tout d’abord l’abstention n’a été que de 14,7% en 2007 et même la non-inscription sur les listes électorales a baissé de manière drastique [9]. Quant à la composition par âge et catégories socio-professionnelles des 25,9% recueillis au premier tour par Ségolène Royal :
18-24 ans : 30,4% ; 25-34 ans : 27,9% ; professions intermédiaires : 30,2 ; employés : 28,1% ; ouvriers : 25,7% ; les ouvriers ne votant qu’à 18% pour Jean-Marie Le Pen (contre 30% en 2002).
Par ailleurs, les quartiers populaires dotés d’une population importante d’origine immigrée auraient largement accordé leur vote de premier tour (et de second tour) à Ségolène Royal [10]. Certains me rétorqueront qu’il faudrait ajouter le résultat de Benoît Hamon à celui de Jean-Luc Mélenchon pour comparer avec celui de Ségolène Royal en 2007. Ce serait oublier la plus grande diversité de candidatures à gauche en 2007 avec un total de 36,4% : 25,9% pour Ségolène Royal, 4,1% pour Olivier Besancenot, 1,9% pour Marie-Georges Buffet, 1,6% pour Dominique Voynet, 1,3% pour Arlette Laguiller, 1,3% pour José Bové et 0,3% pour Gérard Schivardi. En 2017, on a un total de 27,5% : 19,6% pour Jean-Luc Mélenchon, 6,4% pour Benoît Hamon, 1,1% pour Philippe Poutou et 0,4 pour Nathalie Arthaud.
Par contre, dès les législatives de 2007, la participation a chuté avec une abstention de 39,6%. Qui se souvient encore du feu de paille de la candidature de Ségolène Royale et de son mouvement, à la périphérie du PS, Désirs d’avenir ? Nous sommes ici incités à la prudence, afin de ne pas transformer les quelques potentialités effectives du premier tour de 2017 (autour des résultats de Jean-Luc Mélenchon) en nécessités. Les comparaisons dans le temps permettent de ne pas se laisser aller à des zappings successifs sur l’immédiat (que l’historien François Hartog appelle présentisme) contribuant à entretenir les illusionnismes et auto-illusionnismes militants du moment.
Ce que donnera ou pas le mouvement France insoumise n’est pas, non plus, donné d’avance, eu égard au développement de formes ponctuelles et volatiles d’engagement, que le sociologue Jacques Ion a nommé « engagement post-it ». L’effervescence momentanée autour de la campagne de Ségolène Royal en 2007, d’Olivier Besancenot en 2002 et 2007 ou de Jean-Luc Mélenchon en 2012, la création du NPA, du Parti de gauche, du Front de gauche, de Nouvelle Donne ou la transformation des Verts en Europe Écologie les Verts l’ont montré de manière répétée dans la dernière période.
La progression du confusionnisme au second tour comme risque d’effacement des quelques acquis à gauche du premier tour
Bien davantage que par les attentes démesurées vis-à-vis du résultat de Jean-Luc Mélenchon, les fragiles potentialités ouvertes par le premier tour risquent d’être plombées par la campagne et par les résultats du second tour de la présidentielle de 2017. La réaction de Jean-Luc Mélenchon au soir du 23 avril a légitimé et accéléré la banalisation du FN, en refusant de donner une indication précise appelant à battre l’extrême droite dans les urnes et, pire, en symétrisant la critique des candidatures d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen. Il a ainsi ouvert une boîte de Pandore relativiste et confusionniste sur internet et sur les réseaux sociaux parmi les plus activistes de France insoumise et en dehors. Il a donné aussi des appuis à Marine Le Pen dans sa campagne politicienne en direction de son électorat du premier tour. L’équivalence « Macron = Le Pen » s’est diffusée comme une trainée de poudre dans les gauches critiques et radicales. Le refus conjoint de Philippe Poutou – en rupture avec la politique de la LCR après le premier tour de la Présidentielle de 2002 : « Battre Le Pen dans la rue et dans les urnes » - et de Nathalie Arthaud d’appeler à voter contre le FN, pieds de nez à l’antifascisme unitaire de Léon Trotsky, a ajouté à ce confusionnisme. Benoît Hamon a eu une attitude plus digne – en prenant sa part de responsabilité dans son échec et en ouvrant timidement une critique du PS – et plus responsable – dans son appel à voter Macron contre Le Pen, en distinguant judicieusement « adversaire politique » (Macron) et « ennemie de la République » (Le Pen).
L’intervention de Jean-Luc Mélenchon sur sa chaîne Youtube le 28 avril a rééquilibré tardivement et trop partiellement – dans une tension entre une équivalence entre « extrême droite » et « extrême finance » et le fait de charger davantage négativement la barque du FN – sa déclaration initiale. Le rééquilibrage a été un peu plus loin le 30 avril dans un entretien sur TF1, mais toujours sans appel à voter contre le FN. Cette tentation de l’irresponsabilité a été parachevée avec les résultats de la consultation interne de France insoumise rendus publics le 2 mai : sur environ 450000 sympathisants, 240000 se sont prononcés : 36,1% pour le vote blanc ou nul, 34,8% pour le vote Macron et 29% pour l’abstention. Les défenses immunitaires vis-à-vis de l’extrême droite au sein des gauches critiques et radicales ont été affaiblies, alors que la menace s’est aggravée depuis 2002. C’est d’autant plus inquiétant dans un contexte d’extrême droitisation et de progression du confusionnisme idéologique.
Il y a dans cet aveuglement une pente ayant des analogies (pas une identité) avec la politique mortifère du Parti communiste allemand dans les années 1920-1930 – dénoncée par Trotsky – faisant de la social-démocratie un plus grand adversaire que le nazisme. Jan Valtin, un ancien permanent de l’Internationale communiste entré ensuite en dissidence, a raconté une entrevue de 1930, rétrospectivement glaçante, avec Dimitrov, un des dirigeants du Komintern (l’Internationale communiste dominée par Staline) :
« Le mouvement de Hitler n’a pas de sympathisants parmi les travailleurs, répliqua Dimitrov. Hitler promet tout à tout le monde. Il vole ses idées à chaque parti. Personne ne le prend au sérieux. Il n’a ni tradition, ni passé, pas même un programme. Ne te laisse pas influencer. Le plus grand obstacle sur la route de la révolution prolétarienne est le parti social-démocrate. Notre unique tâche est de détruire son influence – après quoi nous balancerons Hitler et ses « Lumpengesindel » dans la poubelle de l’Histoire. » [11]
Certes, l’équivalence (« Macron = Le Pen ») n’est pas (encore ?) la plus grande indulgence vis-à-vis de l’extrême droite (« le Parti social-démocrate pire que le Parti nazi »). Et le « post-fascisme » du FN d’aujourd’hui n’a pas le même degré de dangerosité que les fascismes historiques [12]. Il s’est émoussé, notamment en intégrant une rhétorique républicaine. Il garde toutefois des liens xénophobes, autoritaires et nationalistes avec les fascismes historiques, qui laissent présager des régressions importantes s’il arrivait au pouvoir. L’affaiblissement actuel de la culture antifasciste au sein des gauches critiques et radicales favorise la dynamique actuelle du « post-fascisme ». Et, en recourant souvent à la posture du « politiquement incorrect » pour récuser la mobilisation électorale anti-FN, les secteurs de gauche devenus les moins vigilants vis-à-vis de la menace Le Pen légitiment une figure rhétorique qui participe aujourd’hui efficacement (par exemple, chez Éric Zemmour et Alain Soral) au rapt effectué sur la critique sociale par l’extrême droite, en profitant de la dissociation historique à gauche entre critique sociale et émancipation pour réassocier critique sociale, discrimination et nationalisme [13].
L’attitude de Jean-Luc Mélenchon et de la majorité de France insoumise d’abord, celle du NPA et de LO à une moindre échelle, l’arrogance de classe du technocrate néolibéral Emmanuel Macron face aux demandes d’assouplissement de ses positions vis-à-vis du code du travail ou dans le débat télévisé avec Marine Le Pen le 3 mai ainsi que le jeu tactique de cette dernière risquent de remettre davantage en selle symboliquement le FN pour l’après Présidentielle. Cela contribue à activer aussi les ambiguïtés cocardières, laïcardes, étatistes-centralistes et plébiscitaires, voire les traces de germanophobie, dans les discours de Jean-Luc Mélenchon, pour en faire des lieux rhétoriques possibles de passage confusionniste non-volontaire avec les thèses de l’extrême droite. Bref cela pourrait effacer, au moins partiellement, les fragiles potentialités positives du premier tour.
L’excitation sur internet et dans les réseaux sociaux parmi des secteurs très minoritaires de la population, davantage intéressés par la politique, autour de la tendance à l’équivalence « Macron = Le Pen » a pris la forme d’une véritable effervescence identitaire, souvent agressive, qui s’inscrit dans les dangers propres aux sociétés individualistes contemporaines à idéaux démocratiques analysés par le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son petit livre de 2014, Identités, la bombe à retardement. On y a ainsi observé des identités politiques individuellement et ponctuellement endossées (notamment « Insoumis » contre « Macron », parfois simplement « anti-Macron », sans passer par une identité positive) s’exprimer avec de fortes composantes émotives, comme s’il s’agissait d’une question de vie et de mort symbolique. Cependant, pris par le poids d’un « logiciel collectiviste » (le collectif supposé dominer l’individuel) encore dominant à gauche, cette pente menant à un narcissisme identitaire ne semble pouvoir s’exprimer qu’au nom du collectif (souvent du « Peuple »), en effaçant l’importance qu’y joue l’individualisation. Dans son dernier et très récent livre, Maintenant, le Comité invisible a bien saisi l’importance du Moi dans de tels discours contemporains au nom du collectif. Quand on entend des partisans de l’abstention ou du vote blanc lancer « Je refuse d’être pris en otage », ce narcissisme identitaire transparaît nettement. Et il est d’ailleurs curieux que des sympathisants de France insoumise recourent ainsi à un stéréotype maintes fois diffusé contre les grévistes des services publics !
Ces crispations identitaires individualisées ont pu venir aussi des partisans d’un vote Macron contre le FN, au nom de l’antifascisme. Cependant, si c’est de ce côté-là qu’a dominé l’intolérance identitaire en 2002, il semble que le rapport de force symbolique se soit en 2017 largement inversé dans les discours les plus publics, sur internet et dans les réseaux sociaux, parmi les gauches critiques et radicales. Les mêmes personnes ont d’ailleurs pu passer de l’intolérance identitaire en 2002 contre ceux qui ne voulaient pas voter pour Jacques Chirac contre le FN à une intolérance identitaire en 2017 contre ceux qui défendent le vote pour Emmanuel Macron contre le FN. Demain, si les potentialités ouvertes par le résultat de Jean-Luc Mélenchon au premier tour s’évanouissent, les mêmes pourront endosser ponctuellement d’autres identités politiques avec une émotivité d’intensité analogue, voire pourront critiquer Jean-Luc Mélenchon comme un « has been »…
La relance du confusionnisme au second tour permet de souligner, davantage que le premier tour, les ambiguïtés du thème du « populisme de gauche » inspiré des théoriciens politiques Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, avec lesquels Jean-Luc Mélenchon a noué un dialogue. De ce point de vue, Fabien Escalona a eu raison d’inciter sur Mediapart à une vision nuancée de la construction théorique consistante portant la notion de « populisme de gauche » [14]. Cependant, les apports intéressants qu’il propose à la réflexion sur l’après crise politique du mouvement ouvrier gardent deux impensés dommageables. En premier lieu, la perspective d’émancipation demeure très floue et on peut se demander si elle n’est pas considérée comme un simple synonyme de la justice sociale. Des Lumières du XVIIIe siècle - notamment chez Kant - au mouvement ouvrier et socialiste – « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » selon les statuts de l’Association Internationale des Travailleurs rédigés par Marx en 1864 –, l’émancipation a consisté en la conquête d’une autonomie individuelle et collective contre les dominations sur la base de « droits et de devoirs égaux » (encore selon les statuts de l’AIT). Et cette émancipation est auto-émancipation – le verbe pronominal s’émanciper – et pas émancipation par une prétendue avant-garde ou un supposé « homme providentiel » - le verbe transitif émanciper. Ce qui vient mettre en cause la place donnée au leader dans la stratégie « populiste ». C’est un élément cardinal de différence historique entre la construction idéale d’un peuple de gauche et celle d’un peuple d’extrême droite, que tend à mal-traiter « le populisme de gauche ». En second lieu, les ressources présentées par Fabien Escalona révèlent une pente idéaliste, comme si une théorie comme celle du « populisme de gauche » avait le même sens dans des contextes socio-historiques différents, comme si elle ne faisait pas l’objet d’usages socio-politiques diversifiés en contextes. Or, dans le cas de la France, comme dans d’autres pays européens et les États-Unis, le contexte, à la différence de l’Espagne, est marqué par une extrême droitisation idéologique et politique et la consolidation de zones confusionnistes portant des dangers particuliers. C’est pourquoi je me sens plus proche des réserves critiques vis-à-vis du « populisme de gauche » exprimées par Pierre Dardot et Christian Laval [15] comme par Éric Fassin [16].
Localiser raisonnablement l’importance du vote contre le FN au deuxième tour
Dans le cadre des dynamiques d’intolérance identitaire émotivement chargées en cours, la polarisation s’exacerbe parmi les partisans de l’abstention-vote blanc et ceux du vote Macron, jusqu’aux invectives réciproques : « vendu à la finance » ou « idiot utile du fascisme ». C’était déjà le cas en 2002, avec un rapport de force symbolique bien différent entre les deux camps. Il faudrait plus raisonnablement dégonfler les divergences en les localisant davantage.
Si l’on suit les sondages, le plus probable est qu’Emmanuel Macron gagne la compétition. Pourquoi alors voter pour lui, d’autant plus quand on pense comme je l’ai écrit au premier tour, que les politiques sociales-libérales qu’il défend risquent de renforcer la probabilité de la victoire de Marine Le Pen en 2022 [17] ? Afin de tenter de freiner la dynamique de la victoire frontiste probable en 2022 par tous les moyens disponibles, dont le bulletin de vote. Car, un FN à 30% ou à 45%, ce ne sera pas la même chose pour cette dynamique, et déjà pour les législatives proches. Dans la même perspective, il s’agit d’enrayer l’équivalence relativiste et confusionniste entre néolibéralisme et « postfascisme » qui favorise cette dynamique. Il ne s’agit pas de voter pour quelqu’un qui demeure un adversaire politique, Emmanuel Macron, mais d’affaiblir une ennemie, Marine Le Pen, selon la terminologie pertinente de Benoît Hamon. Le bulletin de vote apparaît ici à la fois presque rien – le principal relevant de mobilisations sociales et de la constitution d’alternatives émancipatrices – et important pour ouvrir un chemin moins périlleux à ce principal.
Cependant l’accident de la victoire de Marine Le Pen en 2017 s’il ne se présente pas comme le plus probable, n’est pas impossible. Si l’abstention et le vote blanc dans l’électorat Fillon et dans celui des gauches sont trop importants et si le report d’électeurs de droite sur l’extrême droite est conséquent, un accident pourrait arriver comme l’a mis en évidence Jean-Yves Dormagen [18]. C’est pourquoi, dans son communiqué du 27 avril, la Fédération Anarchiste, pourtant de culture principalement abstentionniste et qui a encore mené une campagne abstentionniste au premier tour de cette présidentielle, ouvre la possibilité d’un vote Macron, tout en récusant légitimement la portée émancipatrice du vote dans les régimes représentatifs professionnalisés :
« La Fédération anarchiste n’attendra pas de progrès social à l’issue du second tour des présidentielles, quel que soit le vainqueur, même s’il est aussi permis de faire le pronostic que cette issue n’est pas forcément équivalente quant aux libertés individuelles et collectives dans une époque où de plus en plus de dictateurs sont élus.
Nous savons cependant qu’il n’y aura d’émancipation que grâce aux luttes sociales et environnementales et aux constructions d’alternatives. » [19]
L’équivalence entre Macron et Le Pen est clairement récusée.
Les opposants à gauche à un vote contre le FN le 7 mai passant par un bulletin Macron occupent notamment deux pôles porteurs d’incohérences potentielles. Par rapport à ceux pour qui le vote est un acte peu important, on peut se demander pourquoi alors ne pas y recourir pour éviter un accident éventuel et/ou freiner une pente dangereuse qui apparaît probable ? Pourquoi faire tout un plat de quelque chose d’accessoire, qui ne réclame guère de temps et d’énergie ? Vis-à-vis de ceux qui accordent de l’importance au vote, comment peuvent-ils être indifférents à une telle montée du vote pour l’extrême droite ? Dans les deux cas, pourquoi prendre un autre chemin que celui que l’on préfère apparaît aussi inacceptable si un risque de chute dans un précipice est signalé à l’entrée du chemin habituel ? Et le fait que les politiques néolibérales incarnées par Emmanuel Macron aient constitué un des aliments principaux (pas les seules, l’obsession identitaire, le nationalisme et la xénophobie ne relevant pas que de facteurs socio-économiques) n’empêche pas qu’une fois la menace consolidée, il faut bien la combattre, et que les rappels utiles quant à la responsabilité des uns et des autres dans son développement ne nous aident guère pratiquement face aux urgences de cette tâche.
Demain les gauches de l’émancipation (le Comité invisible compris) ?
Déposer un bulletin Macron pour freiner l’ascension du FN vers le pouvoir constitue un moyen faible et bien tardif, bien qu’utile. Le principal consiste à faire émerger des alternatives anti-néolibérales et émancipatrices, nourries de mobilisations, de mouvements sociaux et d’expériences de vie autrement, et cela rapidement. Éric Fassin conclue avec grande lucidité son récent entretien sur Mediapart :
« Or, il ne suffit plus de résister, il est temps d’inventer. Ce n’est pas le plus facile mais c’est le plus urgent. Avant de prétendre construire un peuple, je crois qu’il faut construire une gauche. » [20]
Réinventer les gauches : vite car on a trop tardé. On a bricolé, dans l’après chute du Mur de Berlin, une fois l’impasse stalinienne actée dans presque toute la gauche, et une fois la conscience prise de la dérive sociale-libérale de la social-démocratie, en faisant trop de concessions à l’ancien. En inventant insuffisamment, en bâtissant des programmes, des stratégies et des organisations qui ont trop ressemblé aux écueils d’hier. Pour des raisons d’efficacité qui se sont révélées contre-productives. Un des premiers textes pour reconstruire la gauche, après le stalinisme et le social-libéralisme, est le manifeste « Refondations » initié par Charles Fiterman en avril 1991. 26 ans : que de temps perdu !
Pourtant en fonction d’aspirations émancipatrices présentes dans nos sociétés, des mouvements sociaux, des pensées critiques contemporaines et du meilleur de la campagne de premier tour de cette présidentielle, des fils de ce que pourrait être une alternative globale peuvent être tracés en pointillés à titre d’hypothèses à débattre collectivement :
– redonner une priorité à une question sociale élargie, intégrant les inégalités socio-économiques de classe comme les discriminations sexistes, racistes et homophobes :
– une question sociale passée au crible des urgences écologiques et climatiques, porteuse d’un nouveau modèle de développement, rompant avec le préjugé croissanciste selon lequel le plus serait nécessairement le mieux dans la production comme dans la consommation ;
– une question sociale adaptée à une société pluriculturelle, pour laquelle le dialogue interculturel et le métissage sont des valeurs à déployer ;
– une question sociale à la portée internationaliste appuyée sur des solidarités et des coopérations internationales ;
– ces liaisons entre le social, l’écologique, le pluriculturel et l’internationalisme ont à s’inscrire dans des dispositifs radicalement démocratiques, faisant vivre l’autogouvernement des peuples dans une rupture avec la représentation oligarchique et la professionnalisation politique ;
– l’autogouvernement du peuple ne va pas, dans une acception libertaire de la démocratie, sans l’autogouvernement de soi ; et chaque soi est singularité, car traversé de manière unique par une diversité de cultures et d’appartenances collectives, à valoriser.
Question sociale, question écologiste, question pluriculturelle, question internationaliste, question démocratique et question des individualités : s’esquissent bien là les contours globaux et les liaisons possibles d’une politique refondée d’émancipation. Elles peuvent avoir des contenus fort différents en fonction des stratégies révolutionnaires, réformistes ou réformistes-révolutionnaires, en fonction des sensibilités républicaines, sociales-démocrates, marxistes, post-marxistes, écologistes, altermondialistes, libertaires et/ou insurrectionnalistes. Il y faudrait aussi des stratégies renouvelées (le plan du comment on sort de manière démocratique et pluraliste du capitalisme) et des organisations d’un nouveau type qui ne soient pas des partis modelés à l’image de l’État-nation moderne dans son verticalisme, ses confiscations oligarchiques et ses fonctionnements bureaucratiques.
Il s’agirait bien d’une réinvention pluraliste des gauches, à travers des débats et des tâtonnements vers des convergences, mais pas dans l’œcuménisme. On ne devrait pas éviter les confrontations porteuses de clarifications, et entre autres :
– la critique radicale des totalitarismes du XXe siècle, dans les proximités et les différences entre fascismes et expériences de type stalinien, apparaît comme un point de passage obligé d’une renaissance ; ce qui implique sur ce plan un affrontement avec une certaine cécité d’Alain Badiou ;
– dans les moyens utilisés pour sortir du capitalisme, l’opposition stratégique entre « réformistes » et « révolutionnaires » ne va plus de soi, car tant les « réformistes » que les « révolutionnaires » se sont révélés incapables au XXe siècle d’ouvrir durablement le chemin à une révolution sociale démocratique et pluraliste ;
– le libéralisme politique et le libéralisme culturel peuvent jouer un rôle, au sein d’une configuration émancipatrice plus large, dans la critique du néolibéralisme économique, contrairement à la tendance à unifier négativement « le libéralisme » théorisé par Jean-Claude Michéa et qui teinte aussi certaines formulations de Frédéric Lordon ou de Chantal Mouffe ;
– l’intégration des discriminations dans la question sociale et l’arrimage de cette question sociale avec la question pluriculturelle s’opposent au jeu du social contre le sociétal promu par Jean-Claude Michéa ;
– l’horizon internationaliste et la perspective d’une démocratie radicale récusent les tendances nationales-étatistes de certains écrits de Frédéric Lordon et de François Ruffin ; c’est quelque chose qu’esquivent Joseph Confavreux et Christophe Geugneau dans Mediapart dans leur critique des formules polémiques visant ces deux auteurs dans le récent Maintenant du Comité invisible, même s’ils soulignent à juste titre le rôle positif qu’ils ont joué dans Nuit Debout [21].
Le dialogue et la confrontation devraient pouvoir mettre en rapport les pôles les plus opposés, des plus intégrés dans les institutions existantes aux plus extérieurs à elles, comme ceux qui se sont inscrits dans la campagne de Benoît Hamon et les insurrectionnalistes du Comité invisible. De ce point de vue, au-delà du traitement de Frédéric Lordon et de François Ruffin, la critique de Maintenant par Joseph Confavreux et Christophe Geugneau passe pour partie à côté de la lucidité vis-à-vis des formes militantes traditionnelles, de l’appel à « libérer l’imaginaire révolutionnaire » contre « la politique qui rend vide et avide » et des apports propres, en termes de sérénité mélancolique valorisant les expériences de la vie et branchée sur l’action, de ce qui est selon moi le meilleur livre du Comité invisible dans un style poético-théorique qui renouvelle le langage politique. Des tendances gauchistes y sont toujours décelables, mais de manière moins prégnante. L’insurrection qui vient (2007) était un ouvrage marqué par davantage d’arrogance gauchiste, déjà émoussée significativement dans Á nos amis (2014) via une certaine humilité autocritique. Si ce type de confrontation est souhaitable, ce n’est pas par œcuménisme et par volonté d’unifier à tout prix des logiques politiques opposées, mais pour aider à mieux repérer les impensés des uns et des autres dans l’urgente réinvention de politiques d’émancipation plurielles, nourries des mouvements sociaux et les nourrissant.
Pour l’instant, en glissant un bulletin Macron dans l’urne le 7 mai, il ne s’agit surtout pas d’abandonner ce combat radical et cette quête utopique mais d’être en position moins mauvaise après l’élection présidentielle pour les relancer. Marine Le Pen sera une des ennemies de l’émancipation dans cet après présidentiel et Emmanuel Macron un de ses adversaires.
Philippe Corcuff