Dans un récent texte particulièrement synthétique et, comme à son habitude, statistiquement riche [1], l’économiste anticapitaliste Michel Husson défend la thèse de la crise de productivité du capitalisme néolibéral malgré que celui-ci ait restauré le taux de profit par une hausse significative du taux d’exploitation. Cette solution hétérodoxe, au sens qu’elle ne débouche pas sur un nouveau régime d’accumulation, résulterait en une défaillance permanente de la réalisation du capital à sa valeur (ou de la demande solvable en termes keynésiens) si elle n’était pas comblée par la consommation de luxe et surtout celle due à l’endettement généralisée. Dans la course à la compétitivité, intensifiée par la globalisation des marchés, s’est épuisé l’avantage des pays émergents d’où un probable retour en force de la crise de 2007-2008 comme crise de surproduction masquée par une crise financière.
Reste que le poids économique et politique de la finance, tout comme la crainte d’une crise sociale de grande ampleur, empêche un effondrement du capital fictif. En découle un refinancement automatique des « entreprises-zombies » (zombie firms) bloquant le déploiement de la crise ce qui entrave une reprise de la hausse de la productivité. Malgré cette tare, le capital a quand même pu restaurer sa profitabilité grâce au recours aux « dispositifs néo-libéraux » qu’a permis la faiblesse de la riposte prolétarienne contre les inégalités et la défaite du camp du « socialisme réal » réintégrant leurs économies dans le giron capitaliste. (Cette dynamique [n’] enregistrerait une faille de la théorie marxiste des crises que si l’on envisage la lutte de classe comme externe à la théorie des crises. Pour le marxisme, la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas une loi mais une tendance pouvant être contrecarrée.)
Tout en me ralliant à cette thèse, il me semble qu’on peut aboutir à une autre conclusion qui n’exclut cependant d’aucune façon une nouvelle crise majeure. Cette crise serait plutôt un moment vers un nouveau régime d’accumulation à moins d’une résurgence mondiale de la lutte sociale à la hauteur de celle dont nous commémorons cette année le centième anniversaire. Michel Husson disqualifie ce nouveau régime, le capitalisme vert, qu’il voit comme une « relance de type keynésien [supposant...] que le capitalisme accepte de fonctionner avec une moindre rentabilité... » En autant que le capital, combinant urgence climatique et nationalisme identitaire, puisse imposer au prolétariat une super austérité, il serait en mesure d’abord de financer le capitalisme vert puis de garantir un flux de profit à la hauteur attendue.
Se servir de la crise climatique pour se décoincer du dangereux piège monétaire
Les têtes pensantes du capitalisme, même si peu en parlent de peur de provoquer une débandade, se rendent bien compte que les cours actuels du capital fictif sont devenus une bulle prête d’éclater. Ces cours sont gonflés par la politique de l’argent facile imposée par la dernière crise puisque la sauvegarde du taux de profit interdit le maintien soutenu d’une keynésienne politique budgétaire expansive qui serait favorable à une hausse salariale. Si cette politique monétaire très laxiste, tant que la concurrence est-asiatique reste efficace, découple inflation monétaire et hausse des prix du panier de la consommation, elle prive le capital du seul autre outil qui lui reste pour juguler la prochaine crise. On constate la difficulté de la Réserve fédérale étasunienne (et de la Banque du Canada) de profiter d’une relative bonne conjoncture pour se sortir de ce piège par peur d’un nouveau plongeon.
La solution à ce dilemme serait de découpler finance et spéculation en l’orientant vers « l’économie réelle »… sous contrainte du maintien de la rentabilité du capital. L’actualité quasi quotidienne de la crise climatique et, dans une moindre mesure, celle de la biodiversité qui commencent à pénétrer les consciences, prépare le chemin idéologique à ce tournant. Étant donné la dominance idéologique mondiale de la droite, ces crises sont susceptibles de devenir des répresseurs hégémoniques sous forme de catastrophisme paralysant la lutte sociale. Dans les pays impérialistes, elles renforcent un sentiment de forteresse assiégée justifiant la répression des migrants du climat dont la crise envenime guerres chaudes permanentes et misère résultant du capitalisme des copains (crony capitalism), stade suprême du néolibéralisme. À l’interne des grands pays impérialistes se hiérarchise une société du 1 % vivant dans ses ghettos réels et virtuels, du 10 % comme base sociale, réservoir de savoir et relais idéologique et du 90 % — avec ses petits caporaux de moins en moins sociaux-démocrates incapables de délivrer des réformettes et de plus en plus nationalistes capables de haine raciste — ayant droit au pain et aux jeux pour servir comme immense armée de réserve déclinée en ethnies, en religions et, internationalement, en zones monétaires. Une sorte de soft univers concentrationnaire.
Technologie verte devenant rentable
Désormais, le solaire photovoltaïque, l’éolien, et encore plus l’efficacité énergétique du bâtiment, atteignent à maints endroits la rentabilité des énergies fossiles ou presque, surtout quand on prend en considération leur nocivité sous forme de subventions aux premières. La maison unifamiliale verte a de beaux jours tout comme l’auto électrique individuelle.
Car dans le domaine crucial des transports, on voit le jour où les véhicules électriques envahiront les marchés pendant que la production d’électricité se lestera des énergies fossiles… mais pas nécessairement de celles nucléaire et hydroélectrique. Même la congestion urbaine pourrait être soulagée plus vite qu’on le pense par des véhicules sans conducteurs en auto-partage du moins sur certains parcours balisés.
Ce ré-équipement de fond en comble des systèmes d’énergie et de transport aura comme corollaire des grappes urbaines pour personnes âgées ultra-médicalisées, autre nouvelle source d’accumulation du capital,… avec option d’euthanasie dite compassionnelle pour les plus pauvres, mais sans remettre en question ou si peu les banlieues tentaculaires. Tout ce monde sera nourri par une agriculture intelligente face au climat (smart agriculture) propice à une nouvelle vague d’agriculture industrielle et de dépossession paysanne.
Le tout procédera à la vitesse lente de l’amortissement des réserves fossiles et du capital fixe afférent surtout si la finance parvient à préserver la valeur du capital fictif. D’où la nécessité à terme de nettoyer l’atmosphère par la capture de gaz à effet de serre (GES), juteuses occasion d’affaire pour projets pharaoniques et « d’accumulation par dépossession » pour le grand capital afin de reboiser industriellement la terre entière moins quelques réserves dite naturelles.
Le fascisme comme risque pour régler son compte au blocage par le capital fictif
Il n’est pas à exclure que l’intensité de la lutte sociale, visible depuis 2011 malgré le présent reflux, oblige les hauteurs politico-économiques du capitalisme à sacrifier ses rentiers sur l’autel des intérêts supérieurs du capital au prix de cris et pleurs dans leurs chaumières. Comme toujours, les initiés du grand capital trouveront les moyens de s’en sortir à bon compte tout comme lors de l’hyperinflation allemande de 1923. En découlerait le renforcement du risque fasciste tant par nécessité répressive anti-prolétariat que pour assouvir la colère petite-bourgeoise et donner un débouché réactionnaire au désarroi des sans travail.
Côté économie, le roulement du refinancement étant brisé, succomberaient les entreprises non rentables faisant disparaître « les écarts de performance entre les entreprises de pointe (frontier firms) et les ‘‘retardataires’’ (laggard). » Ainsi reprendrait la hausse de la productivité dans le contexte d’une concentration-centralisation renforcée. Cette hausse bénéficierait de la demande solvable du capitalisme vert originant avant tout du soutien étatique grâce à la marge de manœuvre dégagée entre productivité à la hausse et super austérité. Le mécanisme principal pourrait en être fonds de pension et autres fonds d’assurance sociale y compris pour la santé.
Les auteurs de science-fiction et réalisateurs de films ont beau jeu de décrire ce monde effrayant et les catastrophes qui parsèment le chemin qui y mène. À bien des égards, la réalité dépasse déjà la fiction pour qui veut bien voir, de Houston à la Syrie en passant par le Bangladesh et l’Afrique sub-sahérienne. Pour l’instant ce scénario de cauchemar se déploie en symbiose avec la montée de l’extrême droite occidentale et de son alter ego djihadiste surfant sur les dégâts de la pensée unique néolibérale revivifiée par l’effondrement du « socialisme du XXIiè siècle » bolivarien.
Au point de favoriser l’élection d’un président étasunien fossilifère malgré une science qui a relégué cette vision du monde au musée des « faits alternatifs ». Trump et Macron, l’un à la mode réactionnaire l’autre à la mode moderniste Silicone Valley, tentent d’inaugurer ce nouveau cycle capitaliste. La diabolisation des Accords de Paris par l’un et leur déification par l’autre ne sont que les deux côtés de la même pièce idéologique et sans conséquence pratique sauf marginale.
Ruiner le capital fictif, exproprier la finance, la mobiliser pour le plein emploi écologique
Ce n’est pas la technologie qui est en cause, au contraire, bien qu’il faille la réorienter dans ses priorités et ses applications : par exemple plus de véhicules collectifs électriques dont une partie sans conducteur et moins d’autos solos et pas du tout en propriété privée ; la conservation et l’efficacité énergétique avant les énergies solaire et éolienne et celles-ci en propriété collective. Last but not least, moins de consommation et plus de temps libre et de solidarité d’où une urbanité verte de mixité fonctionnelle et sociale permettant une densification à échelle humaine.
La stratégie anticapitaliste consiste d’abord à précipiter la ruine du capital fictif en commençant par la fausse valorisation des ressources naturelles, d’où la nécessité de l’expropriation de la finance en plus de devoir immédiatement la mobiliser pour accomplir la révolution écologique. S’impose dans la foulée l’accélération de la dépréciation du capital fixe tributaire de l’économie fossilifère et de son corollaire consumériste de produits inutiles, même dangereux, ou faits pour l’apparence et une courte vie. Sera nécessaire comme partie prenante de la politique de plein emploi écologique une politique spécifique de reconversion industrielle.
Y aura-t-il une baisse du niveau de vie ? Selon les normes de la comptabilité capitaliste, certainement pour le 1 %, le 10 % et sans doute jusqu’à un certain point pour les classes dite moyennes. Selon les normes d’une solidaire et créatrice humanité retrouvée, la grande majorité vivra une intense expérience de libération de l’inhumaine course pour la survie même si le passage sera difficile pour les plus riches et les plus dominants, d’où une résistance parfois féroce qu’il faudra combattre.
La productivité, pas plus que le profit et l’accumulation du capital, ne saurait être une norme de succès bien qu’elle restera une contrainte pour éviter le gaspillage des ressources et du temps de travail. La place centrale qui sera prise par les services aux personnes si investies par les femmes et en conséquence si dévalorisés, particulièrement ceux publics, auront comme mesure l’empathie non le nombre d’actes à l’heure.
Marc Bonhomme, 3 septembre 2017
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