Maduro, qui ne jouit pas des capacités de leader de Chávez, gagne les élections présidentielles de 2013 avec une différence de moins de 2% des voix. En 2015, l’opposition remporte les législatives par une très large majorité, et obtient ainsi les 2/3 des sièges, majorité « qualifiée » permettant de nommer les membres du Tribunal Suprême de Justice (TSJ) et du Conseil National Électoral (CNE). Le gouvernement de Maduro reconnait rapidement qu’il a perdu la majorité de l’appui populaire mais constate également qu’il ne peut pas se maintenir au pouvoir s’il respecte les limites imposées par la Constitution. Il commence alors à prendre une série de décisions qui, de fait, l’éloignent peu à peu du cadre de la Constitution Bolivarienne : le référendum révocatoire, qui avait été considéré comme une des plus importantes conquêtes de la démocratie participative, n’a pas lieu ; les élections de gouverneurs, qui auraient dû se tenir en décembre 2016, sont reportées ; les membres du TSJ et du CNE sont nommés de manière non conforme à la Constitution ; enfin, ignorant pour la première fois les résultats d’une élection populaire, le gouvernement dépossède l’Assemblée Nationale de ses attributions constitutionnelles qu’il répartit entre le pouvoir exécutif et le TSJ. À partir de février 2016, le président Maduro gouverne en s’appuyant sur les pouvoirs qu’il s’auto-attribue, en lien avec l’état d’urgence, sans attendre l’aval de l’Assemblée Nationale, pourtant nécessaire constitutionnellement et pour une période nettement supérieure au maximum permis par la Constitution.
C’est dans ces conditions que se déroule d’avril à juillet une forte offensive contre le gouvernement, de la part de l’opposition qui réalise conjointement des mobilisations pacifiques massives dans les villes principales du pays, des activités violentes, la destruction d’installations publiques d’éducation, de santé et de transport, ainsi que des actes terroristes et des opérations menées pas des groupes paramilitaires qui bénéficient d’un appui extérieur. Le gouvernement répond par une répression indiscriminée, complétée par les actions de collectifs civils armés qui attaquent violemment les mobilisations de l’opposition. Il en résulte une escalade de violence qui se solde par plus de 120 morts, des centaines de blessés et de détenus dont beaucoup sont directement jugés par des tribunaux militaires.
Voilà le contexte dans lequel le président Maduro annonce le 1er mai la convocation d’une Assemblée Nationale Constituante (ANC). Une ANC, c’est en principe un acte démocratique, le début d’un processus participatif au cours duquel les secteurs les plus larges et les plus divers de la société peuvent délibérer, négocier, s’accorder sur des critères et des normes de base permettant d’avancer vers le modèle de société souhaité. C’est ainsi que s’était déroulée la Constituante convoquée au moyen d’un référendum national, pendant les premiers mois du gouvernement de Chávez, en 1999. Cette belle expérience n’a rien de commun avec la convocation réalisée par le président Maduro.
Certes, la Constitution n’est pas complètement explicite sur ce sujet mais elle établit une nette différence entre “prendre l’initiative” de la convocation, ce que peut faire le président, et “convoquer”, ce qui est une attribution exclusive du peuple souverain (article 347). Cela implique qu’il aurait fallu réaliser un référendum consultatif pour décider de la convocation, comme cela s’est fait en 1999. Il est évident que cela ne s’est pas passé ainsi en 2017 parce que le gouvernement ne bénéficiait pas de l’appui électoral nécessaire pour remporter cette consultation. Un autre problème résulte du découpage électoral absolument arbitraire et anti-démocratique, élaboré pour convertir la minorité actuelle de soutien au gouvernement en majorité écrasante à l’ANC. Les formes sous lesquelles avaient été réalisées les élections antérieures ont été modifiées : un double régime de représentation, territorial et sectoriel a été créé. Au sein du découpage territorial, les municipalités rurales, moins peuplées, ont bénéficié d’une extraordinaire sur-représentation, en comparaison avec les municipalités urbaines qui concentrent la majeure partie de la population et où le rejet du gouvernement est plus important. Le principe constitutionnel de la représentation proportionnelle a donc été violé expressément et intentionnellement.
La définition de la participation sectorielle a aussi posé problème. Il avait en effet été décidé que des constituants seraient élus pour représenter chacun des sept secteurs de la population. Environ cinq millions de citoyens ont été exclus de ce droit de vote par secteur, ce qui a créé une différence entre les citoyens de première catégorie dotés du droit de voter deux fois et les citoyens de deuxième catégorie qui n’avaient droit qu’à un seul vote.
Selon la Constitution, le vote n’est pas obligatoire. Pourtant des porte-paroles du gouvernement, en commençant par le président lui-même, ont lancé des menaces sur les graves risques courus par ceux qui ne participeraient pas au vote. Des listes d’employés publics, de travailleurs des entreprises d’État et de bénéficiaires des programmes sociaux ont été utilisées pour les prévenir qu’ils perdraient leur emploi et leurs avantages s’ils ne votaient pas. Maintenant que les élections sont passées, on assiste à une multiplication de plaintes contre l’application effective de ces sanctions.
À l’occasion de ces élections, le CNE a abandonné les principaux mécanismes de contrôle qui avaient fait du système électoral vénézuélien un modèle de transparence et de fiabilité. Les différentes auditions exigées par les normes électorales n’ont pas toutes été réalisées. L’encre indélébile destinée à garantir que chaque électeur ne vote qu’une fois n’a pas été utilisée. Le papier des registres électoraux a de fait été éliminé. Ces registres étaient tenus avec la participation des différents groupes politiques pour confirmer leur exactitude. Quand le CNE a décidé au dernier moment que les électeurs pourraient voter dans n’importe que centre électoral, y compris en dehors de leur municipalité, c’en était terminé de cet instrument vital de contrôle et de transparence du processus électoral !
En conséquence de la convocation inconstitutionnelle de l’ANC et des délais très serrés établis pour le dépôt des candidatures, seuls ont participé en tant que candidats, électeurs et assesseurs, les partisans du gouvernement. Tout cela a pratiquement transformé les élections du 30 juillet en des élections internes au PSUV sans témoins extérieurs.
De fait, les médias n’ont pas pu couvrir la journée électorale car les journalistes ne pouvaient pas s’approcher à moins de 500 m des centres de vote, ce qui a fait de ces élections un processus absolument pas public. Le président de Smartmatic, l’entreprise qui a fourni la base technologique de tous les processus électoraux entièrement automatisés réalisés depuis 2004, a déclaré qu’il ne pouvait pas garantir la véracité des résultats présentés par le CNE, car ceux-ci avaient été manipulés et que le nombre total d’électeurs avait eté augmenté d’au moins un million.
Il n’y a aucune raison de faire confiance aux résultats annoncés par le CNE. Celui-ci a déclaré une participation de 8 089320 électeurs, chiffre hautement suspect, pour ne pas dire plus. Ce chiffre ne correspond pas du tout à ce qu’indiquaient, sans aucune exception, les principales enquêtes d’opinion qui s’étaient déroulées dans le pays avant les élections et qui prévoyaient des niveaux de participation très inferieurs ; il n’est pas non plus cohérent avec les sondages de sortie de bureau de vote. Ces résultats ont provoqué un profond malaise parmi des secteurs de base du chavisme et certains de ses alliés au sein du Pôle Patriotique. Il est clair que les candidatures ont été déterminées de manière à assurer que le nouveau pouvoir constituant soit une fidèle expression du pouvoir constitué, en garantissant l’élection de tous les hauts dirigeants du PSUV, ainsi que de tous les ministres et gouverneurs qui ont renoncé à leurs charges pour se présenter à ces élections.
Les graves problèmes affrontés aujourd’hui par le pays ne sont pas d’ordre juridico-normatif. Ce n’est pas au moyen de modifications constitutionnelles que se résoudront la sévère crise humanitaire au niveau de l’alimentation et de la santé, la profonde récession, la détérioration de l’appareil productif ou l’existence d’une dette externe qu’il est impossible de payer. On peut encore moins espérer qu’une Constituante qui, au bas mot, n’a pas obtenu le soutien de 58,47% de l’électorat, puisse servir d’instrument de dialogue et de paix.
Lors de ces élections, il s’est produit un démantèlement du système électoral que de grands efforts avaient permis de construire depuis 2004. Dans un pays si polarisé, qui souffre d’une telle violence, ce démantèlement est grave. Il nous prive d’un pilier nécessaire à la possibilité d’une cohabitation démocratique. Nous n’avons plus d’arbitre de confiance. Il ne s’agit plus de savoir si des élections se réaliseront ou pas, il faut aussi s’interroger sur le but des processus électoraux si le supposé arbitre neutre, de toute évidence, a cessé de l’être. Que se passera-t-il dans le pays si cela mène à la clôture totale de toute option électorale ? Cela signifiera-t-il que s‘installeront la violence, le terrorisme paramilitaire et la répression d’État comme seules manières de gérer nos inévitables différences ?
À partir du vendredi 4 aout, au moment où s’installe la nouvelle Assemblée Constituante, le pays entre dans une période de grande incertitude. Les porte-paroles du gouvernement ont annoncé que cette assemblée est plénipotentiaire et supra-constitutionnelle et qu’elle pourra, par exemple, intervenir directement au niveau du Procureur General de la République et remplacer l’Assemblée Nationale actuelle, dont la validité est prévue jusqu’en janvier 2021. Que, prochainement, on consulte ou non la population sur la nouvelle Constitution qui sera élaborée, il est clair que le gouvernement en est venu à désavouer, par voie de faits, la Constitution de 1999.
Edgardo Lander