Analyse. Aider les sinistrés est devenu une nécessité pour des dizaines de milliers d’habitants de Mexico, frappée violemment, le 19 septembre, par un séisme qui a fait 320 morts au centre du Mexique, dont 181 dans la capitale.
Ce spectaculaire élan spontané de solidarité rappelle celui né, jour pour jour, trente-deux ans plus tôt. Le 19 septembre 1985, un tremblement de terre encore plus meurtrier (au moins 10 000 morts) ravageait la mégalopole, provoquant une mobilisation inédite qui a transformé la vie sociale et politique du pays. Aujourd’hui, la même ardeur habite les volontaires pour remédier aux défaillances du gouvernement.
Certains sont docteurs, ingénieurs ou psychologues. D’autres sont électriciens, plombiers ou commerçants. Tous se mobilisent près des dizaines de bâtiments effondrés ou balafrés par le séisme de 7,1 sur l’échelle de Richter. Ce 19 septembre, les habitants de la mégalopole ont été les premiers à se jeter dans les décombres pour sauver des vies, avant d’être rejoints par les militaires et les secouristes.
Chaînes humaines
Bravant le choc de la tragédie et le chaos ambiant, ces citoyens de tous âges et classes sociales forment, jour et nuit, des chaînes humaines. Chacun transforme son énergie et ses compétences individuelles en gigantesque mouvement collectif, créant des centres de collectes, des cabinets médicaux ou des refuges sur les places publiques.
La désorganisation des secours officiels et le manque d’information du gouvernement ravivent le traumatisme du séisme de 1985. Depuis, des protocoles d’urgence et des normes parasismiques strictes ont été instaurés pour éviter que le cauchemar ne se reproduise. Certes, les dégâts et le nombre de victimes sont, aujourd’hui, moins importants. Mais les alarmes sismiques se sont déclenchées tardivement à cause de la proximité entre l’épicentre et la capitale. Pis, plusieurs immeubles récents se sont écroulés, révélant que ces normes ne sont pas appliquées systématiquement par les autorités.
Trois décennies plus tôt, le régime autoritaire et corrompu du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, centre) avait été dépassé par la catastrophe. Le gouvernement avait tenté de masquer l’ampleur des dégâts et de bloquer l’aide citoyenne par crainte de mobilisations contestataires. Les habitants avaient refusé d’obtempérer, créant un gigantesque mouvement qui a donné naissance au concept de société civile au Mexique.
Organisés au sein d’une Coordination unique des sinistrés (CUD), les habitants ont contraint le gouvernement à financer les travaux de reconstruction. Cette union populaire a ouvert la voie à l’alternance politique, en 1997, à la mairie de Mexico, puis à la présidence du pays en 2000, signant la fin du régime du PRI, hégémonique durant soixante et onze ans.
Laboratoire social
L’élection du président Enrique Peña Nieto, a marqué, en 2012, le retour au pouvoir du PRI. Mais la capitale est restée le bastion de la gauche, devenant un véritable laboratoire social, où l’avortement et le mariage pour tous sont légalisés dans un pays toujours très catholique.
Aujourd’hui, les volontaires, réunis en brigades autogérées et autonomes, partagent la même méfiance que leurs aînés envers les autorités. En tête, les millennials, nés entre 1980 et 2000, sont décrits par certains sociologues comme des individualistes enfermés dans leur univers digital. Ces jeunes sont pourtant majoritaires dans les rangs des volontaires, vivant souvent leur première expérience d’action collective.
Beaucoup n’ont pas vécu le séisme de 1985. Mais ils se sentent les héritiers de son mouvement social. Leur réponse collective à la catastrophe répond aussi à leur recherche de sens face à un système politique toujours sclérosé par le clientélisme et la corruption dans un pays où la moitié de la population est restée pauvre. Sans compter l’incapacité du gouvernement à réduire l’insécurité et le crime organisé.
Conséquences : les volontaires s’organisent en marge du système vertical et corporatiste hérité de l’ancien parti hégémonique. Par crainte du détournement de l’aide par des fonctionnaires corrompus, certains s’improvisent convoyeurs de vivres et de médicaments dans la capitale et les autres régions sinistrées du centre du pays. Leur mobilisation reste anarchique. Mais elle montre son efficacité grâce aux réseaux sociaux, absents en 1985. A partir du hashtag #FuerzaMexico, les habitants s’informent mutuellement des zones ravagées, des besoins des sinistrés et des dispositifs d’aide proposés.
Pétitions
La fatigue, qui se fait sentir chez les volontaires, et l’horizontalité de leur mouvement sans leader essouffleront-elles la mobilisation dans les semaines à venir ? A l’inverse, si l’élan persiste et se structure, comme en 1985, il pourrait jouer un rôle-clé lors de l’élection présidentielle de 2018. La défiance envers le gouvernement profite à Andrés Manuel Lopez Obrador, leader de la gauche, après deux candidatures malheureuses.
Favori dans les sondages, l’ancien maire de Mexico (2000-2005) promet d’éradiquer « la mafia au pouvoir » dans des discours-fleuves, taxés de populistes par ses détracteurs. Le mouvement pourrait aussi favoriser une candidature indépendante comme alternative aux partis politiques décriés.
Pour l’heure, plus de 3 millions de Mexicains ont déjà signé des pétitions, mises en ligne sur le site Change.org, exigeant que les partis politiques participent à la reconstruction. Sous la pression des internautes, le PRI a renoncé à 25 % de ses financements publics au bénéfice des sinistrés. Dans la foulée, M. Lopez Obrador en a proposé 50 %. Cette première victoire dément l’apathie politique attribuée aux jeunes de moins de trente ans, qui représentent près du tiers de la population mexicaine.
Frédéric Saliba (Mexico, correspondance)