EN se dirigeant, le mardi 26 novembre 1974, vers l’Assemblée nationale, mesure-t- elle l’ampleur de la tâche qui l’attend, la portée de la décision qu’elle va défendre ? Sait-elle que dans quelques jours son nom sera associé à l’une des lois qui auront le plus contribué à l’évolution de la société française au XXe siècle ? Simone Veil n’est ministre de la santé que depuis un semestre et les hasards de la politique et des choix gouvernementaux l’ont placée en première ligne pour défendre le projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse auquel on dit le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, extrêmement attaché, alors même que Jacques Chirac, le premier ministre, ne cache ni ses inquiétudes ni ses réticences.
La femme qui monte ce jour-là à la tribune du Palais-Bourbon n’est encore guère connue du grand public. Seules les lectrices de Marie Claire ont appris à la connaître lorsque, en février 1973, le magazine a rendu hommage à son travail de secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature, la désignant comme le premier ministre idéal dans le gouvernement entièrement féminin auquel il arrive aux femmes de rêver. Depuis peu, toutefois, les concurrents de Marie Claire commencent à s’intéresser à elle, multipliant entretiens et portraits. Et, il y a quelques jours, consciente de l’épreuve qui l’attendait, elle a accepté une première intervention télévisée.
Devant les caméras d’« Actuel 2 », l’émission-débat de la deuxième chaîne animée par Jean-Pierre Elkabbach, où la règle du jeu veut que les invités fassent face en direct à un groupe de journalistes, la ministre de la santé impose sa présence, réussissant sans mal son examen de passage. « Un débat serein », résumeront le lendemain plusieurs observateurs. Dans L’Express, Michèle Cotta et Catherine Nay révèlent que celle qui est apparue « vêtue de rouge, calme et convaincue, cachant son trac » s’était longuement préparée, la veille de l’émission, selon la « technique Giscard ». « Ses collaborateurs, écrivent-elles, lui ont posé les questions les plus embarrassantes, du genre : » Et si votre fille... ?« ». Les deux journalistes ajoutent que leurs confrères n’ont pas été jusque-là. Dans La Croix, Yves Désormières regrette pour sa part l’absence sur le plateau « d’un véritable opposant au projet gouvernemental », ajoutant que des téléspectateurs « ont pu être révoltés du ton mondain, presque de salon, qui présidait à ce débat sur la vie et sur la mort ».
Tout le monde pressent qu’en cette fin du mois de novembre on a atteint, en France, l’acmé de la bataille politique que suscite la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse, une pratique de plus en plus courante malgré les risques médicaux inhérents à la clandestinité. Les principales dispositions d’une loi, datée 31 juillet 1920, sont toujours en vigueur qui mettent en cause, de manière inégale, la responsabilité de l’avorteur, celle de l’avortée ainsi que celle de l’hypothétique géniteur. En février 1942, le régime de Vichy avait de nouveau fait sienne la vieille idée que c’est un crime, jugé comme tel en cour d’assises. Bien qu’abrogée à la Libération, cette loi continue de servir de repoussoir à ceux et celles qui jugent le temps venu de laisser les femmes « disposer librement de leur corps ».
Pourtant les temps ont changé. De 518 condamnations pour avortement en 1971, on est passé à 288 en 1972 et à quelques dizaines seulement en 1973. Aucune n’a été prononcée depuis le début de l’année. La loi d’amnistie du 10 juillet 1974 a effacé toutes les peines décidées pour ce motif contre des femmes, et Valéry Giscard d’Estaing a déclaré, le 25 juillet, que le gouvernement n’engagerait plus de poursuites - dans l’attente d’une loi votée par le Parlement.
L’annonce présidentielle a brutalement relancé l’affrontement entre les partisans de l’avortement et ceux qui, depuis 1970, se sont rangés sous la bannière de l’association Laissez-les vivre. Jamais l’opinion n’a été autant mobilisée. Plusieurs centaines de médecins expliquent publiquement pourquoi ils ont pratiqué des avortements tandis que d’autres, soutenus par des juristes, en appellent solennellement au « respect de la vie ». Les chiffres les plus fantaisistes circulent sur le nombre d’avortements pratiqués en France. Certains vont jusqu’à parler d’un million, alors que les estimations les plus fiables situent ce nombre entre 258 000 et 344 000 en 1973 pour 860 000 naissances vivantes. Et les fantasmes les plus divers s’expriment quant aux immanquables conséquences qu’aurait sur les moeurs la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse, dans laquelle certains ne veulent voir qu’une forme parmi d’autres de contraception.
Le projet de loi que s’apprête à défendre Mme Veil devant les députés a été approuvé par le conseil des ministres le 13 novembre. Puis la ministre de la santé est venu le défendre devant la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, qui a nommé comme rapporteur Alexandre Bolo, député UDR de Loire-Atlantique, fermement opposé à toute libéralisation. Dans cette enceinte, la ministre a remporté un premier succès avec l’adoption, le 21 novembre, du texte gouvernemental, les résultats du vote (22 voix pour, 11 contre et deux abstentions) conduisant M. Bolo à démissionner du poste de rapporteur, où il est remplacé par le docteur Henry Berger (UDR) qui, bientôt, votera la loi.
Lorsque Mme Veil arrive à l’Assemblée, l’émotion est à son comble. Réunies à huis clos, les deux principales formations de la majorité ont, dit-on, été le théâtre de très vifs affrontements. Claude Labbé, président du groupe UDR, observe à l’issue de la réunion de ses amis qu’il est tout à leur honneur de refuser, sur un tel sujet, « une attitude de monolithisme ». Il ajoute que beaucoup d’entre eux, ne se rangeant ni dans le camp des « libéraux » ni dans celui des « intégristes », n’ont pas encore arrêté leur décision finale. Jean Brocard, président du groupe des Républicains indépendants, reconnaît pour sa part que, si les « giscardiens » sont en majorité hostiles au projet, plusieurs d’entre eux accepteraient de le voter à condition que des « amendements modérés » soient adoptés.
A l’extérieur du Palais-Bourbon, les représentants de Laissez-les vivre distribuent et glissent sous les pare-brise des voitures un tract intitulé : « Ce sont nos enfants, voilà ce qu’ils en font ». Ce tract est illustré d’une photographie représentant « l’écartèlement violent » d’un foetus d’un mois et demi au cours d’un avortement par aspiration. Plus loin, une quinzaine de femmes conduites par un prêtre récitent leur chapelet en marchant lentement devant l’entrée de l’Assemblée nationale.
Mme Veil, qui ne verra pas cette procession d’un autre âge, va vivre trois jours d’une rare intensité. Les observateurs noteront qu’assise au banc des ministres elle est le premier jour vêtue d’une robe bleu pétrole. « Le deuxième jour, elle sera en rouge et le troisième en gris serpent, écrit René Barjavel dans Le Journal du dimanche du 1er décembre. Mais tout au long de cette bataille nous lui verrons, sous ses cheveux strictement tirés, le même visage mis lui aussi en ordre et en discipline, sous lequel on devine la passion farouche du vouloir. »
La première chaîne de télévision a pris ses dispositions pour retransmettre en direct les débats, y compris les séances de nuit. Ce mardi 26 novembre 1974, Edgar Faure, le président de l’Assemblée nationale, salue ses collègues à gauche et à droite de l’hémicycle avant de déclarer la séance ouverte. La discussion s’achève le vendredi suivant, à 3 h 40 du matin, le texte étant voté, au cours d’un scrutin public, par 284 voix contre 189 sur 479 votants. Seul le concours des députés de gauche aura permis l’adoption d’une texte dont les amendements n’auront, au total, guère modifié le contenu.
Durant cette très longue discussion, qui vit s’affronter deux camps irréductibles, Simone Veil aura impressionné tant la presse que l’opinion, en tenant tête crânement à ses opposants. Rendant compte des débats, Le Monde du 28 novembre 1974 écrit : « La tribune du Palais-Bourbon est l’une des plus difficiles qui soient. Et dans cettte fosse, face à un mur exclusivement masculin, Mme Veil sembla émue, contractée et surtout terriblement seule malgré la présence au banc du gouvernement de plusieurs ministres. » Tous ne lui avaient pas manifesté la même sollicitude. Retenu à Bruxelles, le garde des sceaux, le centriste Jean Lecanuet, brillait par son absence. Certains orateurs ne se privèrent pas de rappeler qu’il avait dit un jour : « L’avortement, c’est la mort. »
L’opposition des sénateurs et la mécanique parlementaire n’auront rien changé à l’affaire : la loi Veil allait bientôt voir le jour. Loi Veil ? « Il n’y a pas de » loi Simone Veil« , déclarera, quelques semaines plus tard, la ministre de la santé au Monde. Il y a une loi voulue par le président de la République, délibérée et adoptée en conseil des ministres, et dont le gouvernement tout entier assume la responsabilité. Je n’accepterai pas qu’on me reproche, sous prétexte que je l’ai défendue devant les deux Assemblées, une loi que d’aucuns prétendent infamante et d’autres injuste socialement. »
JEAN YVES NAU