Dirigeant et député du Front populaire de Tunisie, Fathi Chamkhi revient sur le mouvement populaire dans le sud tunisien et de façon plus globale sur la situation sociale et politique du pays.
Propos recueillis par Dominique Lerouge
Dominique Lerouge : Comment expliquer la vigueur des mobilisations ayant lieu depuis plusieurs mois dans le sud tunisien ?
Fathi Chamkhi : Le sud tunisien est secoué de manière récurrente ces dernières années par des mouvements sociaux. Celui de la région de Tataouine est de loin le plus radical et le plus massif. Cela s’explique par plusieurs facteurs :
Tout d’abord par la crise économique qui persiste depuis 7 ans et qui est particulièrement grave dans le sud. Celle-ci combine le grippage du système en place après la révolution, et les effets de la guerre civile en Lybie car la région de Tataouine a traditionnellement de fortes relations d’échanges économiques avec ce pays frontalier.
Ensuite l’incapacité des gouvernements successifs à soulager le poids de la crise sociale, et notamment le chômage et le sous-emploi dans la région qui sont parmi les plus élevés dans le pays.
Il convient de préciser qu’aux élections de 2011 et de 2014, la région de Tataouine avait voté massivement pour Ennahdha. Mais ce parti islamiste a largement déçu.
La campagne « où est le pétrole » a certainement nourri la mobilisation de ces jeunes chômeurs : cette région produit environ le tiers du pétrole tunisien, mais cela ne leur a bénéficié en aucune manière.
Que penses-tu du mot d’ordre de nationalisation des ressources du sous-sol avancé par les sit-inneurs de la région voisine de Kebili ?
Il est tout à fait compréhensible qu’ils avancent ce mot d’ordre. Certes, les ressources du sous-sol sont propriété de l’Etat, mais ce sont des compagnies étrangères qui les exploitent dans le cadre de concessions.
Dans leur bouche, le mot d’ordre de nationalisation veut dire « ces richesses sont les nôtre et nous devrions être les premiers à en profiter ». Il ne s’inscrit pas dans un programme politique de type socialiste.
Quelle est l’ampleur de la corruption et de la contrebande ?
Ils sont les enfants légitimes du capitalisme néo-libéral qui sévit depuis un quart de siècle. Celui-ci a permis l’émergence d’une classe de contrebandiers et d’affairistes. La corruption et la contrebande sont devenues des données structurelles du système en place, basé sur un Etat appauvri, bâillonné où le business est roi. On ne cesse d’entendre affirmer qu’il faut mettre en place « un climat propice à l’investissement », c’est-à dire prendre des mesures très libérales avec un Etat incapable de surveiller quoi que ce soit.
Ce phénomène a pris une importance considérable après la révolution de 2011. Tous les démons ont été lâchés et ont tout envahi.
Pourquoi le gouvernement a-t-il brusquement déclenché des mesures anti-corruption ?
Cette décision a surpris tout le monde. Dans l’absolu, mettre en prison huit gros contrebandiers et capitalistes véreux est une bonne chose. Mais de là à penser que le gouvernement va se lancer dans une campagne contre la corruption et la contrebande, il y a un pas.
C’est sans doute la conjoncture difficile dans laquelle se trouvait le gouvernement qui l’a poussée à agir.
Tout le monde s’attendait à un changement d’ampleur de l’équipe gouvernementale, voire un remplacement du gouvernement. Face à la mobilisation des enseignants de l’UGTT, le pouvoir a été contraint de destituer le ministre de l’Education. Dans la foulée, il a jeté en pâture la ministre de l’Economie et des finances.
La popularité des mobilisations à Tataouine a mis le gouvernement en grande difficulté.
L’annonce de mesures anti-corruption au lendemain de la mort d’un manifestant a permis de faire passer momentanément la lutte du sud tunisien au second plan. Le gouvernement a vu sa popularité immédiate remonter en flèche.
Mais rapidement, le doute a pris le dessus. Depuis ces arrestations, il ne s’est en effet pas passé grand chose. Le gouvernement a très peu communiqué à ce sujet. Il est difficile de comprendre ce qu’il va faire. On ne sait pas quelles sont les accusations retenues, si des réseaux ont été démantelés. Il n’est pas exclu que dans quelques semaines certaines de ces personnes arrêtées soient remises en liberté.
Où en est la dette tunisienne ?
La dette a explosé après janvier 2011. Elle est passée de 40,5 % du PIB en 2010 à 64,7 % en 2017.
Cet argent n’a pas été utilisé pour développer l’économie, financer des mesures sociales ou améliorer les services publics.
Il a au contraire été utilisé pour tenter de sauver l’économie néo-coloniale.
Ce système est en effet accro à la drogue des monnaies fortes. La dette a compensé la forte baisse des autres sources de devises comme par exemple le tourisme ou l’exportation de phosphates.
Le groupe Carrefour, qui est devenu hégémonique dans la grande distribution, réalise par exemple son chiffre d’affaires en dinars tunisiens. Mais il a besoin de devises fortes pour payer ses importations et rapatrier ses bénéfices.
Un première conséquences de l’ampleur croissante de la dette est que le gouvernement n’a plus aucune marge de manœuvre envers la Banque mondiale, le FMI et les Etats impérialistes.
Une seconde conséquence est que le montant du service de la dette correspond au budget d’une dizaine de ministères dont ceux de la Santé, des Affaires sociales, de l’Emploi, etc.
Un projet d’audit de la dette a été déposé à l’Assemblée... mais celui-ci est toujours dans la pile des dossiers à traiter de la Commission des finances.
En 2012 et 2013, Nidaa Tounès et et le parti islamiste Ennahdha se sont violemment affrontés. Depuis janvier 2015, ils sont ensemble au pouvoir. Sur quels intérêts communs a été conclue cette alliance ?
Cette alliance reposait sur volonté commune de Nidaa, d’Ennahdha, des institutions financières internationales et des grandes puissances de revenir à la situation économique et sociale d’avant 2011.
Aucun des deux principaux partis tunisiens ne pouvait à lui seul réussir un tel objectif, d’où la conclusion de cette alliance qui est au pouvoir depuis janvier 2015.
Quels effet a eu cette alliance sur ces deux partis ?
Nidaa Tounès a éclaté en plusieurs morceaux. Son groupe parlementaire n’est plus que de 57 députés sur 86 élus en 2014.
Gravement discrédité après son passage au pouvoir en 2012-2013, Ennahdha a fortement bénéficié de cette alliance. Il est notamment redevenu le premier parti du parlement car aucun-e de ses 69 député-e-s élu-e-s en 2014 ne l’a quitté.
* Propos recueillis par Dominique Lerouge
Victoire partielle à Tataouine
Un accord est intervenu le 16 juin entre le gouvernement et les manifestants, en présence du secrétaire général de l’UGTT.
Alors qu’aucun recrutement de jeunes chômeurs de la région n’était initialement prévu par les compagnies de pétrole et de gaz, elles en embaucheront 1 500 avant décembre selon un calendrier précis.
D’autres emplois, malheureusement précaires et mal payés, seront par ailleurs crées : 1 500 en juin 2017, 1 000 en janvier 2018 et 500 en 2019.
D’autres mesures figurent dans l’accord, dont notamment l’engagement du gouvernement à ne pas poursuive les protestataires.
Méfiants, les jeunes sont prêts à tout moment à reprendre les blocages si le gouvernement n’honorait pas ses promesses. Pour cette raison, ils n’ont pas démonté les tentes utilisées pour les sit-in à proximité des installations pétrolières et gazières.
Ces acquis ne suffiront pas pour autant à résoudre la crise économique et sociale que connait la région.