Jenny Raflik est historienne, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme. Elle est maître de conférences à l’université Cergy-Pontoise. Jenny Raflik a récemment publié Terrorisme et mondialisation (Gallimard, 2016).
Camille Stuckel : Ce sont essentiellement des adolescentes qui assistaient au concert d’Ariana Grande, icône de la « teen » pop. Pensez-vous que l’auteur de l’attentat visait explicitement la jeunesse et, plus particulièrement, les jeunes filles ?
Jenny Raflik – Indéniablement, il s’agit d’un attentat ciblant non seulement des femmes mais aussi des enfants, des adolescentes et des jeunes femmes dans la période de construction de leur identité féminine. Le kamikaze n’a évidemment pas visé au hasard ce lieu, le concert de cette chanteuse – au discours assez engagé sur les questions féministes – à cette heure-là précisément ; le public était effectivement très ciblé. D’ailleurs, les hommes présents sur place étaient avant tout des pères cherchant ou accompagnant leur fille.
Peut-on invoquer la notion de « féminicide » [meurtre d’une femme ou d’une fille, en raison de son sexe] pour qualifier l’acte terroriste de Manchester ?
Ce n’est pas la première fois que les femmes sont spécifiquement visées ; d’autres groupes terroristes du même genre l’ont fait, notamment Boko Haram qui cible au Nigeria des écoles et plus particulièrement des écoles de jeunes femmes. Il y a une logique consciente derrière cet acte terroriste, dont la signification est aussi bien stratégique qu’idéologique. Nous sommes en présence d’un discours qui prône une certaine conception de la place de la femme dans la société : une place qui n’est évidemment pas celle d’une jeune femme seule au milieu d’un concert de musique pop ou entourée de ses amies.
Je reste toutefois quelque peu sceptique quant à l’emploi du terme « féminicide » qui est peut-être trop réducteur, trop précis. Il ne s’agit pas seulement de tuer des femmes mais, au-delà, de tuer l’image de la femme. La volonté de tuer porte sur l’incarnation d’une certaine place de la femme dans la société en lui en assignant de force une autre image, conforme à l’idéologie de Daesh. C’est avant tout l’image de la femme occidentale et émancipée qui est ici visée à travers la cible de ces jeunes filles qui représentent à la fois l’innocence et la découverte de leur identité, la conscience de leur féminité. Ces types de criminels cherchent à imposer un comportement par la peur, à défaut de pouvoir nous convaincre par le discours du bienfait de leur idéologie.
Plus généralement, la femme émancipée des démocraties occidentales est-elle une cible directe, explicitement visée par l’organisation Etat islamique (EI) ?
Il y a eu, certes, des discours à ce sujet mais avant tout des actes : les attaques les plus violentes contre les femmes sont celles menées contre les femmes Yézidis en Syrie et en Irak. Un système d’esclavage sexuel extrêmement développé, normé et aujourd’hui très bien documenté – donc totalement assumé par Daesh – a été mis en place. C’est la première expression, extrêmement violente, de ces attaques : elles visent les femmes au sein même du territoire que les forces de l’EI contrôlent et organisent l’instrumentalisation de la femme à des fins uniquement sexuelles. Les femmes issues de la minorité Yézidi ne sont vraisemblablement pas les seules à subir ce traitement. Les djihadistes assument et revendiquent parfaitement leurs discours et leurs actes comme le montre l’abondante documentation à ce sujet.
Que signifie selon vous le fait que ce soit majoritairement des femmes en devenir et non des femmes accomplies qui aient été visées par le tueur de Manchester ?
Il y a plusieurs interprétations possibles, en attendant que l’enquête réponde définitivement à la question. Cela peut être un simple fait d’opportunité pour le terroriste. Si c’est un choix délibéré, il y a sans doute la volonté de décupler l’émotion suscitée par cet attentat en ciblant des enfants. Ce n’est pas la première fois. L’attentat de Nice avait déjà touché des familles et des enfants. Un kamikaze s’est fait exploser dans un jardin public, à proximité des jeux pour enfants au Pakistan. L’horreur est poussée à son paroxysme, de même que la terreur qui en découle.
Propos recueillis par Camille Stuckel