Dans ce livre synthétique et percutant, le sociologue Éric Fassin apporte une contribution à la compréhension de l’un des traits marquants de la politique contemporaine : la montée des populismes. Ce phénomène, en Europe et dans le monde, est considéré comme caractéristique de notre âge démocratique.
Le livre d’É. Fassin contribue à déceler les enjeux du populisme pour la reconstruction d’une critique démocratique (et de la gauche qui en serait l’expression) à l’avenir. Son intention n’est pas de reconceptualiser sociologiquement le phénomène ; le populisme lui apparaît comme un concept indéterminé qui ne décrit aucune idéologie ou tradition politique spécifique. Il s’agit, pour É. Fassin, d’identifier le populisme sans le définir ; ou plutôt (car comment problématiser quoi que ce soit sans définir ce dont il est question ?), en le définissant a minima comme un style politique séducteur et illusionniste qui s’appuierait sur une vision « totalisante [et] inséparablement excluante » du peuple. Le populisme désignerait ainsi le style de communication et de gouvernement propre à tous ces leaders politiques – Trump, Erdogan, Le Pen – qui cherchent à unifier, totaliser et incarner le peuple [1] en l’opposant aux élites censées le déposséder de sa souveraineté.
Il convient de le souligner d’emblée : une telle définition, tout en étant répandue dans les médias et les sciences sociales, ne va guère de soi lorsqu’on aborde la tradition historique du phénomène [2] ; surtout, elle tend à le désidéologiser, tout en l’assimilant au fascisme, ce qui pose la question de la coexistence de deux désignateurs pour un même champ phénoménal [3]. Enfin une telle définition sort, à proprement parler, le populisme du domaine épistémologique des sciences sociales, où l’explication ne peut jamais être séparée d’une définition rigoureuse et historiquement pertinente des phénomènes [4].
Sans doute faut-il mettre ce cadrage conceptuel lâche sur le compte de la réflexion contemporaine sur le populisme et, dans le cas du livre d’É. Fassin, sur le compte du fait qu’il s’agit d’un essai, revendiqué comme tel. Mais il convient d’y insister d’emblée, car il oriente toute la problématique du livre.
Un moment populiste propice pour la gauche ?
Si le populisme traduit aujourd’hui un certain nombre d’enjeux pour la démocratie et la gauche, c’est que, comme le rappelle l’auteur, il change de signification sous nos yeux. Là où en France il désigne encore la droite nationaliste et xénophobe, des expériences politiques inédites, entre l’Amérique latine et l’Europe, l’ont requalifié à gauche. Entre le tournant à gauche en Amérique latine au début des années 2000 (Venezuela, Bolivie, Équateur) et la progression de Podemos en Espagne, de Syriza en Grèce et du Front de gauche en France, autant d’expériences qualifiées dans le sens commun de « populistes », une nouvelle interrogation chemine désormais : ce même populisme qui est universellement décrié en France, et réputé comme un cancer de la démocratie, pourrait-il être utilisé à gauche pour radicaliser la démocratie ?
Évidemment, employer un terme jusque-là réservé à la droite nationaliste et xénophobe pour qualifier la gauche anti-néo-libérale suppose une redéfinition conceptuelle. C’est la philosophie politique d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe qui s’en est chargée, en s’appuyant sur un « revirement, voire un renversement » (p. 21) des significations communément associées au populisme. Les nouvelles expériences de la gauche radicale surgies entre l’Amérique latine et l’Europe se sont bâties en effet sur une opposition discursive et programmatique entre des « politiques du peuple » (participatives, inclusives, citoyennes) et le néo-libéralisme en tant que « politique des élites » (technocratique, excluante, anti-démocratique ou se limitant à la version libérale de la démocratie représentative). En mettant l’accent sur la signification démocratique et plébéienne du « peuple » plutôt que sur son essence nationale ou ethnique, ces expériences ont montré qu’un populisme de gauche est possible : il se pourrait ainsi que le populisme ne soit plus nécessairement « l’envers démagogique de la démocratie », mais « une forme de renouvellement démocratique, même à gauche » (p. 21).
Une telle hypothèse suscite toutefois le scepticisme d’É. Fassin, pour deux raisons principales. Primo : même en supposant de rendre le populisme gaucho-compatible à partir de sa critique du néo-libéralisme et des oligarchies, le simple fait qu’un populisme nationaliste et xénophobe persiste à droite conduit à accepter l’idée qu’une même philosophie d’action politique puisse s’accommoder de deux traductions idéologiques opposées (p. 21). Secundo : le populisme se fondant sur l’opposition matricielle entre le peuple et les élites, il n’est pas certain que la culture historique de la gauche puisse s’en accommoder facilement :
« beaucoup sont dans l’embarras : d’un côté la dénonciation du populisme masque mal, le plus souvent, une haine du peuple ; de l’autre, l’anti-élitisme peut-il vraiment faire bon ménage avec les valeurs de gauche ? » (p. 22)
Ces deux critiques touchent en effet à l’essentiel. En premier lieu, défendre la perspective d’un populisme de gauche suppose, bien plus que ne le font E. Laclau et C. Mouffe [5], d’inscrire le populisme dans une tradition idéologique spécifique, nationaliste-xénophobe ou démocratico-plébéienne. Suivre une telle perspective, qu’É. Fassin évince d’emblée, oblige à montrer, d’un point de vue historique, que si les expériences mentionnées de la gauche radicale sont bien populistes, leurs supposés avatars à l’extrême droite ne le sont pas, et qu’ils se rapprochent bien plus de la constellation fasciste [6]. En deuxième lieu, comme le souligne É. Fassin, défendre la perspective d’un populisme de gauche suppose de dépasser l’agoraphobie consubstantielle aux usages contemporains du concept, c’est-à-dire le mépris du peuple, de la démocratie et du conflit populaire qu’il véhicule [7]. Cela suppose aussi de clarifier « l’anti-élitisme » dont il est question. Car si, d’un point de vue historique, la gauche radicale française s’est souvent opposée à l’oligarchie, reprenant volontiers le mythe du « peuple » contre les « gros » [8], elle n’a jamais affiché une philosophie organiquement anti-élitiste (que l’on pense à « l’élitisme pour tous » de Jean Vilar ou à la promotion des élites ouvrières au sein du PCF [9]).
C’est au vu de ces deux séries de critiques que Fassin énonce sa thèse, qui se veut une réfutation pragmatique de l’utilité politique d’un tournant populiste à gauche :
« rapatrier le populisme à gauche n’apportera pas les résultats électoraux escomptés. Quand bien même on échapperait à toute dérive, c’est-à-dire si l’on parvenait à purger le populisme de la xénophobie et du racisme hérités des droites extrêmes […] la gauche […] risque de se dissoudre, dès lors qu’elle place le populisme en amont du clivage entre droite et gauche. » (p. 22).
Une critique pragmatique du populisme de gauche
É. Fassin ajoute ici un argument fondamental, qui a trait à l’opposition entre populisme et néo-libéralisme. Car dans l’interprétation d’E. Laclau et C. Mouffe, le populisme est un type de politique « agonistique » ancrée dans des mobilisations populaires et opposée au néo-libéralisme, politique « dépolitisante » qui vise à déconflictualiser la démocratie et, suivant l’expression de Wendy Brown, à la « dépeupler ».
Mais si l’on suppose que le populisme est un style visant à unifier le peuple, à le purger de ses différences et de ses ennemis internes, et à l’opposer aux élites, une telle opposition apparaît factice : dans la mesure où le néo-libéralisme s’accommode tout à fait de la résurgence du nationalisme et de la xénophobie, le populisme vient lui garantir, contre toute apparence de conflit, une légitimité populaire. Les exemples de Thatcher et de Trump en témoignent parfaitement. Dans le cas de Thatcher, la rhétorique populiste vient sceller, sous couvert de protéger le bon peuple travailleur des assistés ou des immigrés, le démantèlement des droits sociaux pour tous. Dans celui de Trump, ce n’est pas son programme économique interventionniste (d’ailleurs très changeant) qui fidélise son électorat, mais son racisme et son machisme, bref sa bataille culturelle. Son populisme donne une expression politique au ressentiment « non pas des “perdants” de la mondialisation, comme on aime à le croire, mais de ceux qui, quelle que soit leur réussite ou leur échec, remâchent le fait que d’autres, qui pourtant ne les valent pas, s’en sortiraient mieux. C’est en ces termes qu’on peut comprendre la rage contre les minorités et les femmes, mais aussi contre les “assistés” » (p. 70). Ce ressentiment, fondé sur ce que Spinoza appelait des « passions tristes », n’ouvre pas à la démocratie, mais à la haine et à la violence.
Par ailleurs les populismes n’ont pas, loin s’en faut, le monopole de la voix populaire. En comparant les données de la dernière élection présidentielle américaine, du Brexit britannique et du vote FN en France, É. Fassin montre que les classes populaires ne sont pas mobilisées, tel un front uni, en faveur des populismes. Aux États-Unis, ce sont leur abstention et la désaffection de l’électorat de la Rust Belt pour les démocrates qui ont sonné le glas de la campagne d’Hillary Clinton [10], bien plus que le vote des Blancs pauvres sans éducation (p. 53). En Grande-Bretagne, il est difficile de soutenir l’hypothèse d’un vote populaire en faveur du Leave, en l’absence de données raciales et dans l’impossibilité d’apprécier l’influence spécifique du revenu et de l’éducation sur le vote (p. 54). En France, le parti populaire par excellence demeure l’abstention, majoritaire chez les populations issues de l’immigration postcoloniale (p. 56).
Cela permet à l’auteur de proposer quelques distinctions analytiques qui puissent servir de base aux débats sur le populisme. Le peuple auquel les populismes font appel en recouvre au moins trois, qu’il importe de séparer soigneusement dans l’analyse : le peuple politique, c’est-à-dire le dépositaire de la souveraineté, élément-clé de l’idéologie populiste ; le peuple des classes populaires, le « bas peuple », qui demeure souvent à l’écart de la politique, du moins électorale ; le peuple électoral, qui n’est pas un mais pluriel, car plusieurs peuples s’expriment à travers l’élection :
L’enjeu est théorique : la politique de la représentation nationale amène à construire, non pas le peuple, mais un peuple (plutôt qu’un autre). Ce serait une illusion populiste, symétrique de l’illusion du consensus, de ne connaître et reconnaître qu’un peuple et un seul, comme si le travail politique revenait à l’exprimer plutôt qu’à le construire. (p. 61)
D’où la conclusion d’É. Fassin : la tâche de la gauche n’est pas de reprendre à son compte la forme populiste pour séduire l’électorat de l’extrême droite, mais de reconquérir les classes populaires abstentionnistes. Car l’abstention n’est pas seule indifférence. Elle dit un dégoût de la politique telle qu’elle est ; autrement dit, elle est bien politique. (p. 81)
C’est à partir de cet électorat potentiel que la gauche peut reconstruire un programme, résolument internationaliste et cosmopolitique, agrégeant différentes causes de droit, c’est-à-dire différents peuples (le peuple des femmes, des roms, des ouvriers, des précaires, des sans-papiers) [11]. Une telle gauche ne devrait pas se structurer à travers l’opposition entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut », opposition que l’auteur assimile (p. 84), à tort, à celle que trace Machiavel entre les « humeurs de la cité » et qui, elle, n’est pas de nature sociologique, mais proprement politique [12]. Il faudrait, contre le populisme de gauche où le « populisme » est le substantif primaire et la « gauche » un qualificatif secondaire, « esquisser un programme substantiel pour une gauche substantive, première et non seconde » (p. 85).
Et si le populisme n’était pas ce que l’on croyait ?
Si la thèse est forte, rien ne nous garantit toutefois que le populisme soit effectivement ce que l’auteur affirme qu’il est. Dans la tradition latino-américaine, à laquelle l’auteur ne se réfère pas malgré sa centralité pour l’objet traité, le populisme désigne bien autre chose qu’une simple politique du ressentiment. Le populisme que la sociologie sous-continentale a analysé de manière positive et critique depuis les années 1960 a désigné surtout une politique de création de droits sociaux et de structuration des États-providence, en lien étroit avec des mobilisations ouvrières hétérogènes du point de vue de l’appartenance nationale ou ethnique [13].
Prenons, parmi une multitude d’exemples possibles, le cas de l’Argentine péroniste décrite par les premiers sociologues du phénomène, comme Gino Germani ou Torcuato di Tella. Ici, le populisme n’est guère le lieu d’une bataille culturelle visant à légitimer le racisme, le sexisme ou la violence. Au contraire : le populisme peut être vu comme le berceau d’une nouvelle, et puissante, démocratisation passant par l’État et l’institution syndicale [14]. L’orientation idéologique du péronisme n’est, quant à elle, pas nationaliste mais internationaliste, sur la base de l’anti-impérialisme défendu par le mouvement des non-alignés. Du moins dans le péronisme des années 1945-1954 et dans son prolongement postérieur chez les Montoneros, le peuple n’est pas unifié ou totalisé mais pluralisé à partir d’une multitude de figures de l’émancipation populaire (culturelles, sexuelles, coloniales, indigènes etc.). Il apparaît, en d’autres termes, comme un opérateur de la politique démocratique, et non pas comme une essence fabriquée rhétoriquement et institutionnellement par l’exclusion xénophobe du bouc émissaire. Cela étant, Germani et di Tella insistent sur une contradiction structurelle du péronisme, qui vaut pour tout populisme : la démocratisation, effective, va de pair avec la tentative étatique d’instrumentaliser politiquement les masses, via un contrôle accru des organisations populaires. Cette contradiction vient du fait que le populisme est un type de politique plébéienne de gauche étroitement dépendante du leadership charismatique du chef et de la forme étatique, et qu’il en subit donc les excès : le personnalisme et l’étatisme (autoritarisme ou corporatisme).
Ce sont ces caractéristiques qui s’observent dans les populismes latino-américains entre les années 1930 et 1970, ainsi que dans leur « revival » dans certains pays du tournant à gauche (au premier rang desquels le Venezuela chaviste), ou encore dans la gauche radicale qui s’en revendique aujourd’hui en Europe. Tout dépend donc de la définition du phénomène que l’on adopte et, conformément à la méthode des sciences sociales, de la construction conceptuelle que l’on fait de l’objet. Il se pourrait bien que le tournant démocratico-populaire qu’É. Fassin préconise pour la gauche ne soit rien d’autre qu’un populisme compatible avec l’historicité latino-américaine et conscient de ses contradictions internes : autrement dit, un populisme de gauche assis sur une définition plurielle, inclusive, démocratique et non ethno-nationaliste du peuple, et conscient de son double écueil personnaliste et étatiste.
Plus généralement, si le populisme désigne bien quelque chose que ne recouvrent pas les catégories déjà existantes, comme la démagogie ou le nationalisme xénophobe (autrement pourquoi utiliser un autre terme ?), son analyse sociologique reste à faire. Une telle analyse nécessiterait que l’on ne prenne pas pour argent comptant les constructions médiatiques du phénomène (qui supposent que, comme Trump, Erdogan ou Marine Le Pen « parlent pour le peuple », ils sont automatiquement populistes) et que l’on se dote d’une définition conceptuelle rigoureuse, appliquée dans un contexte historique et géographique précis.
L’essai d’É. Fassin a le mérite de proposer une analyse en phase avec l’actualité médiatique et politique, abordant de plain-pied l’« alternative » que suppose pour la gauche ce mot usé et galvaudé, capable d’évoluer de manière kaléidoscopique, qu’est le populisme. Dans cette actualité, ce livre constitue un repère essentiel. Pour les sciences sociales, il fait office d’invitation à réfléchir : É. Fassin nous convie à rouvrir le débat sociologique et historique sur la dimension trans-idéologique du populisme, sur le peuple et son opérativité politique, ainsi que sur les voies qui s’offrent à la gauche lorsqu’elle assume pleinement la critique de l’horizon néo-libéral.
Federico Tarragoni
Un commentaire sur le concept de classe et Ernesto Laclau
Nous publions ci-dessous un commentaire introduisant sur le site A l’encontre [15] l’article de Tarragoni.
[F. Tarragoni présente] une revue critique du dernier essai d’Eric Fassin, qui le mérite. Toutefois, il nous paraît qu’un des aspects centraux de la discussion présente sur le « populisme » dit de gauche reste marqué par cette caractéristique qu’Ellen Meiksins Wood qualifiait de The Retreat from Class (Ed. Verso, 2e éd. 1998, 1re en 1986). Dès 1986 (dans l’édition originale de son ouvrage) E. Meiksins Wood soulignait le point de départ de la théorisation de E. Laclau : « l’autonomisation de l’idéologie ».
Laclau avait déjà développé ce point central de sa théorie dans son ouvrage publié en 1977 : Politics and Ideology in Marxist Theory (New Left Books) ; un écrit ignoré par des farauds académiques qui découvrent l’eau tiède avec des airs inspirés.
Dans cet ouvrage, comme le souligne Meiksins Wood, Laclau valide encore le concept de classe du point de vue théorique, mais « lui fait perdre sa signification historique ». Tout en s’opposant à la caractérisation de secteurs sociaux non productifs comme appartenant à la « petite bourgeoisie » – ce que prétendait Poulantzas – Laclau considérait comme secondaire la position spécifique de ces secteurs du salariat dans les relations de production. Par contre, il insistait sur une donnée : pour ces secteurs (non productifs de plus-value, non « cols bleus »), la contradiction première et la plus importante face au « bloc dominant » ne s’établissait pas « au niveau des rapports de production dominants, mais au plan des relations politiques et idéologiques ». En d’autres termes, selon Laclau, leur « identité comme peuple joue un rôle beaucoup plus important que leur identité en termes de classes ».
Sans son point de départ, la dérive socio-politique de Laclau et Mouffe – et de leurs adeptes présents – ne peut être saisie dans sa genèse, c’est-à-dire, logiquement, dans son aboutissement.
Nous laisserons ici les remarques de F. Tarragoni sur le péronisme qui, bien que d’une qualité supérieure à l’analyse de Laclau, laissent ouvert un champ de débat qui n’est pas encore clos dans l’historiographie argentine, ni dans une sociologie « historiciste ». La seule qui est productive de compréhension dans ce domaine. Nous poursuivrons, sur le site A l’Encontre, ce débat qui mérite d’être informé.
C.-A. Udry