Qui n’est pas populiste ?
Le paysage politique mondial est indéniablement traversé aujourd’hui par une lame de fond semblant relever du populisme. Des États-Unis (Donald Trump) à la Grèce (Alexis Tsipras) en passant par la Hongrie (Victor Orbán), la France (Marine Le Pen), l’Espagne (Pablo Iglesia) ou encore l’Italie (Beppe Grillo) et l’Équateur (Rafael Correa), de nombreux acteurs politiques se sont ainsi vus accoler l’étiquette « populiste », en particulier par leurs adversaires.
Recouvrant des phénomènes et mouvements très divers, le populisme est devenu un concept accueillant toutes les composantes idéologiques possibles et imaginables, les commentateurs mettant par exemple dans la même catégorie Victor Orbán et Pablo Iglesias. Même les tenants d’un néo-libéralisme radical comme Alberto Fujimori au Pérou et Carlos Menem en Argentine ont pu être qualifiés de populistes, ce qui renforce encore le caractère protéiforme du concept. L’ouvrage de Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, se propose donc de développer une théorie du populisme qui permet de distinguer les différents phénomènes observés.
Le débat sur le populisme est en effet, selon J.-W. Müller, l’objet de nombreux amalgames et l’occasion d’un déchaînement violent d’émotions. Ceux qui le jugent négativement semblent avoir le plus grand mal à garder la tête froide face à lui, parlant par exemple de « pathologies », de « défiguration de la démocratie » ou même d’« ochlocratie » (domination de la foule). Pour les tenants du populisme, leurs adversaires ne souffrent de rien moins que d’une « haine de la démocratie », voire du peuple. Le concept est donc âprement disputé, et une théorie du populisme est nécessairement aussi une théorie de la démocratie, nous dit J.-W. Müller. Si le populisme peut sembler démocratique ou relever de la démocratie radicale, il ne l’est pas et tend même, selon l’auteur, à être anti-démocratique.
Une définition du populisme
J.-W. Müller propose de définir le populisme par une attitude « anti-establishment » couplée à un anti-pluralisme, qui se manifeste par la revendication fondamentale d’un monopole moral de la représentation. Selon l’auteur, la critique des élites que l’on attribue communément aux populistes est donc un critère nécessaire mais en rien suffisant. Un homme politique qui adopte une attitude « anti-élite » mais qui ne revendique pas le monopole de la représentation populaire peut être ainsi qualifié de démagogue mais pas de populiste. Le critère décisif du populisme est la prétention à représenter à soi seul l’intégralité du peuple.
Pour J.-W. Müller, le populisme est donc intrinsèquement anti-démocratique car il conteste les fondements de la démocratie moderne : la polyphonie du peuple, la représentation et le pluralisme politiques, la reconnaissance de corps intermédiaires. Dans la conception populiste de la politique, le peuple est envisagé comme étant homogène, moralement pur, et n’ayant rien en commun avec des élites immorales, corrompues et parasitaires. Selon l’auteur, cette vision illustre un rapport préoccupant des populistes à la démocratie : à leurs yeux, tous les autres représentants des citoyens sont d’une manière ou d’une autre illégitimes. Seul le mandat impératif, qui lie les représentants aux instructions du peuple, serait en théorie acceptable : se présentant comme un simple porte-voix, l’homme politique populiste justifie ainsi sa méfiance à l’égard des instances délibératives et pluralistes (parlement ou autres forums), voire son rejet de celles-ci, par l’invocation de la volonté une et clairement reconnaissable d’un peuple authentique. Étant parfaitement à même d’identifier cette volonté, le dirigeant populiste n’a nul besoin d’institutions intermédiaires comme les médias pour communiquer directement avec le peuple. Les populistes préfèrent ainsi l’esprit du peuple, c’est à dire l’intérêt général prétendument évident d’un peuple authentique homogène, à la volonté générale envisagée comme une volonté guidée par un certain nombre d’intérêts. Pour les populistes, celui qui ne se rallie pas à cet esprit du peuple s’exclut de facto du peuple et s’auto-disqualifie pour exercer le pouvoir légitime.
Pour J.-W. Müller, le rapport aux procédures démocratiques, notamment aux élections, illustre de manière significative la relation problématique du populisme à la démocratie. Il est fréquent que les populistes refusent de se plier au verdict des urnes quand ils ont perdu les élections ; ils opèrent alors une distinction – absolument fatale pour la démocratie – entre le résultat électoral empirique et le résultat électoral moral. Les populistes invoquent ainsi la « majorité silencieuse » qui n’a pas pu s’exprimer, attaquent les « faux » représentants du peuple, au nom du peuple véritable, et remettent en cause les procédures qui les ont portés au pouvoir.
Une base électorale variable
Comment se caractérise le vote populiste ? J.-W. Müller suggère qu’il est simpliste d’expliquer l’essor du populisme par la « colère, le ressentiment, et les angoisses du déclassement » de la population. Ces critères ne permettent pas de comprendre la complexité des comportements électoraux. En effet, les motivations et les représentations du vote populiste sont différentes en fonction des époques et des espaces géographiques. J.-W. Müller souligne par exemple que, jusque dans les années 1970, le populisme était plutôt lié à la paysannerie et à la valorisation du travail de la terre. En Europe comme aux États-Unis, les partis populistes étaient principalement portés par les fermiers qui entendaient défendre leurs intérêts, notamment face aux groupes financiers et industriels.
Le vote populiste a néanmoins évolué et, selon l’auteur, fait désormais l’objet d’un « malentendu transatlantique total » (p. 48). En Europe, le populisme est principalement considéré comme de droite et comme synonyme d’exclusion, alors que sur le continent américain il est plutôt situé à gauche et milite pour l’inclusion des personnes marginalisées par le capitalisme financier dans le système économique et social. Pour J.-W. Müller, cette contradiction n’est qu’apparente : elle illustre simplement le fait que le populisme a des connotations historiques diverses, n’est pas un phénomène récent et ne peut être identifié à une catégorie précise de partisans. Sans nier l’existence d’un vote populiste, l’auteur doute ainsi que l’on puisse définir le populisme à partir des traits distinctifs de son électorat.
De fait, s’appuyant sur des travaux empiriques, l’ouvrage montre que les personnes déclassées et menacées de déclassement ne votent pas forcément pour les partis populistes. L’élément déterminant du choix populiste est souvent moins la situation économique de l’électeur que sa conviction personnelle selon laquelle le pays est « sur la mauvaise pente ». Le niveau d’éducation, qui est un des éléments déterminants du revenu, ne suffit donc pas à expliquer le choix populiste.
Le populisme dans la pratique
L’ouvrage s’interroge également sur la capacité de gouverner des partis populistes, et remet au passage en question quelques certitudes. Certains commentateurs se rassurent en effet en affirmant que les populistes, une fois parvenus au pouvoir, perdraient par là même la carte morale que leur assurait leur non-appartenance à une élite jugée corrompue et immorale. D’autres se consolent en avançant qu’ils perdraient toute crédibilité à mesure que leurs solutions simplistes se dissoudraient dans le bain de la réalité politique et économique. Ces scénarios sont pourtant peu réalistes selon l’auteur, car les populistes ont une capacité à se trouver constamment de nouveaux ennemis, et continuent de se comporter en minorité persécutée même lorsqu’ils accèdent aux responsabilités. Cette polarisation de la confrontation politique est propre au style de gouvernement populiste, qui consiste également à s’accaparer la totalité des rouages de l’État, à s’attirer la loyauté du plus grand nombre en pratiquant un clientélisme de masse et à développer une hostilité prononcée à l’égard des acteurs de la société civile, médias en tête.
Ces techniques populistes d’exercice du pouvoir partagent toutes un « légalisme discriminant » nous dit J.-W. Müller, qui revient à appliquer un droit différencié selon les groupes auxquels on a affaire et que résume bien la formule de Kurt Weyland : « Tout pour mes amis ; pour mes ennemis, la loi ». Cette logique a ainsi poussé des dirigeants populistes comme Chavez ou Orbán à créer une Constitution exclusive, c’est-à-dire une constitution au service d’un seul parti. L’idéologie et la praxis s’engrènent, se recoupent et permettent aux populistes de justifier leurs actions dans un langage qui a des apparences démocratiques et dont la dimension morale est à leurs yeux indiscutable. En raison notamment de cette dimension morale, il ne suffit pas d’opposer au populisme des arguments rationnels pour lui faire échec ; il faut une approche innovante, développée dans l’ultime partie de l’ouvrage.
Confronter le populisme
Centré sur l’Europe, le dernier chapitre aborde les différentes stratégies de réponse au populisme, celles qui semblent vouées à l’échec et celles qui paraissent efficaces. Pour l’auteur, la meilleure tactique consiste à rechercher le débat franc et direct avec les populistes, ériger un cordon sanitaire ne faisant que renforcer leur mise en scène d’acteurs politiques persécutés. En amenant les populistes à intégrer le cadre du débat démocratique, les démocraties peuvent espérer mettre à mal le monopole de la représentation du peuple qu’ils revendiquent.
Contrairement à ce que certains commentateurs affirment, il n’existe pas de réservoir potentiel d’électeurs naturellement favorables au populisme ; sa montée peut être jugulée et réduite à portion congrue, mais à condition de l’attaquer frontalement, c’est-à-dire en lui répondant, et non en esquivant les critiques contre la démocratie représentative qu’il formule. Pour ce faire, les démocrates doivent au préalable définitivement abandonner au moins deux idées fausses, abondamment relayées par les populistes parce qu’elles renforcent leur thèse décliniste. La première, c’est qu’il y aurait eu un âge d’or de la démocratie en Europe occidentale au cours duquel les citoyens auraient participé bien plus activement à la vie politique, et durant lequel l’action publique bénéficiait de marges de manœuvre bien plus importantes, les électeurs voyant leurs desiderata rapidement mis en œuvre. La seconde, c’est que jadis l’Europe n’exerçait aucun contrôle supranational, alors que l’architecture antitotalitaire de l’après-guerre prévoit dès le départ des limites à la souveraineté populaire, avec notamment la création de la Cour de Justice de l’Union Européenne en 1952 et de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 1959. Pour J.-W. Müller, le populisme nous oblige effectivement à réfléchir aux fins de la démocratie, et aux failles de notre modèle démocratique ; mais la crise de la démocratie représentative ne doit pas être combattue en reprenant la rhétorique et les diagnostics erronés des populistes.
Un « populisme de gauche » pourrait-il constituer une réponse à la montée du populisme de droite en Europe ? Ce « contre-populisme » ferait fond sur la colère suscitée par le consensus néo-libéral chez les citoyens, mais pour mieux détourner de la droite. Ce tableau serait une « vision d’horreur » pour J.-W. Müller : des populistes de droite feraient face à des populistes de gauche, chaque camp se prévalant de sa conception d’une seule volonté authentique du peuple pour revendiquer le pouvoir. Le résultat serait une Europe intrinsèquement anti-pluraliste et antipolitique. Pour permettre l’avènement d’une Europe démocratique et non populiste, J.-W. Müller estime que les Européens devront opérer des arbitrages nécessairement douloureux entre l’intégration économique, la souveraineté nationale et la démocratie. Si ils veulent continuer d’avancer sur la voie de l’intégration, il leur faudra alors renoncer à une part de démocratie nationale au profit d’une démocratie supranationale.
Populistes de droite et de gauche : tous les mêmes ?
Le populisme est donc un anti-élitisme associé à un anti-pluralisme, qui se manifeste par la revendication d’un monopole moral de la représentation populaire. Si l’ouvrage ambitionne de développer un concept de populisme précis – un idéal-type permettant d’opérer des distinctions entre des phénomènes politiques existants – le manque de définition des concepts-clés convoqués complique la compréhension du propos. On regrettera notamment l’absence d’une théorie générale développée de la démocratie qui aurait pourtant permis de mieux appréhender la menace que constitue le populisme pour notre modèle de démocratie représentative. Par ailleurs, le dernier chapitre consacré à la réponse aux populismes aurait pu bénéficier d’une argumentation plus étoffée et précise quant aux propositions nécessaires et envisageables pour endiguer la « vague » populiste.
L’ouvrage aurait également gagné à distinguer plus clairement les motivations et l’évolution du vote populiste selon les périodes et les pays, afin de mieux comprendre les raisons du « malentendu transatlantique ». Sur ce point, une attention plus particulière aurait pu être portée à la montée respective du populisme de droite aux États-Unis et du populisme de gauche en Europe, car elle bouleverse les représentations traditionnelles évoquées dans l’ouvrage. Si pour l’auteur, la perspective historique et les travaux empiriques démontrent que la caractérisation des électeurs ne suffit pas à définir le populisme, on peut s’interroger sur la pertinence d’une approche qui considère que le populisme ne saurait être mis en rapport avec des contenus politiques spécifiques et ne saurait être défini par eux.
L’auteur envisage en effet le populisme comme une conception bien précise de la rhétorique et de la pratique politique, réservant par conséquent peu de lignes à la question des contenus politiques. Cette dernière est pourtant fondamentale, dans le cas notamment des pays européens, car les populismes de droite et de gauche, qui poursuivent des finalités politiques différentes, ne peuvent y être complètement assimilés. L’auteur le reconnaît d’ailleurs implicitement à l’issue de son ouvrage lorsqu’il définit la différence entre démocrate et populiste comme le conflit « entre ouverture et clôture, entre avocats de l’intégration et partisans de la démarcation ». Or il le rappelle lui-même, le populisme de gauche, sur le continent américain ou européen, privilégie plutôt l’intégration et s’inscrit dans une logique d’ouverture. Les mouvements européens comme Podemos ou Siriza ne sont ainsi pas anti-européens et ne rejettent pas l’idée d’une intégration européenne.
Par ailleurs, en affirmant « qu’il n’existe tout simplement pas aujourd’hui de théorie démocratique, à la fois rigoureuse et largement acceptée, qui permettrait de définir le peuple, le demos » (p. 126), l’auteur se contente de définir la démocratie comme un processus permettant de négocier l’appartenance au demos. Outre le fait qu’il est pour le moins curieux d’aborder la question du populisme sans tenter de définir le peuple, ce choix, qui vise à légitimer la définition du populisme avancée dans l’ouvrage, ne permet pas d’appréhender pleinement la complexité du phénomène, particulièrement dans la variété de ses manifestations contemporaines européennes. Les populistes de droite et de gauche ne représentent peut-être pas, à cet égard, la même menace pour la démocratie.
Hervé Berville