CHRONIQUE. La France a finalement cédé sur le dossier des perturbateurs endocriniens (PE). Elle s’est départie de la fermeté qu’elle avait affichée jusqu’ici. Elle a abandonné en rase campagne le Danemark et la Suède, avec lesquels elle luttait, pied à pied, pour un niveau de précaution en matière de santé et d’environnement qui soit simplement en accord avec le droit de l’Union. Contrairement au « storytelling » distillé par le gouvernement, la France n’a obtenu, en signant les critères de définition de ces substances, le 4 juillet à Bruxelles, aucun nouveau progrès, aucune avancée.
Le texte permettra d’identifier les PE seulement « présumés », entend-on claironner. Hélas ! Cette mention est absente des annexes techniques, ce qui la rend juridiquement inexistante. En outre, elle était déjà présente dans la version de mi-mai. Il faut le rappeler et le répéter : le document signé le 4 juillet n’a pas changé d’une virgule par rapport à celui qui était sur la table avant la formation du premier gouvernement d’Edouard Philippe. La France n’a rien obtenu de plus. Elle a capitulé, totalement et complètement.
Le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, a assuré que les dérogations accordées par le texte aux pesticides « perturbateurs endocriniens par conception » seront combattues par la France, qui les bannira unilatéralement de son territoire. Mais qui peut croire qu’un gouvernement sabordera la compétitivité de son agriculture en interdisant l’usage de dizaines de pesticides autorisés ailleurs en Europe ? Et qui réalisera le travail gigantesque d’analyse, molécule par molécule, nécessaire à une telle mesure ? Les fonctionnaires déjà surchargés de l’Agence nationale de sécurité sanitaire ? Ce n’est pas sérieux.
Le paravent du jargon technique
Oublions un instant la santé et l’environnement. Car c’est avant tout de démocratie qu’il s’agit. Le texte signé le 4 juillet cache, derrière le paravent de la complexité et du jargon technique, des mesures qui, si elles étaient clairement expliquées aux citoyens, provoqueraient une furieuse indignation. Que pensent ceux qui saisissent, mieux que quiconque, ce dont il retourne ? Dans une déclaration du 7 juillet, l’Endocrine Society, qui rassemble 18 000 chercheurs et cliniciens spécialistes du sujet, se dit « extrêmement préoccupée que les critères échouent à identifier des PE ayant des effets nocifs sur les humains ».
Exiger, pour identifier un PE, un niveau de preuve supérieur à celui imposé pour un cancérogène n’est pas justifiable. Cela l’est d’autant moins que la plupart des maladies et troubles attendus d’une exposition de la population à ces mêmes PE (cancers du sein, du testicule ou de la prostate, infertilité, diabète et obésité, troubles neuro-comportementaux…), sont en augmentation.
Depuis quatre ans, le processus piloté par la Commission européenne, et qui a abouti aux critères du 4 juillet, a été gouverné par une perméabilité à l’influence, une insincérité, un mépris des faits scientifiques et une mauvaise foi indignes d’un système démocratique. Quiconque se donnera les moyens de le vérifier ne pourra qu’en convenir. Ces dernières années, Le Monde a documenté l’accumulation de conflits d’intérêts, d’instrumentalisations du doute scientifique et de malversations intellectuelles qui ont émaillé la construction de ces critères. Pas une ligne de ces enquêtes n’a été contestée.
Un exemple ? Dans son étude d’impact économique, la Commission s’est appuyée sur des articles de consultants de l’industrie publiés par des revues complaisantes, pour faire pièce au consensus exprimé par des sociétés savantes regroupant des milliers de scientifiques. Pour contrer la science, la Commission a placé les arguments des industriels contrariés par la réglementation au-dessus de rapports commandités par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), voire… par ses propres services.
En juin 2016, la Commission avait fondé la première version de ses critères sur la conclusion d’un rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) : les PE pouvaient être traités comme les autres substances chimiques. Or, au regard des propriétés toxicologiques de nombreux PE, une telle assertion est tout simplement fausse. Comment une telle erreur factuelle a-t-elle pu servir de base à un projet de texte réglementaire européen ? Dans son édition du 30 novembre 2016, Le Monde a montré, à partir des documents internes de l’EFSA, que cette conclusion avait été préécrite par l’agence, avant même que son rapport ne soit rédigé. Que parmi ses propres experts, certains s’inquiétaient de son caractère inexact, en contradiction avec le consensus scientifique. Que le fonctionnaire de l’EFSA chargé de coordonner le rapport convenait lui-même qu’il ne fallait pas laisser publier une telle conclusion. Mais elle le fut malgré tout, et fut reprise par la Commission dans la première version de ses critères. La ficelle étant un peu grosse, cette mention a été discrètement exfiltrée des versions ultérieures…
Mais après tout, dira-t-on, il y a désormais des critères, et c’est mieux que pas de critères du tout. Rien n’est moins sûr. Dirait-on aujourd’hui qu’une loi prise dans les années 1990 et réglementant l’« utilisation contrôlée » de l’amiante, aurait été une bonne chose, une « avancée » ? Non. Elle aurait été un désastre. Qualifier les critères adoptés le 4 juillet d’« avancée » est une inversion du sens des mots, une euphémisation de la réalité. Une variété de termes définit bien mieux ce qui s’est passé. C’est une défaite, une déroute, une capitulation, un reniement. C’est un crève-cœur.
Stéphane Foucart
* LE MONDE | 10.07.2017 à 11h21 • Mis à jour le 10.07.2017 à 15h26 :
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2017/07/10/sur-les-perturbateurs-endocriniens-la-france-a-capitule-totalement-et-completement_5158433_3232.html
Perturbateurs endocriniens : la France capitule
En dépit de l’appel des scientifiques, l’UE a adopté mardi 4 juillet une définition laxiste de ces substances chimiques dangereuses.
Paris s’est finalement incliné devant Berlin. La Commission européenne a fini par obtenir, mardi 4 juillet en comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale, un vote favorable des Etats membres à son projet controversé de définition réglementaire des perturbateurs endocriniens (PE), ces substances chimiques, omniprésentes dans l’environnement et les objets de consommation courante.
La majorité qualifiée requise a été obtenue grâce au revirement de la France. Celle-ci s’opposait pourtant depuis plus d’un an, aux côtés du Danemark et de la Suède, à un texte jugé trop peu protecteur de la santé publique et de l’environnement par les sociétés savantes et les organisations non gouvernementales. Berlin, favorable à une réglementation moins contraignante pour l’industrie, a eu gain de cause.
Dans un communiqué de presse conjoint, les ministres français de l’environnement, de la santé et de l’agriculture, se félicitent d’avoir obtenu des « garanties supplémentaires » de la Commission européenne. L’une d’elles : le « lancement d’une stratégie européenne », un texte officiel qui énonce une politique générale sur un thème donné. Or, une stratégie communautaire sur les perturbateurs endocriniens, développée par le précédent commissaire à l’environnement, Janez Potocnik, existe bel et bien, mais elle a été enterrée en 2014 par la Commission Juncker.
Niveau de preuves « jamais exigé »
Les critères adoptés mardi permettront d’appliquer le règlement européen de 2009 sur les pesticides, mais devraient à l’avenir servir de base à la régulation d’autres secteurs industriels (cosmétiques, agroalimentaire, jouets…). Fait notable : en dépit de l’extrême attention politique et médiatique, la Commission a mis en ligne la mauvaise version du texte pendant près de deux heures.
« Après des mois de discussion, nous avançons vers le premier système réglementaire au monde pourvu de critères légalement contraignant, définissant ce qu’est un perturbateur endocrinien, s’est félicité Vytenis Andriukaitis, le commissaire européen à la santé. C’est un grand succès. Une fois mis en œuvre, ce texte assurera que toute substance utilisée dans les pesticides et identifiée comme perturbateur endocrinien pour les humains ou les animaux pourra être évaluée et retirée du marché. »
Ce n’est pas l’avis du Danemark, qui a voté contre la proposition. « Le niveau de preuves requis pour identifier les substances chimiques comme perturbateurs endocriniens est bien trop élevé », a déclaré le ministère danois de l’environnement au Monde.
« Nous regrettons que la Commission n’ait pas écouté la grande inquiétude du Danemark, de la Suède et d’autres, soulignant que les critères proposés exigent, pour pouvoir identifier un perturbateur endocrinien, un niveau de preuve jamais exigé jusqu’à présent pour d’autres substances problématiques comme les cancérogènes, les mutagènes et les reprotoxiques, précise au Monde Karolina Skog, la ministre suédoise de l’environnement. Cela ne reflète pas l’état actuel du savoir scientifique. Au total, ces critères ne remplissent pas le niveau de protection attendu par les co-législateurs. »
Le trio d’Etats membres qui tenait tête à la Commission vient ainsi d’exploser. La Suède avait en effet porté plainte contre l’exécutif européen avec le soutien du Danemark et de la France : la Commission devait proposer les critères avant fin 2013. En décembre 2015, son retard lui avait valu – fait rarissime – une condamnation par la Cour de justice de l’Union européenne pour carence.
Les scientifiques demandaient une échelle graduée
La Commission n’a rendu publique sa première version qu’en juin 2016. Le texte a, depuis, évolué. Les critères adoptés mardi sont cependant identiques à ceux présentés le 30 mai – mais non mis au vote en raison de la vacance du pouvoir en France. Or, cette version avait suscité une mise en garde de trois importantes sociétés savantes.
Le 15 juin, l’Endocrine Society, la Société européenne d’endocrinologie et la Société européenne d’endocrinologie pédiatrique avaient adressé une lettre aux vingt-huit ministres de l’Union, leur enjoignant de rejeter la proposition de Bruxelles, au motif qu’elle ne permettait pas d’assurer « le haut niveau de protection de la santé et de l’environnement requis » par les traités européens et qu’elle « échouerait probablement à identifier les PE qui causent des dommages chez l’homme aujourd’hui ».
Les scientifiques demandaient qu’une échelle graduée soit mise en place, distinguant les perturbateurs endocriniens « suspectés », « présumés » et « avérés » – à la manière de la classification des substances cancérogènes. Cette gradation aurait permis une réponse réglementaire adaptée au niveau de preuve disponible pour chaque produit, mais elle n’a pas été incluse dans les critères adoptés.
Dans leur communiqué commun, les trois ministères français chargés du dossier se félicitent que les critères soient étendus aux perturbateurs endocriniens « présumés ». Dans plusieurs déclarations publiques, le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, a affirmé qu’il avait obtenu l’ajout de cette disposition, mais celle-ci est pourtant présente dans le texte depuis la mi-mai...
De même qu’une clause controversée, ajoutée voilà plusieurs mois à la demande expresse de Berlin. En contradiction avec les objectifs du texte, elle permet d’empêcher un retrait des pesticides « conçus spécifiquement pour perturber les systèmes endocriniens des insectes ciblés ». Et ce, alors qu’ils sont aussi susceptibles d’atteindre ceux d’autres espèces animales. Cette exemption avait été développée par les fabricants de pesticides les plus menacés par les conséquences d’une réglementation drastique, en particulier les géants allemands BASF et Bayer.
« Définition au goût amer »
Nicolas Hulot, a déclaré sur France Info que l’Allemagne avait « obtenu cette exemption sur ce que l’on appelle des perturbateurs endocriniens qui ont été conçus pour l’être, parce que [son] industrie tient évidemment à les conserver le plus longtemps possible ». Le nouveau ministre a assuré que les experts français plancheraient sur ces pesticides et « si leur dangerosité est avérée, nous les sortirons unilatéralement du marché ». Théoriquement possibles, de telles mesures sont en pratique très difficiles à mettre en œuvre : elles créent des distorsions de concurrence et entravent la libre circulation des marchandises.
Au total, M. Hulot a néanmoins salué l’adoption de ces critères comme « une avancée considérable », ouvrant « une brèche qui ne va pas se refermer ». Cruelle ironie, la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme, elle, évoque « une définition au goût amer », à l’unisson de plus de 70 ONG européennes, qui « regrettent le caractère insuffisant des critères » et appellent le Parlement européen à les rejeter.
Car le vote en comité n’est pas le dernier épisode de la saga. Le texte doit désormais être examiné par les députés européens. Ils ont quatre mois pour, éventuellement, adopter une résolution qui s’y opposerait – avec une majorité absolue du Parlement comme condition, a expliqué au Monde Axel Singhofen, conseiller santé et environnement pour le Groupe des Verts/Alliance libre au Parlement. Le compte à rebours commencera au moment où la Commission aura adressé sa notification officielle. Si elle le faisait avant le début des vacances parlementaires, à la mi-juillet, le temps de mobilisation des élus serait ainsi amputé de plus d’un mois.
Un second front s’ouvre aussi : c’est celui des directives d’applications de ces critères d’identification des PE. Plus techniques encore que les critères, déjà abscons pour le commun des mortels, ces documents-guides sont développées sous les auspices des agences européennes chargées de la sécurité alimentaire (EFSA) et des produits chimiques (ECHA). Sans même attendre le vote du comité, les deux agences ont commencé ce travail de traduction des critères en termes techniques et scientifiques et les consultations ont déjà commencé avec les agences réglementaires nationales. Et là encore, c’est le niveau de preuves scientifiques nécessaire qui se retrouve au cœur de ces discussions
Stéphane Horel et Stéphane Foucart
* LE MONDE | 04.07.2017 à 16h47 • Mis à jour le 05.07.2017 à 09h57 :
http://www.lemonde.fr/pollution/article/2017/07/04/perturbateurs-endocriniens-la-france-cede-a-l-allemagne_5155485_1652666.html
Perturbateurs endocriniens : un déni de l’état de la science
La Commission européenne s’appuie sur des études financées par les industriels.
« L’évolution des connaissances scientifiques. » C’est sur elle que la Commission européenne assure s’appuyer pour justifier ses choix décriés en matière de réglementation des perturbateurs endocriniens. Pourtant, l’Endocrine Society, une société savante majeure, juge que la Commission « ignore l’état de la science ». Comment expliquer un tel hiatus ?
Pour documenter sa réflexion, la direction générale santé et sécurité alimentaire, responsable du dossier à la Commission, a mené une étude d’impact de plus de 400 pages, publiée en juin après avoir été gardée sous clé comme un secret d’Etat (Le Monde daté 20-21 mai). Quelles « connaissances scientifiques » y évoque-t-elle plus précisément ?
La Commission cite avant tout l’avis émis par l’une de ses agences officielles, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, en 2013. Cet avis constitue en effet le socle de sa proposition de réglementation. Mais, comme le processus de décision a débuté en 2009, les « connaissances scientifiques » sur les perturbateurs endocriniens ont beaucoup évolué depuis cette date. Cette revue de la science, il se trouve que l’Endocrine Society l’a faite en 2015.
Elle a examiné 1 322 publications parues depuis sa dernière contribution, en 2009 justement. Conclusion : elles ne laissent « aucun doute sur la contribution des perturbateurs endocriniens au fardeau croissant des maladies chroniques liées à l’obésité, au diabète, à la reproduction, à la thyroïde, aux cancers et aux fonctions neuroendocriniennes et neurodéveloppementales ». En 2013, une vingtaine de chercheurs mobilisés pendant près de deux ans sous les auspices de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) étaient parvenus à des conclusions similaires. Leur rapport sonnait l’alerte sur une « menace mondiale à laquelle il faut apporter une solution ».
« Interprétation controversée »
Ces « connaissances scientifiques », l’étude d’impact de la Commission les mentionne bien, mais pour les disqualifier, jugeant qu’elles ne méritent pas d’être prises en considération. « Les éléments de preuves sont dispersés et leur interprétation controversée, écrit-elle, de telle sorte qu’il n’y a pas d’accord entre les experts sur un lien de causalité ou même sur une possible association entre une exposition aux perturbateurs endocriniens à des niveaux environnementaux et les maladies mentionnées. »
Dans la foulée de cette appréciation lapidaire, elle réduit l’Endocrine Society à une « partie prenante » qui aurait publié une « déclaration ». Quant au rapport OMS/PNUE, sa méthodologie « a fait l’objet de critiques scientifiques », indique-t-elle, citant plusieurs publications qui montrent, selon elle, que « la controverse ne semble pas résolue ». Mais quelles publications feraient donc tant autorité qu’elles pourraient pulvériser des travaux menés par les spécialistes les plus respectés du domaine ?
Ses appréciations négatives, la Commission les fonde notamment sur des « commentaires critiques », publiés en 2014, contestant les méthodes et les conclusions du rapport OMS/PNUE. Parmi ses dix auteurs, sept travaillent pour Exponent et Gradient, des cabinets de consultants spécialisés en questions scientifiques connus sous l’appellation de « sociétés de défense de produits ».
Mais, surtout, c’est l’industrie qui a commandité l’article par le biais de ses organisations de lobbying : le secteur de la chimie avec le Conseil européen de l’industrie chimique (Cefic) et American Chemistry Council, et celui des pesticides avec CropLife America, CropLife Canada, CropLife International et l’Association européenne pour la protection des cultures.
« Légende urbaine »
Rien de tout cela ne peut être ignoré des services de la Commission. Non seulement ces sponsors figurent clairement dans la déclaration d’intérêts à la fin de l’article, mais c’est l’industrie elle-même qui le lui a fait parvenir. Le Cefic l’a en effet envoyé par courriel à une trentaine des fonctionnaires européens impliqués dans le dossier le 17 mars 2014. Dans ce message consulté par Le Monde, les industriels expliquent qu’ils ont « commandité une analyse indépendante sur le rapport OMS/PNUE à un consortium d’experts scientifiques », redoutant notamment que, « malgré ses sérieuses lacunes, il soit utilisé pour appeler à plus de précaution dans les réglementations chimiques ».
Parmi les autres publications que cite l’étude d’impact, on trouve également un article de deux pages, dont l’un des signataires est un personnage plus connu pour ses fonctions de consultant de l’industrie du tabac que pour ses compétences sur le thème. Parmi ses co-auteurs, des toxicologues rémunérés par les industries de la chimie, des pesticides ou du plastique. Un autre article, encore, compte deux consultants sur ses trois auteurs et parle des perturbateurs endocriniens comme d’une « légende urbaine » posant des « risques imaginaires ». Ironisant sur les effets « hypothétiques » des perturbateurs endocriniens comme la « réduction de la longueur et de la taille du pénis », ils demandent si la question « ne relève pas plutôt de la compétence du docteur Sigmund Freud que de la toxicologie ».
Peut-on vraiment assimiler ces textes à des « connaissances scientifiques » ? Pourquoi la Commission accorde-t-elle autant de crédit à des documents qui s’apparentent à du matériau de lobbying ? Dans une tribune historique publiée dans Le Monde de ce jour, des scientifiques indépendants s’inquiètent d’une « déformation des preuves scientifiques par des acteurs financés par l’industrie ». Signé par une centaine d’experts de deux domaines très différents – perturbateurs endocriniens et changement climatique –, leur texte évoque les « graves conséquences pour la santé des populations et l’environnement » de cette stratégie de « manufacture du doute ».
Stéphane Horel
* LE MONDE | 29.11.2016 à 07h08 • Mis à jour le 29.11.2016 à 14h35 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/11/29/perturbateurs-endocriniens-un-deni-de-l-etat-de-la-science_5039870_3244.html#ilw0G1bbTTmRiygE.99
Perturbateurs endocriniens : la fabrique d’un mensonge
La Commission européenne a élaboré ses propres éléments de preuves pour éviter une réglementation trop sévère de ces substances dangereuses.
Objets du quotidien contenant des perturbateurs endocriniens.Dans le rapport de 2013 de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) : « Les perturbateurs endocriniens et leurs effets nocifs devraient être traités comme tout autre produit chimique préoccupant pour la santé humaine ou l’environnement ».
Tout, ou presque, tient en ces quelques mots : « Les perturbateurs endocriniens peuvent (…) être traités comme la plupart des substances [chimiques] préoccupantes pour la santé humaine et l’environnement. » C’est sur cette simple phrase, issue de la conclusion d’un avis de 2013 de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), que Bruxelles fonde son projet de réglementation des perturbateurs endocriniens, ces substances omniprésentes capables d’interférer avec le système hormonal à des doses souvent infimes.
Cette proposition, qui devrait être votée sous peu par les Etats membres, fédère contre elle la France, le Danemark ou encore la Suède, mais aussi l’ensemble des organisations non gouvernementales (ONG) qui estiment qu’elle ne permet pas de protéger la santé publique et l’environnement.
La communauté scientifique compétente, incarnée par l’Endocrine Society – une société savante qui rassemble quelque 18 000 chercheurs et cliniciens spécialistes du système hormonal – ferraille, elle aussi, contre le projet. Une opposition surprenante puisque la Commission européenne assure s’appuyer sur la science, c’est-à-dire sur une expertise scientifique de l’EFSA.
L’explication de ce singulier hiatus se trouve dans une série de documents internes de l’administration européenne, obtenus par Le Monde. Ils le montrent sans aucune ambiguïté : la phrase clé sur laquelle repose l’édifice réglementaire proposé par la Commission a été rédigée avant même que l’expertise scientifique ait véritablement commencé.
« Conclusions écrites à l’avance »
En décembre 2012, l’EFSA expose déjà des « conclusions/recommandations » dans un courriel adressé aux experts qu’elle a rassemblés pour réaliser ce travail : « Les perturbateurs endocriniens et leurs effets nocifs devraient être traités comme tout autre produit chimique préoccupant pour la santé humaine ou l’environnement. » La phrase clé est déjà là. Pourtant, la toute première réunion de mise en place du travail ne s’est tenue que quelques jours auparavant. Fin mars 2013, c’est-à-dire trois mois plus tard, elle figurera bel et bien dans les conclusions de l’avis publié par l’agence.
« Il est certain que les conclusions étaient écrites à l’avance, sinon sur le papier, au moins dans la tête de certains des participants », raconte une source proche du dossier au moment des faits. La Commission n’a pas donné suite aux questions du Monde. L’EFSA, quant à elle, assure avoir correctement rempli son mandat. « Le comité scientifique [de l’EFSA] a passé en revue les différents avis émanant de nombreux experts et assemblées », réagit l’agence européenne, interrogée elle aussi.
Anodine pour le néophyte, la « phrase de l’EFSA » a en réalité une portée considérable. Car si les perturbateurs endocriniens sont effectivement des produits comme les autres, alors il n’est nul besoin d’une réglementation sévère.
L’industrie des pesticides, la plus concernée par le dossier, l’a fort bien compris. Ses principales organisations de lobbying – l’Association européenne pour la protection des cultures (ECPA), CropLife International, CropLife America – ou encore les groupes agrochimiques allemands BASF ou Bayer répètent ad libitum la « phrase de l’EFSA » dans leurs argumentaires et leurs correspondances avec les institutions européennes, que Le Monde a consultées.
De fait, la fameuse phrase revêt une importance majeure pour la réglementation européenne sur les produits phytosanitaires. C’est en 2009 que le Parlement européen a voté un nouveau « règlement pesticides ». Selon ce texte de loi, les pesticides identifiés a priori comme « perturbateurs endocriniens » ne pourront plus accéder au marché ou y rester, sauf lorsque l’exposition est jugée négligeable.
Cette disposition n’attend plus qu’une chose pour être appliquée : l’adoption de critères scientifiques pour définir les perturbateurs endocriniens – ce que propose aujourd’hui Bruxelles. Mais puisque les perturbateurs endocriniens sont des produits chimiques comme les autres – c’est la « phrase de l’EFSA » qui le dit –, pourquoi les interdire a priori ?
« Brèche majeure » dans la protection de la santé
La Commission a donc modifié le texte. Il suffirait maintenant d’évaluer le risque qu’ils présentent au cas par cas, si des problèmes se présentent après leur mise sur le marché. Et donc a posteriori. Au prix d’un changement de l’esprit du règlement de 2009 ?
Cette modification ouvrirait une « brèche majeure » dans la protection de la santé et de l’environnement, affirme EDC-Free Europe. Cette coalition d’ONG accuse la Commission de vouloir dénaturer la philosophie de la loi européenne.
Surtout, cet amendement au règlement de 2009 pose un problème démocratique, un peu comme si des fonctionnaires avaient pris l’initiative de rédiger un décret d’application n’ayant rien à voir avec l’intention des élus. C’est aussi l’opinion du Parlement européen. Dans un courrier dont Le Monde a obtenu copie, le président de la commission de l’environnement du Parlement l’a écrit le 15 septembre au commissaire à la santé chargé du dossier, Vytenis Andriukaitis : la Commission a « excédé ses compétences d’exécution » en modifiant des « éléments essentiels » de la loi. Dans une note du 10 octobre, la France, le Danemark et la Suède ne disent pas autre chose, estimant qu’elle n’a pas le droit de revenir sur « le choix politique du législateur ».
Ce reproche est d’autant plus fâcheux pour la Commission qu’elle est déjà dans l’illégalité sur le sujet. La Cour de justice européenne l’a en effet condamnée en décembre 2015 pour avoir violé le droit de l’Union : elle devait régler la question des critères d’identification des perturbateurs endocriniens avant fin 2013.
La Commission, elle, reste imperturbable sous la giboulée de critiques. Elle assure avoir rempli la condition qui l’autorise à « actualiser » le règlement : prendre en compte l’évolution de « l’état des connaissances scientifiques », à savoir la fameuse petite phrase de l’EFSA. Celle sur laquelle repose sa justification.
Mais pourquoi l’EFSA aurait-elle écrit à l’avance une conclusion en rupture avec le consensus scientifique ? Un document interne de la Commission obtenu par Le Monde jette une lumière crue sur les intentions de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire (« DG santé »), aujourd’hui chargée du dossier à la Commission.
Un compte rendu de réunion consigne noir sur blanc qu’elle envisageait, dès septembre 2012, de passer outre la volonté des élus européens. La DG santé disait alors ne pas être « opposée à l’idée de revenir à une réglementation fondée sur l’évaluation du risque » et être « même prête à changer complètement » la partie du règlement concernée.
Le même document précise plus loin que la DG santé devra « parler à l’EFSA pour essayer d’accélérer la préparation » de son avis. Or, à ce moment-là, l’avis de l’EFSA n’existe pas encore… L’agence vient tout juste d’être saisie pour mettre en place un groupe de travail sur les perturbateurs endocriniens.
Un message mortifié
Les conditions très particulières de cette expertise se lisent d’ailleurs dans les courriels que s’échangent les experts et les fonctionnaires de l’agence. Un mois avant la remise du rapport de l’EFSA, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) publient un rapport conjoint sur les perturbateurs endocriniens.
Un des experts commis par l’EFSA envoie un message mortifié à l’ensemble du groupe : « Il est presque embarrassant de comparer notre version actuelle avec le rapport OMS/PNUE. (…) Quand le rapport de l’OMS/PNUE parvient à la conclusion que la méthode traditionnelle d’évaluation des risques des produits chimiques est inadéquate [pour les perturbateurs endocriniens], nous arrivons à la conclusion exactement opposée. »
Le scientifique juge indispensable de changer radicalement leurs conclusions. Le fonctionnaire de l’EFSA qui supervise le travail du groupe abonde dans son sens. Les « conclusions actuelles où nous expliquons que les perturbateurs endocriniens peuvent être traités comme la plupart des autres substances chimiques (…) nous isolent du reste du monde et pourraient être difficiles à défendre », écrit-il. Pourtant, quand l’avis de l’EFSA est publié le 20 mars 2013, il arbore toujours, imperturbablement, la petite phrase.
« Ce devait être une procédure fondée sur la science, une élaboration de politique fondée sur les preuves », désapprouve quant à lui Axel Singhofen, conseiller du groupe des Verts-Alliance libre européenne au Parlement européen. « Mais ce à quoi nous assistons, ajoute-t-il, c’est à de l’élaboration de preuves fondée sur la politique. »
Stéphane Horel
Des substances omniprésentes
Omniprésents dans les objets de consommation, les perturbateurs endocriniens sont des produits chimiques qui imbibent notre environnement quotidien (plastiques, mobilier, cosmétiques etc.), contaminent la nature et nos aliments (pesticides, matériaux des emballages etc.), et pénètrent dans nos organismes (sang, lait maternel etc.). Capables d’interférer avec le système hormonal, ils sont reliés à de multiples maladies en augmentation chez l’homme. Ce sont les conséquences irréversibles d’une exposition pendant la grossesse qui suscitent le plus d’inquiétude. Cancers du sein, de la prostate et des testicules, diabète ou infertilité : la liste est longue et inclut des dommages sur l’intelligence collective avec des atteintes au développement du cerveau qui entraînent un baisse du quotient intellectuel moyen. Leur coût pour la société a été estimé à au moins 157 milliards d’euros par an en Europe par une équipe internationale de chercheurs dirigée par Leo Trasande (université de New York).
* LE MONDE | 29.11.2016 à 06h53 • Mis à jour le 06.01.2017 à 16h51 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/11/29/perturbateurs-endocriniens-la-fabrique-d-un-mensonge_5039862_3244.html#AhTfOuh3urzrwEO7.99