Nous assistons, au cours de cette semaine [1], à un profond tournant de la direction politique de Podemos. A la différence de ce qui a été largement dit sur les résultats du Vista Alegre 2 [2], on assiste à un virage vers une dynamique d’accords de gouvernement avec le PSOE, dont l’entrée au gouvernement de Castilla La Mancha fait figure de premier test expérimental.
Le PSOE de Castilla La Mancha est parfaitement similaire au parti clientélaire qui contrôle les appareils d’Etat en Andalousie ou en Estrémadure depuis des décennies. Au-delà de ce cas concret, les réunions qui se sont tenues lundi dernier [17 juillet] au Congrès [législatif espagnol] entre les deux directions semblent sceller la nouvelle ligne politique, dans la mesure même où l’on est allé jusqu’à qualifier cette rencontre comme « préfigurant un gouvernement alternatif » [à celui du PP de Rajoy]. La « ré-invention » de Pedro Sánchez [dirigeant du PSOE] en figure de gauche opposée à l’appareil du PSOE, relève d’un une manœuvre habile de marketing politique. Elle ne jette sans doute pas de bases solides pour abandonner l’interprétation, maintenue au cours de la dernière période, de ce qu’est le propre du PSOE.
Non ne savons pas si, un jour, existera un autre PSOE (bien entendu, plus ce parti reçoit d’oxygène institutionnel pour conserver ces structures et modes de fonctionnement actuels, moins cela est possible). Ce qui, en revanche, est pour nous clair, c’est précisément ce qu’est, aujourd’hui, cette formation politique. Le PSOE n’est pas exactement un parti politique, il s’agit d’un appendice de l’Etat et non d’un Etat quelconque, sinon du modèle d’organisation politique de la formation sociale espagnole que nous qualifions de régime de 1978 [3]. Le PSOE ressemble bien plus à un ministère qu’a une organisation politique de « transformation ». Une politique d’accords de gouvernement généralisés, avec un rapport de forces favorable au PSOE, signifie, en résumé, accepter de se transformer en aile gauche de la régénération du régime. C’est-à-dire étayer les éléments mêmes où s’était manifestée la crise politique en mai 2011 [mouvement des « Indignés » : 15M].
Il est peut-être nécessaire de se rappeler que le PSOE est le parti de la désillusion permanente. Les déceptions historiques sont tellement nombreuses que les rappeler, les unes après les autres avec certains détails, nécessiterait un livre entier. Il suffit sans doute de rappeler que l’événement initial du cycle politique actuel, le 15M, a émergé suite à l’indignation provoquée par l’austérité du gouvernement [« socialiste »] de José Luis Rodríguez Zapatero [président du gouvernement de 2004 à 2011|]. Jusqu’alors, le vote captif en direction du PSOE s’était nourrit de la logique bipartisane (PP versus PSOE]. C’est-à-dire que la logique voulait qu’en raison de l’absence d’autres choix électoraux, toute réaction contre un gouvernement de droite soit capitalisée par le vote utile envers le parti nominalement de gauche. Un vote utile et à la signification « déstituante » (de sanction) – éloignée de toute perspective de construction politique d’un ordre différent – qui se nourrissait de l’espoir qu’un simple changement de visages donnerait de l’oxygène, pour respirer un moment, à un électorat mécontent des agissements de la droite. Tandis que, au même moment, s’accroissait une crise imparable de la représentation qui, sous la forme d’un vote « le nez bouché » ou de l’abstention, reproduisait la désaffiliation de larges couches de la population, généralement les plus exploitées et dominées.
Lorsque l’on évoque aujourd’hui la nécessité de « dégager le PP » à n’importe quel prix comme argument définitif pour entrer sans critère dans des gouvernements aux côtés du PSOE, on accepte précisément comme étant inévitable le fait que Podemos participe de cette dynamique de désaffiliation et de crise de la représentation en échange de quelques postes au sein de l’appareil d’Etat.
Au-delà du dédain politique que suppose l’acceptation acritique de cette position dans des territoires où le PSOE figure au même rang d’adversaire central que le PP, si ce n’est plus, comme en Andalousie [4], il s’agit d’une politique qui n’a rien de nouveau : la vieille IU [Izquierda unida, coalition de partis de gauche formée en 1986 au sein de laquelle le PCE exerce une position dominante] se consacra exactement à cela durant de longues années, avec les résultats politiques que l’on connaît.
• Il est ironique de constater que ceux-là mêmes qui rugissaient contre l’axe politique gauche-droite se rallient sans problème majeur à la pire version de cette dernière, celle qui a été institutionnalisée par le régime de 1978 : l’axe PP-PSOE-Bequille sur sa gauche [5].
• Tout cela revêtu d’une rhétorique de gouvernement qui, par un mouvement de balancier, s’est emparé de la direction de Podemos, laquelle soutien que seule la prise de position au sein de l’Etat peut garantir une transformation quelconque. Une position qui, ainsi qu’on a pu l’observer dans des municipalités comme celles de Madrid face à l’imposition du corset budgétaire, sous-estime avec dédain la force autonome, et radicalement non démocratique, des institutions de l’Etat, afin de marquer son propre agenda politique oligarchique à ceux qui accèdent à ces institutions sans le contrepoids d’un mouvement politique suffisamment fort.
Sans même parler de l’obstruction qu’exercent les groupes socialistes dans les municipalités « du changement ». Il s’agit, en ce sens, d’un faux pas qui, loin d’en finir avec les grandes lignes politiques néolibérales d’Etat, obligera Podemos à les faire siennes. Pour le PSOE, ce n’est pas un problème : il l’a déjà fait à de très nombreuses reprises. En ce qui concerne Podemos, cela revient à condamner la formation à l’insignifiance politique et, dans le pire des cas, à son implosion, laquelle frayerait la voie à un nouveau paysage politique, dans un contexte d’instabilité politique mondial, favorisant l’implantation sur notre territoire du même type de formations politiques réactionnaires qui font des dégâts dans la moitié de l’Europe.
• L’un des fantômes politiques, pour ne pas parler de zombies, qui ont fait leur réapparition ces derniers jours pour justifier ce tournant favorable aux accords [avec le PSOE] est celui du « gouvernement de progrès ». Il faut bien se souvenir qu’il y a à peine cinq ans, nous disposions d’un tel gouvernement de progrès, celui de José Luis Rodríguez Zapatero.
Il faut aussi se souvenir comment il s’acheva, frayant la voie, en termes électoraux, à une majorité absolue du PP et, en termes sociaux, à l’insurrection politique du 15M, qui permit la naissance Podemos.
• Les premières années de ce gouvernement a été marqué par la coexistence de guerres culturelles et d’avancées des droits civils d’un côté [6] De l’autre, un accord complet existait sur le modèle économique de la bulle immobilière [7] à la base même d système de corruption visible depuis des années en Espagne, tissé entre le système bancaire, les responsables politiques et des fonctionnaires à différents niveaux ainsi que les entrepreneurs, un réseau aux traits de « mafias ». Tout cela avec ses ramifications innombrables à différents niveaux de l’Etat, imposées en Espagne par l’ordre néolibéral européen [conjointement à l’attrait pour ce dernier de la part des secteurs importants du capital et des « élites » politiques sélectionnées].
• C’est, en dernière instance, cette tolérance envers l’ordre néolibéral qui a pris sous le coup de la présentation d’une facture exorbitante à la population espagnole. Une facture qui prit la forme de la plus grande crise économique et sociale depuis des décennies. A cette époque, sottovoce, les responsables politiques du « zapaterisme », bien conscients du modèle économique à la reproduction duquel ils participaient, affirmaient « qu’il n’y avait pas les forces » pour penser à un changement de modèle.
Cette position, cependant, paraissait plus proche d’un vieux dicton des marchés financiers utilisé pour définir les situations où l’on voit arriver la crise sans toutefois modifier les comportements qui continuent à produire des bénéfices : « tant que la musique est jouée, il faut danser ».
• Au-delà du fait que la direction de Podemos se rallie à un autre lieu commun des marchés financiers – celui selon lequel « cette fois-ci, c’est différent » –, qui signale le début d’une nouvelle bulle, pour affirmer que le « gouvernement de progrès » qui sortira de la politique des accords ne peut être assimilé aux précédents, il est évident qu’il y a objectivement peu d’espace pour imaginer qu’un gouvernement, dans ces conditions subordonnées, puisse être capable d’aller au-delà des lignes de forces néolibérales continentales qui rythment les politiques économiques imposées par l’UE.
C’est précisément l’idée qu’il « n’y a pas les forces » qui, sous-tendant les rhétoriques « gouvernementales » et « progressistes », semblent constituer le fond des positions de la direction de Podemos quant aux accords de gouvernement avec le PSOE. Un certain sentiment de défaite, déclarée hâtivement, semblable à la vente d’une nouvelle entreprise à une multinationale largement au-dessus de son prix, imprègne ce virage politique. Cette option – qui assume tacitement que Podemos a atteint son plafond et que de nouvelles avancées en direction de « transformations démocratiques » ne sont plus possibles, à part le fait qu’elle va dans le même sens que les thèses avancées par l’errejonisme, nominalement mise en échec à Vista Alegre 2 – développe tous les méfaits politiques et organisationnels que traîne le Podemos forgé par Iñigo Errejón et Pablo Iglesias lors de l’Assemblée de Vista Alegre 1 [8].
• Ce Podemos, forgeant un modèle verticaliste sans s’encombrer de créer des flux d’informations ainsi qu’un pouvoir de bas en haut, renonça à la possibilité de construire un horizon stratégique, c’est-à-dire une série d’objectifs à moyen et long terme qui auraient recueilli les intérêts de larges couches sociales qui, au cours de ces années, contestaient le régime. Au lieu de cela, la direction de Podemos suit une tactique à court terme, alimenté par les sondages et les médias de qui ont provoqué toutes sortes d’embardées, dont l’expression la plus désastreuse de cette orientation est l’accord général avec le PSOE. S’il y a bien une chose qui est « épuisée », c’est ce modèle d’action politique reposant sur le spectacle et sur une orientation à très court terme.
• Ainsi que nous l’avons exprimé clairement dans le document intitulé Podemos en Movimiento, présenté à Vista Alegre 2, nous ne croyons pas que le cycle [la fenêtre d’opportunité politico-sociale permettant une avancée vers un horizon de « transformation »] soit épuisé.
Le contexte de turbulence politique et de ralentissement économique dans le monde entier est inéluctable. Ce sont précisément les forces politiques qui se dirigent ou se maintiennent dans le spectre de ce qui était le centre politique, y compris dans sa variante « progressiste », qui sont aujourd’hui punies électoralement sans pitié.
En Espagne, ce que l’on veut faire passer pour une « reprise » [économique] n’est rien d’autre qu’une cristallisation de la crise sociale, économique et écologique – ce sont là les seules « vaches grasses » que l’on peut espérer. Il ne s’agit pas de maintenir une position simplement passive, d’autres voies peuvent être explorées avec d’autres forces politiques, y compris le PSOE, qui ne passent pas par une entrée dans un gouvernement, sur la base d’accords ponctuels jusqu’à des accords partiels sur des matières qui correspondent aux principes programmatiques de Podemos. Et, bien sûr et surtout, de poursuivre sur la route de la construction d’une véritable alternative politique, économique et sociale aux forces du régime de 1978 et aux pouvoirs financiers que ce régime représente en premier lieu.
Dans ce contexte, capituler devant le bipartisme, accepter d’être sa béquille de « gauche » par le biais de la recomposition de l’aile gauche du régime, contribuer à fermer, par en haut, la conjoncture politique est non seulement diamétralement opposé à la signification fondamentale du cycle politique dans lequel la fondation de Podemos s’inscrit, sinon un authentique désastre politique.
Isidro López et Raúl Camargo