Pour l’intellectuel libertaire Philippe Corcuff, le débat sur le populisme de gauche tel qu’il est posé en France réduit les interrogations aux questions tactiques et ne permet pas de proposer une alternative réelle à la social-démocratie.
Pauline Graule : Le populisme, au sens de Laclau et Mouffe, mis en œuvre pendant la présidentielle par Jean-Luc Mélenchon a-t-il le mérite de relancer le débat intellectuel dans la gauche française ?
Philippe Corcuff : Cela redonne de la matière intellectuelle à une gauche qui a peu rediscuté de ses bases théoriques depuis le début des années 1980. C’était pourtant nécessaire après l’enlisement social-libéral du PS à partir de 1983 et la chute du mur de Berlin en 1989. Néanmoins, il me semble que la référence positive au populisme par Mélenchon demeure tactique et aborde peu la question stratégique de fond. On en reste au traditionnel « comment gagner les élections ? ». Mais « occuper » le pouvoir ne signifie pas lancer une dynamique d’émancipation enclenchant une sortie du capitalisme.
La stratégie anticapitaliste a été polarisée, historiquement, entre une voie dite « révolutionnaire », passant par une rupture violente, et une voie dite « réformiste », passant par une méthode parlementaire. Les deux ayant échoué, il pourrait être judicieux d’en explorer d’autres. La tactique populiste de Mélenchon est simplement une façon de repeindre la vieille voie réformiste : le changement social par les élections ! Elle l’adapte à la personnalisation de la Ve république. L’usage des travaux de Laclau et Mouffe contribue à donner de la légitimité intellectuelle à cette recette usée, en ce qu’ils insistent sur le rôle nécessaire du leader dans « la construction du peuple ».
La tactique de Mélenchon repose sur un constat : face à l’urgence climatique et sociale, pas le temps de lancer une réflexion d’ampleur !
Certes, mais cela maintient l’écart classique dans la politique traditionnelle entre l’aspiration à la victoire électorale et l’aspiration à une démocratie radicale. Mélenchon a eu beau dire qu’il partirait une fois que serait mise en place la VIe République, comment croire ce qui ne s’est jamais vu ? En outre, la tonalité populiste de la campagne a appauvri la vision du conflit. Dire qu’il n’existe que deux camps – l’oligarchie et le peuple – constitue une vision binaire et simpliste d’une réalité travaillée par une pluralité de conflits emboîtés : de classe, de genre, postcoloniaux, etc. De même, se concentrer sur les médias et sur les élites politiques en accusant des personnes revient à appauvrir la critique sociale. D’une part, cela sous-entend que, si on « dégage » les personnes, on règle le problème, comme s’il n’y avait pas de structures sociales. D’autre part, cela risque de renforcer l’imaginaire conspirationniste : il y aurait surtout de méchantes personnes qui manipuleraient dans l’ombre. Enfin, cultiver le ressentiment, me semble délétère.
L’apport éthique de la théorie de l’exploitation de Marx, c’est de convertir les frustrations sociales en un positif : la dignité des travailleurs dans la dynamique vers un monde meilleur. Le discours de Mélenchon a pour l’instant du mal à embrayer sur un tel positif. Son populisme a donc au moins deux écueils : il participe à déplacer l’imaginaire de la gauche dans le sens de l’aigreur, voire du conspirationnisme, et il reconduit une logique électoraliste-réformiste qui s’est montrée historiquement peu apte à transformer en profondeur la société.
Ne voyez-vous donc aucun atout à La France insoumise ? Par exemple dans sa tentative de renouer avec les classes populaires…
Je ne réduis pas la France insoumise à la stratégie populiste de ses dirigeants ! La FI est bien plus composite que la ligne portée par Mélenchon. Parmi les quelques 500 000 personnes qui ont cliqué sur le Net pour soutenir le mouvement, on trouve des personnes fort diverses. Concernant les classes populaires, je crois que la FI, pour l’instant, n’a pas remporté son pari. On parle au nom du peuple, mais les paroles populaires sont peu présentes. L’aigreur qui s’est exprimée dans la campagne présidentielle est davantage celle de couches moyennes en mal de reconnaissance sociale. En 2007, Ségolène Royal avait davantage mobilisé les classes populaires et réduit l’abstention et le vote ouvrier pour le FN que ne l’a fait Mélenchon cette fois-ci.
Par ailleurs, il peut tout à fait y avoir, au niveau local, de l’imagination qui se déploie à travers la FI, indépendamment de la stratégie de ses dirigeants. Aux débuts du NPA, on trouvait aussi de l’imagination débordant des cadres, et puis le mouvement s’est essoufflé et embourbé… Ce que l’on voit depuis vingt ans, à gauche, c’est qu’aucun mouvement ne dure vraiment : on ne sait pas encore ce qu’il en sera de la FI.
Philippe Corcuff
Sociologue, enseignant-chercheur à Sciences Po-Lyon
Entretien avec Pauline Graule