L’Union européenne à l’arrêt
Enlisement, fragmentation ou relance ?
Le 25 mars dernier a marqué le 60e anniversaire du traité de Rome qui a institué le Marché commun, dont l’élargissement et l’approfondissement ont conduit à l’actuelle Union européenne. D’emblée, le processus de rapprochement des Etats de l’Europe de l’ouest initié en 1957 a été conçu comme irréversible. Les six Etats originels (Allemagne fédérale, France, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) ont d’abord formé un « marché commun », mais leur projet visait à englober d’autres Etats et d’autres politiques pour aboutir, selon les conceptions, à une fédération ou à une confédération (dans ce second cas, les Etats membres conserveraient un plus grand rôle) européenne.
Progressivement, l’édifice a englobé de nouveaux Etats (jusqu’à 28, 27 depuis l’annonce du Brexit) et le projet s’est approfondi avec la mise en place de politiques communes (comme la PAC, politique agricole commune). Ensuite, dans le cadre du tournant néolibéral des politiques économiques, a été adopté en 1986 l’Acte unique européen, qui visait à instaurer la prépondérance quasi généralisée de la logique du marché et de la concurrence. La libre circulation des capitaux (non seulement entre Etats membres mais aussi avec l’extérieur) a été mise en œuvre.
Dans la même logique a été défini en 1996 le statut du travail détaché, qui l’assimile à une prestation de service au lieu de relever de la circulation des travailleurs d’un pays à l’autre ; c’est ce qui fonde la possibilité de dumping social. Il n’est donc pas question d’aller vers une uniformisation des droits sociaux entre les Etats membres. Les services publics doivent être libéralisés, et les entreprises publiques mises en concurrence avec le privé. Les politiques publiques doivent se couler dans ce moule et il n’y a pas de politique industrielle européenne (Airbus repose ainsi sur un accord particulier entre des gouvernements).
En 1992, le traité de Maastricht a instauré l’euro et la Banque centrale européenne (BCE). L’euro a entraîné la mise en place d’une procédure de surveillance des budgets des Etats membres afin de les amener à respecter le principal des critères du traité de Maastricht : la limitation du déficit des finances publiques à 3 % du produit intérieur brut (PIB). Cette procédure a été progressivement renforcée pour mieux encadrer les Etats. Certes, tous les pays membres ne sont pas dans la zone euro, mais c’est l’objectif : aux termes du traité, les Etats de l’UE doivent tous adopter l’euro à terme (le Royaume-Uni et le Danemark ayant cependant obtenu le droit de rester en-dehors). Les accords de Schengen, entrés en vigueur en 1995, ont ensuite harmonisé les contrôles aux frontières et facilité la circulation entre les Etats qui y ont souscrit (une minorité des Etats membres).
Un processus qui patine
En 2000, la stratégie de Lisbonne (adoptée à un Conseil européen réuni à Lisbonne) annonçait des lendemains qui chantent : il s’agissait de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Mais au milieu des années 2000, le processus a commencé à patiner, tant sur le plan de l’approfondissement de l’Union que sur celui des performances économiques. Certains des nouveaux Etats membres (en particulier la Pologne) ont décidé de ne pas adopter l’euro (la zone euro est aujourd’hui limitée à 18 membres), tandis que les nouvelles politiques communes ont été plus difficiles à mettre en place.
Le traité de Lisbonne, signé en décembre 2007, a défini le cadre institutionnel de l’Union européenne ; pour contourner l’échec, dans différents référendums dont celui de la France en 2005, du « traité instituant une constitution pour l’Europe » (TCE), il a été adopté par une conférence. Ce nouveau texte prévoit une procédure de coopération renforcée, qui permet à des Etats membres d’approfondir leur intégration même si les autres ne le veulent pas. Mais cette procédure n’a été utilisée que trois fois en quinze ans, et sur des sujets non prioritaires. La Commission a proposé d’en lancer une pour harmoniser l’impôt sur les sociétés ; il s’agissait de contourner l’opposition d’Etats tels que l’Irlande ou le Luxembourg, mais cela a été un échec (la France et l’Allemagne ne parvenant pas à s’entendre).
Face à la crise économique, les gouvernements se sont encore montrés capables de faire leur unité pour mettre en œuvre l’austérité : le pacte budgétaire européen (TSCG) a été signé en 2012 afin de renforcer la surveillance budgétaire au sein de la zone euro. Comme certains pays étaient particulièrement affectés (Grèce, Portugal, Irlande…), des dispositifs (tels que le MES, « mécanisme européen de stabilité ») ont été mis en place pour contrôler leur politique économique, s’assurer du paiement des créanciers et imposer des réformes allant dans le sens du démantèlement des droits sociaux en contrepartie d’une « aide » transitoire.
C’est particulièrement le cas pour la Grèce, littéralement mise sous tutelle, situation qui perdure malgré la capitulation de Syriza. Mais pour le reste, c’est l’impasse. Les Etats membres n’arrivent pas à avancer tous ensemble et ceux qui veulent avancer indépendamment des autres ne parviennent pas à se mettre d’accord, sauf sur des mesures sans grand effet comme un programme d’investissement impuissant à relancer la croissance.
Quatre pays d’Europe centrale et orientale sont regroupés dans un groupe dit de Visegrad : ils ont pour deux d’entre eux (Hongrie, Pologne) des gouvernements nationalistes-conservateurs, sont fortement orientés vers les Etats-Unis et ont refusé tout accueil de réfugiés. D’ailleurs, face aux arrivées de migrants sur les côtes grecques et italiennes, les divergences ont été évidentes : ouverture réelle (ensuite réduite) de l’Allemagne, fermeture totale à l’Est et fermeture plus ou moins hypocrite des autres pays (notamment de la France, dont le premier ministre de l’époque, Manuel Valls, a été jusqu’à se rendre en Allemagne pour critiquer la chancelière Merkel sur ce point).
L’euro était supposé à la fois soutenir la croissance et aider à la convergence des économies : sur aucun des plans, le succès n’a été au rendez-vous. Les performances de la zone euro en termes de croissance économiques ont été particulièrement décevantes, tandis que le chômage de masse perdure dans de nombreux Etats. Le mythe de la convergence des économies et des niveaux de vie s’est effondré : l’économie allemande apparaît plus forte que jamais, l’industrie française recule, l’Italie ne sort pas de la stagnation (en 2001, le PIB par habitant de chaque allemand était supérieur de plus de 1700 euros à celui de chaque italien ; ce chiffre a bondi en 2015 à 8500 euros), de nombreux secteurs de la société espagnole sont en perdition, ceci sans parler de la Grèce. Outre les divergences entre pays, dans chacun d’entre eux perdurent des disparités territoriales avec des zones à la traîne, aux activités en recul et au chômage supérieur à la moyenne ; leurs difficultés sont accrues par les politiques d’austérité et de libéralisation des services publics.
Rien d’étonnant à ce que les peuples soient de plus en plus sceptiques face à une Europe qui semble se réduire à une mécanique austéritaire sur laquelle il ne semble y avoir aucune prise possible : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », déclarait ainsi en 2015 le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, après le succès de Syriza aux élections grecques. Plus insidieusement, les institutions européennes contournent ou paralysent en permanence les procédures normales de décision dans le cadre des Etats. Au nom par exemple du respect des règles de la concurrence, elles en viennent à se mêler de tout un tas de sujets qui ne les concernent pas vraiment aux termes des traités, comme la gestion et le périmètre des services publics [1].
Face à un monde incertain
Dans ce contexte sont survenus en 2016 deux évènements : le vote britannique pour le « Brexit » et l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. L’un et l’autre ont renforcé l’incertitude : le premier illustre le fait qu’une adhésion à l’UE n’est pas irréversible, le second montre que la relation avec les Etats-Unis est susceptible d’entrer dans des eaux incertaines alors qu’elle constituait, notamment pour l’Allemagne, une espèce de point d’amarrage auquel on pouvait toujours recourir en cas de besoin.
La Commission et les « grands » Etats européens (Allemagne, France, Espagne et Italie) commencent à réfléchir à une « Europe à plusieurs vitesses » : c’était l’objectif d’une réunion organisée début mars par François Hollande, en vue de promouvoir une espèce d’avant-garde européenne avançant sans se laisser freiner par les autres Etats, notamment en matière de défense et de fiscalité. A peine exposée, cette logique s’est cependant heurtée à une révolte des pays d’Europe centrale et orientale, notamment la Pologne, qui s’inquiètent d’être déclassés comme des membres de seconde zone de l’Union. Ils ont obtenu que la déclaration adoptée à Rome pour le 60e anniversaire du traité fondateur ne fasse pas mention de ce sujet.
Mais Trump persiste et signe, en attaquant notamment l’Allemagne et en dénonçant l’accord de Paris sur le climat. Par ailleurs, l’élection de Macron constitue également un facteur nouveau : les dirigeants français précédents menaient des réformes néolibérales et comprimaient les dépenses publiques mais, au moins verbalement, plaidaient pour des inflexions. Il s’agissait pour une part d’un jeu de rôles où président et ministres français expliquaient qu’ils étaient « contraints » d’appliquer des règles européennes auxquelles, en fait, ils avaient (eux ou leurs prédécesseurs) donné leur accord. Macron semble décidé à ne pas reprendre cette forme d’hypocrisie : il lance d’emblée une réforme à marche forcée du droit du travail et annonce qu’il fera tout pour respecter le retour à un déficit des finances publiques inférieur à 3 % du PIB.
Un nouveau départ ?
Tout cela a débouché sur le numéro de duettistes germano-français du sommet européen de la fin du mois de juin dernier. Il en est sorti peu de décisions pratiques mais certains éléments sont significatifs, notamment de nouveaux pas en avant vers un renforcement des capacités militaires autonomes de l’Europe (ses capacités militaires et l’industrie d’armement sont un des rares terrains où la France a encore une position de force par rapport à l’Allemagne), ainsi que des jalons vers un contrôle de certains investissements et importations en provenance de Chine et même une exigence de « réciprocité » avec les Etats-Unis (qui réservent largement les marchés publics à des entreprises américaines).
Par ailleurs, Macron, eu égard à la sensibilité sur la question en France, veut obtenir un encadrement un peu plus strict du travail détaché (sans en remettre en cause le principe). Des idées circulent aussi sur une coordination budgétaire. Le président français a évoqué la préparation d’une « feuille de route pour les dix prochaines années ». L’« axe franco-allemand », qui a été moteur dans certaines phases de l’histoire de l’UE serait donc de retour ?
Comment interpréter cette évolution ? Des décisions anecdotiques et des discours non susceptibles de contrecarrer la fragmentation de l’Union européenne ? Ou bien un début de tournant ? Pour l’analyser, il faut revenir au mode de fonctionnement de l’Union européenne. Celle-ci est une construction complexe où s’articulent les pouvoirs des technocrates et ceux des politiques, c’est-à-dire des Etats (le parlement européen jouant un rôle secondaire). Le tout étant sous la surveillance d’un grand capitalisme européen, non totalement unifié dans ses intérêts immédiats et projets futurs (sur le patronat et l’Union européenne, voir l’article suivant).
Au-delà des clivages (nationaux et autres) qui les parcourent, les technocrates ont une grande communauté de pensée : de droite ou de « gauche », le capitalisme est pour eux un horizon indépassable et tout ce qui entrave le marché est assimilé à des archaïsmes à surmonter le plus vite possible. Cette sphère technocratique, chargée de la mise en œuvre du corpus de règles issu des traités, bénéficie d’une autonomie relative et peut être amenée à arbitrer entre les positions des Etats et de multiples lobbies patronaux (ces derniers ont pénétré la technocratie européenne mais ils ont un pouvoir d’influence, non de décision). Les grands groupes industriels et financiers n’ont pas (ou plus) de « patriotisme » européen : ils oscillent entre des liens plus ou moins forts avec leur pays d’origine et une stratégie mondiale.
Pour leur part, les grands Etats impulsent les décisions stratégiques. Face à un monde de plus en plus incertain, il est vraisemblable que le gouvernement allemand pense que l’Allemagne ne serait pas en meilleure situation face aux Etats-Unis, à la Chine, etc., si l’Union européenne disparaissait ou se fragmentait trop. Ce serait le sens de la déclaration d’Angela Merkel le 28 mai dernier après le sommet du G20 : « Le temps où nous pouvions totalement nous reposer sur d’autres est en partie révolu (…) C’est pourquoi, nous les Européens, devons vraiment prendre en mains notre propre destin ». D’autant que l’espace économique européen est essentiel : 58 % des exportations allemandes de 2016 sont allées vers l’Union européenne.
Depuis des années, les dirigeants français, italiens, espagnols et d’autres pays ont la même position. Cela peut conduire la sphère dirigeante européenne et les dirigeants français et allemands (suivis par d’autres) à faire preuve de volontarisme pour essayer de donner un coup d’arrêt à une désagrégation lourde de risques potentiels. Ce serait en quelque sorte un comportement de réaction face à des dangers.
Les mois qui viennent montreront si Macron et Merkel (qui a de fortes chances de conserver la chancellerie après les élections de septembre 2017) vont réellement impulser un cours nouveau à l’Union européenne, s’il s’agit de déclarations impuissantes et sans lendemain ou d’une véritable relance, au moins d’un « noyau dur » d’Etats. Relance qui ne résoudrait pas la défiance de larges secteurs populaires face à une union qui semble ne conduire qu’à la catastrophe sociale.
Henri Wilno
* Revue L’Anticapitaliste n°89 (juillet-août 2017). Lundi 31 juillet 2017, mise à jour Lundi 31 juillet 2017, 09:05 :
https://npa2009.org/idees/international/lunion-europeenne-larret-enlisement-fragmentation-ou-relance
Une réforme est-elle possible ?
Après le choc du Brexit, les dirigeants de l’Union européenne et de la zone euro avaient affiché des velléités d’autoréforme dans un sens supposément plus « protecteur » des salariés et des populations. Un an plus tard, ces annonces n’ont pas connu le moindre début de traduction. Quant aux politiques d’austérité, elles ne se sont nullement desserrées, au contraire.
« L’Europe n’est pas le Far West, c’est une économie sociale de marché », avait ainsi déclaré Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, qui à titre d’exemple signalait deux réformes nécessaires : celle de la directive sur les travailleurs détachés, en vue de mettre fin ou au moins limiter les « abus » auxquels ce dispositif peut donner lieu ; des mesures qui contraindraient les multinationales à payer leurs impôts dans les pays où elles travaillent, afin de limiter les pratiques dites d’optimisation (en réalité, d’évasion) fiscale qui jouent sur la localisation et les rapports entre maisons-mères (qui ne sont parfois que de simples « boîtes aux lettres ») et filiales. Un an après, rien n’a été fait, sur aucun de ces deux points.
Un projet de directive élaboré par la commissaire belge à l’emploi et aux affaires sociales, qui limitait un peu le recours aux travail détaché et en alourdissait un peu le coût (en prévoyant une égalité avec les travailleurs locaux non seulement salariale, comme c’est en principe le cas aujourd’hui, mais aussi en termes de primes et d’indemnités), avait été déposé en mars 2016. Mais il avait aussitôt suscité un veto de 11 des Etats de l’Union. Plus récemment, au sommet de Bruxelles de juin 2017, Macron a présenté une proposition plus modeste – également rejetée.
En matière de fiscalité des grands groupes, l’UE s’est bien dotée d’une directive, adoptée en février dernier, mais elle ne concerne que les rapports entre les établissements situés dans l’Union européenne et ceux de la même entreprise qui se trouvent hors-UE. Toute mesure dans ce domaine exigeant l’unanimité des Etats membres, on peut être certain que l’Europe des 27 restera un paradis de l’optimisation fiscale des multinationales.
On peut ajouter que le dernier sommet de Bruxelles a écarté une autre proposition française, visant à instaurer un contrôle sur les investissements étrangers dans des secteurs stratégiques de l’économie de l’Union (la Chine est notamment visée) : les conceptions les plus ultralibérales du « laisser faire, laisser passer » l’ont à nouveau emporté, malgré le soutien que Juncker avait en l’espèce prodigué à Macron (en déclarant « je veux avoir une Europe ouverte, pas une Europe offerte »).
Dans le même temps, la commission européenne et les gouvernements qu’elle représente entendent visiblement faire payer au Royaume-Uni le prix de son Brexit – quitte à placer son actuel gouvernement, dont les promesses apparaissent de plus en plus irréelles, dans une situation intenable. Quant aux politiques d’austérité, toujours impulsées et coordonnées par les institutions européennes, elles continuent à prévaloir dans tous les pays. Avec toujours, comme exemple emblématique, la situation dramatique imposée au peuple grec.
L’exemple grec
La Grèce, nous disent les dirigeants de l’UE, aurait désormais « retrouvé la croissance » et une « dynamique de créations d’emploi » grâce aux « réformes » auxquelles elle « s’est astreinte »… Mais si l’on observe un petit rebond (fragile d’un trimestre à l’autre) de l’activité provoquant peut-être quelques embauches sur des postes précaires et mal payés, c’est d’abord parce que le PIB du pays s’est effondré de près de 25 % depuis le début de la crise, en 2009. Et ensuite, sur la base de destructions massives d’emplois, de réductions drastiques des salaires et des retraites (baisse de 26 % du revenu annuel médian, et de 27 % pour la consommation alimentaire), d’un appauvrissement général de la population (diminution de 40 % des actifs des ménages), d’une liquidation générale des services sociaux, d’un bradage à de grands groupes étrangers des entreprises anciennement publiques et même du patrimoine culturel du pays.
Outre cette catastrophe sociale, les plans d’austérité successifs (« mémorandums ») imposés par l’Union européenne ont aussi eu pour conséquence de sérieusement aggraver les déficits structurels sur lesquels ils étaient pourtant censés avoir un effet positif. C’est le cas, en premier lieu, de la dette publique qui est passé de 126 % du PIB en 2009, et 146 % lors de l’engagement du premier plan d’« aide » en 2010, à 179 % en 2016 (par comparaison, le chiffre français, jugé élevé, est de 96 %).
Lors de l’eurogroupe (réunion des ministres des finances des Etats membres et des responsables économiques et financiers de l’UE) de juin 2017, en récompense de ses « efforts », avec en particulier la réalisation d’un excédent budgétaire de 3,9 % pour l’année 2016 (par comparaison, la France a fait la même année un déficit de 3,4 %), la Grèce s’est vue accorder le versement (déjà prévu à la suite du mémorandum signé en 2015 par Tsipras) d’une nouvelle tranche de prêt de 8,5 milliards… qui va lui permettre de rembourser cet été plus de 7 milliards de prêts… dus principalement aux banques et institutions de l’Union européenne.
Mais sa demande d’une restructuration de la dette – la grande promesse de Tsipras, censée justifier tous les sacrifices de son peuple – a été une nouvelle fois ignorée. Le gouvernement allemand et les institutions de l’UE, qui veulent au sens propre « faire un exemple », refusent notamment toute réduction du capital de la dette grecque. La seule solution envisageable – suggérée par Bruno Le Maire – serait de moduler le montant des remboursements annuels en fonction de la croissance, mais à condition que l’Etat grec continue de dégager des excédents budgétaires considérables (3,5 % jusqu’en 2022, 2 % au-delà), et cela jusqu’en… 2060 voire encore davantage, autrement dit qu’il impose à son peuple une austérité perpétuelle. L’eurogroupe s’est accordé pour étudier cette proposition… d’ici un an, à la condition que la Grèce ait alors accompli une autre bonne année super-austéritaire.
Un contre-exemple portugais ?
Il y aurait pourtant un contre-exemple, montrant que tout en restant dans l’Union européenne, et même en se conformant « avec intelligence » à ses conditions, il serait possible de rompre avec les politiques d’austérité. Il faudra revenir plus en détail sur la geringonça (un mot portugais difficilement traduisible, qui désigne le montage a priori improbable de la majorité parlementaire formée, depuis fin 2015, entre le PS, le PCP et le Bloc de gauche), parfois présentée comme la « quatrième voie » incarnant l’avenir d’une social-démocratie rénovée, mais quelques mots doivent en être dits ici à propos de son rapport à l’Union européenne et ses politiques.
Après une crise très sérieuse qui l’avait contraint à passer sous les fourches caudines des programmes d’« aide » de l’UE, le Portugal a renoué avec une croissance soutenue, + 2,8 % à la mi-2017 sur les douze derniers mois. Dans le même temps, il a réduit son déficit budgétaire à 2 % du PIB (contre 4 % sous le gouvernement de droite précédent), se conformant ainsi à une exigence essentielle de l’UE et de la zone euro – raison pour laquelle la commission européenne a levé la procédure de surveillance qu’elle avait mise en place envers ce pays.
La raison de ce succès, nous disent des secteurs à gauche (comme Benoit Hamon, qui s’était ainsi rendu au Portugal pour son premier – et seul – déplacement international de candidat à la présidentielle1), est que le gouvernement portugais, en augmentant le salaire minimum (+ 15 % entre 2014 et 2017, en partant du niveau certes très bas de 485 euros) et les retraites, a su relancer la confiance et la consommation, ce qui s’est traduit par un regain de l’activité, une baisse du chômage (tombé à 10 %), une amélioration des recettes fiscales et en général l’enclenchement d’un « cycle vertueux » de type keynésien ou néokeynésien.
Peut-être est-ce vrai en partie – même si une série d’autres facteurs ont joué (le fait que l’on partait de très bas, la purge austéritaire des gouvernements précédents qui avait redressé les taux de profit, le fait que le Portugal maintienne un très haut taux d’émigration). Mais il faut aussi entendre les critiques qui s’expriment à gauche, comme celle de l’économiste de la CGTP (principale centrale syndicale du pays), Eugénio Rosa, qui affirme :
« La réduction du déficit a été obtenue au détriment de la sécurité sociale, de la fonction publique, de l’investissement public et des dépenses du Service national de santé. » Par « le maintien du blocage des rémunérations et des carrières des travailleurs de la fonction publique », ainsi que « des coupes significatives dans l’investissement public. » « Le fort excédent de la sécurité sociale a été atteint grâce à une réduction du nombre des bénéficiaires de prestations sociales – aujourd’hui, seuls 28 % des chômeurs reçoivent des indemnités de chômage. »2 Selon cette interprétation, tout ne serait donc pas si rose.
Le « deal » Merkel-Macron et ses conséquences
Dans tous les cas, l’austérité est là en Europe pour rester, mais cela ne signifie pas que les principaux dirigeants européens, au-delà de leurs intérêts nationaux immédiats, ne manifestent pas des inquiétudes quant à l’avenir de l’Union. Pour empêcher ou contrecarrer de nouvelles crises, différentes hypothèses sont à l’étude en vue d’avancer enfin vers une meilleure coordination des politiques économiques. Notamment, celle d’un « gouvernement économique de la zone euro », voire d’un « parlement de la zone euro » (doublant un parlement européen qui deviendrait alors encore plus décoratif), disposant et discutant d’un budget pour des investissements communs et des actions de solidarité entre les régions de l’UE. C’est le projet qui est porté, notamment, par Emmanuel Macron et par le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, le « socialiste » français Pierre Moscovici.
A Bruxelles, Angela Merkel a indiqué à Macron qu’elle pourrait accepter de faire des pas dans ce sens, mais à une condition : que les autres Etats européens, en particulier la France, se conforment enfin aux critères de Maastricht et, plus généralement, réalisent les réformes que l’Allemagne a menées à bien de longue date – à travers les lois Hartz, décidées sous la présidence du social-démocrate Schröder.
C’est une des clés de la politique économique de Macron et ce qui explique sa frénésie de coupes budgétaires afin de parvenir, dès 2017, à passer sous la barre des 3 % de déficit budgétaire. Ces « efforts » seront évidemment pour notre bien à toutes et tous, puisqu’au bout du bout cela générera une période de nouvelle croissance… Comme avec la loi Travail XXL qui, en rassurant et sécurisant nos patrons, permettra de réduire le chômage... On connaît la chanson.
Jean-Philippe Divès
* Revue L’Anticapitaliste n°89 (juillet-août 2017). Samedi 29 juillet 2017, mise à jour Samedi 29 juillet 2017, 01:04 :
https://npa2009.org/idees/international/union-europeenne-une-reforme-est-elle-possible