Des chars qui remontent les grands boulevards de Phnom Penh, d’épaisses fumées noires s’échappant de stations-service en feu, des civils prenant la fuite : à l’aube du 5 juillet 1997, le Cambodge semble de nouveau basculer dans le chaos, six ans seulement après la conférence de Paris de 1991, qui organisait la paix entre les différentes factions cambodgiennes.
Au terme de ces accords, le petit pays asiatique, plongé dans l’horreur par le régime génocidaire des Khmers rouges (1975-1979) puis déchiré par une décennie de guerre civile (1979-1989), retrouvait la voie de la stabilité et de la démocratie, sous l’égide de son roi, Norodom Sihanouk. Le 5 juillet 1997, les scènes qui se déroulent dans Phnom Penh sont autant de signes que le mécanisme mis en place par la communauté internationale s’est sérieusement grippé.
Il suffisait d’une étincelle, dans un contexte de tension extrême. Depuis des années, le pays est dirigé par un exécutif bicéphale, un compromis bancal imaginé par Norodom Sihanouk après les premières élections libres, en 1993. Les royalistes du Funcinpec remportent le scrutin mais ils se heurtent à l’intransigeance de Hun Sen, chef d’un régime communiste installé en 1979 par les Vietnamiens à la chute des Khmers rouges, et qui refuse de quitter le pouvoir – une attitude constante jusqu’à aujourd’hui, où il règne sans partage sur le pays.
« Cohabitation »
Le roi Sihanouk a alors une idée pour permettre à tout le monde de sauver la face : il n’y a qu’à partager en deux chaque administration, chaque ministère, jusqu’à la fonction de chef du gouvernement. Le prince Norodom Ranariddh, fils aîné de Sihanouk et dirigeant du Funcinpec, devient « premier premier ministre », Hun Sen, à la tête du Parti du peuple cambodgien « deuxième premier ministre ». La paix semble sauvée. En réalité, les hostilités sont simplement retardées.
Alors ambassadeur de France au Cambodge, Gildas Le Lidec se souvient :
« Jusqu’en 1996, cette cohabitation n’a pas engendré de heurts particuliers. Norodom Ranariddh était très heureux d’être premier ministre, de profiter du lucre et des honneurs liés à sa charge. Mais Hun Sen préparait sa revanche. Il a commencé un lent et patient travail de sape. »
Pour prendre l’avantage, chaque camp tente de gagner le ralliement des derniers chefs de la guérilla khmère rouge, concentrés dans l’ouest et le nord du pays. En 1996, Hun Sen obtient, à la surprise générale, la défection de son ancien ennemi juré, Ieng Sary, l’ex-ministre khmer rouge des affaires étrangères et de 3 000 de ses hommes, qui abandonnent leur uniforme khmer rouge pour revêtir celui de l’armée régulière.
Un an après, en 1997, Norodom Ranariddh semble proche d’un accord avec les Khmers rouges d’Anlong Veng, dans le nord du pays, permettant ainsi un rééquilibrage des forces. A Phnom Penh, on aperçoit des inconnus en armes circuler – des Khmers rouges d’Anlong Veng, venus prêter main-forte aux royalistes, selon Hun Sen.
La communauté internationale consternée
Le 26 juin, alors qu’un affrontement armé entre les deux premiers ministres semble imminent, Paris dépêche à Phnom Penh le secrétaire général adjoint du Quai d’Orsay, Claude Martin, fin connaisseur du dossier cambodgien. Celui-ci s’entretient avec Hun Sen, qui l’assure qu’il ne prépare aucun coup d’Etat, mais qu’il redoute d’être renversé par le prince Ranariddh. Ce dernier lui jure qu’il n’en est rien. En réalité, chacun rassemble ses forces.
Le 5 juillet, Hun Sen frappe le premier. En quelques heures, il sécurise l’aéroport, où les forces royalistes avaient établi leur base, prend le contrôle du siège du Funcinpec, voisin de l’ambassade de France – dont le bâtiment est endommagé par des tirs.
Les militaires et les policiers fidèles à Hun Sen profitent d’être maîtres de la situation pour piller les commerces de la ville. Le prince Ranariddh prend la fuite, tandis qu’une quinzaine de membres du Funcinpec se réfugient à l’ambassade de France, faisant valoir leur double nationalité, française et cambodgienne. Plusieurs dizaines d’officiers du Funcinpec sont, eux, abattus froidement lorsqu’ils tombent entre les mains des hommes du Parti du peuple cambodgien (PPC) de Hun Sen.
La communauté internationale est consternée par les événements. Entre 1992 et 1993, 1,6 milliard de dollars ont été investis par l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge – il s’agit alors de la plus coûteuse opération de maintien de la paix de l’ONU.
Mais parmi les diplomates occidentaux en poste à Phnom Penh, on fait le même constat : le prince Ranariddh est, selon eux, largement responsable de son sort. à l’époque ambassadeur d’Australie, Tony Kevin raconte :
« Il y avait un consensus entre les ambassadeurs de France, des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’Australie, soutenus par ceux de l’Indonésie, de la Malaisie, du Vietnam et de la Chine, selon lequel Ranariddh et les Khmers rouges voulaient défier les accords de paix, et que Hun Sen les défendait »
Surtout, la plupart des diplomates sont excédés par les provocations du prince Ranariddh, ses jeux politiques et ses maladresses – et ne sont pas mécontents d’être débarrassés de lui. Dans leurs câbles diplomatiques, ils ne font pas mystère de leur préférence pour Hun Sen. « Cela ne vaut-il pas mieux que de revenir au jeu stérile consistant à soutenir Ranariddh ? », écrit Tony Kevin à Canberra. Pas question, pour eux, de dénoncer un « coup d’Etat » – et c’est le terme « coup de force » qui s’impose rapidement pour décrire les événements.
« Homme fort »
La communauté internationale, certes, condamne l’initiative de Hun Sen. Plusieurs pays suspendent leur aide, et l’adhésion du royaume à l’Association des nations d’Asie du Sud-Est est repoussée sine die. La France, néanmoins, se distingue des autres pays, en appuyant explicitement Hun Sen. L’analyse de Gildas Le Lidec est pragmatique : le partage du pouvoir entre PPC et Funcinpec a échoué, le marchandage auquel se livrent les deux partis pour courtiser les derniers Khmers rouges est mortifère, et enfin, il est urgent de stabiliser les institutions cambodgiennes. L’ancien ambassadeur raconte :
« Alors nous avons décidé de ne pas évacuer les Français de Phnom Penh et de ne pas interrompre notre aide bilatérale. Jusqu’en 1997, nous nous efforcions de garder une équidistance entre le PPC et le Funcinpec. Mais après le 5 juillet, il était évident que Hun Sen était l’homme fort du Cambodge et qu’il représentait son avenir. Même Norodom Sihanouk le reconnaissait. »
La France négocie alors avec Hun Sen, le convainc de ne pas suspendre l’ordre constitutionnel si patiemment construit. De fait, le premier ministre a l’habileté de ne pas abolir la monarchie constitutionnelle, n’interdit aucun parti politique ou ONG. Cerise sur le gâteau, il choisit de rester « deuxième premier ministre » et fait nommer, à la place de Ranariddh, Ung Huot, le ministre (Funcinpec) des affaires étrangères, qui ne dispose en réalité d’aucun pouvoir.
« Nous avons tous, à l’exception peut-être des Suédois, considéré les arrangements de Hun Sen après le 5 juillet comme plus ou moins constitutionnels, se rappelle Gordon Longmuir, alors ambassadeur du Canada. Personne n’a vraiment émis d’objection quand Ranariddh a été mis sur la touche et Ung Huot nommé “premier premier ministre”. Notre objectif principal était que Norodom Ranariddh (…) et les autres responsables politiques anti-Hun Sen rentrent à temps au Cambodge pour participer aux élections de 1998. »
« Dictateur imbu de lui-même »
Un an plus tard, le PPC aborde les élections législatives en position de force et remporte la majorité – le prince Ranariddh n’a été autorisé à revenir au Cambodge que quatre mois avant le scrutin. Auréolé de sa nouvelle légitimité, Hun Sen place ses fidèles à tous les postes de décision, met en place une administration et une économie à sa botte. En face du siège du Funcinpec, il fait ériger une sculpture montrant un revolver au canon noué. Officiellement, il s’agit d’un monument célébrant le désarmement – en réalité, un rappel de sa puissance à qui voudrait le défier.
Il s’est, depuis, maintenu au pouvoir aux prix de violations récurrentes des droits de l’homme. Au cours des vingt dernières années, de nombreux syndicalistes, journalistes, parlementaires ou militants écologistes, ont été emprisonnés, voire assassinés en toute impunité. En juin, néanmoins, les élections locales ont été marquées par une percée de l’opposition, laissant augurer un scrutin législatif âprement disputé en 2018.
En faisant le pari de Hun Sen, la France lui a-t-elle donné un sentiment d’impunité ? « Je me doutais qu’avec le temps, s’il s’accrochait au pouvoir, il finirait par mal tourner, qu’il deviendrait ce dictateur imbu de lui-même, raconte aujourd’hui Gildas Le Lidec. Mais nous avons fait ce que nous devions pour défendre les intérêts du Cambodge à cette époque. En juillet 1997, la diplomatie française a marqué des points dans ce pays. »
Tony Kevin, l’ex-ambassadeur australien, est du même avis :
« Le PPC de Hun Sen a donné au Cambodge vingt ans de stabilité. Aujourd’hui, Phnom Penh est une ville prospère, malgré les inégalités. Ranariddh et les Khmers rouges offraient seulement une guerre civile sans fin, une sorte de guerre syrienne en Asie du Sud-Est. »
En 1997, de toute façon, il était déjà trop tard pour contrer Hun Sen, note un des négociateurs de la conférence de Paris, qui requiert l’anonymat : « Nous avons considéré que la paix avait été faite en 1991, et c’était prématuré. Lorsque Hun Sen a perdu les élections de 1993, il aurait dû quitter le pouvoir, il n’y aurait jamais dû y avoir deux premiers ministres. Hun Sen a roulé tout le monde. Sa force est d’avoir toujours trouvé des gens d’accord pour accepter son comportement. »
Adrien Le Gal