Le point de départ est que nous avons vécu un épisode de désobéissance civile massive en Catalogne. Le mardi 3 octobre [jour de grève générale], les mobilisations ont été les plus importantes depuis la transition [1975-82] et même de l’histoire dans certaines localités. Une dynamique d’auto-organisation autour de la défense des collèges électoraux dans les quartiers et la grève générale la plus importante depuis la fin des années 1980. Une grève soutenue par un lock-out du Govern [le gouvernement catalan] et des petites entreprises, certes, mais aussi avec CCOO et l’UGT [les deux principales centrales syndicales] démobilisant et entraînant la confusion des travailleuses et des travailleurs. Cet épisode a pour résultat une base organisée ou, pour le moins, mobilisée, au-delà des secteurs habitués à descendre dans la rue ces dernières années de Diadia [depuis 2012, le 11 septembre – journée de la Catalogne – se déroulent des manifestations massives]. C’était évident le 3 octobre.
D’un seul coup, le 15M [début mouvement des « indignés », le 15 mai 2011], le 11 septembre [la Diada] et une grève générale se combinaient en un ensemble quelque peu chaotique. Ce spectre a rendu possible le référendum du 1er octobre, ignorant les consignes visant à freiner les occupations des collèges ou à former des files ordonnées et silencieuses si les urnes étaient confisquées. Des centaines de milliers de personnes se sont mises en avant pour faire face à la répression policière sur la base d’une résistance pacifique. Le résultat ? Il ny ‘a pas eu des files géantes devant des collèges fermés, mais un « référendum désobéissant » et 43% de participation dans un contexte de répression, avec 400 collèges fermés. Le 1er octobre, le processisme a été débordé et s’est ouvert un scénario imprévu [1].
Nous parlons sans aucun doute de la crise la plus importante de l’ordre constitutionnel depuis la Transición. Quel a été la réponse ? Des hourras à la Guardia Civil et à la Police nationale. C’est-à-dire la négation de la brutalité policière (les bancs du Parti Populaire se moquant, lors de la session du Congrès du 11 octobre, les plus de 900 blessés du 1er octobre) ; l’usage d’un langage propre à l’époque de la Guerre civile (Casado et sa référence à Companys [2]) et des solutions à caractère répressif. Parmi lesquelles : l’accusation de sédition portée contre les présidents de l’ANC (Assemblée nationale catalane) et d’Omnium Cultural, et visant aussi le mayor des Mossos [la police catalane et son chef Josep Lluis Trapero] pour ce qui s’est déroulé le 20 septembre. Ce climat favorisé par le PP, avec la complicité de Ciudadanos (à la tête duquel se trouve Albert Rivera) et d’un PSOE (sous l’égide de son nouveau dirigeant Pedro Sanchez) discipliné, a normalisé et stimulé une irruption fasciste et de nostalgiques du franquisme [des groupes se réclamant ouvertement du fascisme ont attaqué des indépendantistes ou des sympathisants du mouvement catalan dans diverses régions, y compris à Barcelone]. L’expression la plus grave de cela a été les coups distribués par l’extrême droite aux participant·e·s d’une manifestation à Valence sous le regard passif de la Police nationale. Un virage réactionnaire clair existe, lequel vise à « recoudre » la crise qui traverse le régime. Une suture qui s’opère par le broyage des droits démocratiques et des libertés fondamentales contre la population catalane, mais aussi contre celle de tout l’Etat.
La gauche est certainement isolée face à l’ensemble de la machinerie du régime œuvrant à diviser le camp autour des couples opposés unité/indépendance, coup d’Etat / Constitution… En définitive, tu es pour moi ou contre moi. Les appels au dialogue, pour l’heure, négligent le fait qu’il existe une réalité vivante en Catalogne qui n’est pas synthétisée par la figure de Puigdemont, ainsi que cela est apparu clairement suite à la non-déclaration. Il est vrai, les discours de l’indépendantisme aisé ont été irresponsables. Toutefois, les appels à un dialogue qui ne fixent pas de délais, d’interlocuteurs légitimés, qui n’exigent pas le retrait de la police et des troupes, sans référendum et sans amnistie sont aussi irresponsables. Ainsi, le dialogue sans autres précisions peut être une consigne défensive, mais il ne matérialise pas une stratégie qui doit être double : d’un côté, freiner les forces réactionnaires menaçantes dans les rues et, de l’autre, chercher un changement d’un rapport de forces aujourd’hui défavorable.
Cela n’implique pas de plaider pour une orientation d’isolement de la Catalogne ou pour un « principisme » des gauches ayant une présence au plan de l’Etat espagnol, deux positions qui seraient désastreuses pour chacune d’entre elles. D’un côté, il s’agit de démasquer le rôle de l’oligarchie espagnole, des secteurs néoconservateurs du PP, de même que la connivence des corps de police avec l’extrême droite. De l’autre, les forces démocratiques de l’ensemble de l’Etat espagnol, comprenant le souverainisme catalan, doivent récupérer l’initiative politique en développant un nouvel horizon de processus constituants qui offrent une réponse au malaise des classes populaires et qui permettent de rompre l’isolement de la Catalogne.
Seulement les symboles par lesquels il s’exprime relèvent d’une spécificité espagnole du tournant réactionnaire. En effet, nous ne pouvons pas le déconnecter d’un virage généralisé sur le plan international, qui s’est exprimé aussi au travers de l’isolement de la Catalogne. L’Union européenne (UE) nous a mis en garde : retournez à l’ordre constitutionnel ! L’Europe forteresse possède ses intérêts propres, qui sont ceux du capital espagnol, tout comme c’était le cas avec l’oligarchie grecque qui s’affrontait à la volonté du peuple grec exprimée lors du référendum [en juillet 2015].
Au-delà de l’écho international provoqué par la répression, il convient d’établir des solidarités entre les peuples qui souffrent du tournant xénophobe et autoritaire. Autrement dit, il s’agit d’être en syntonie avec les aspirations à une sortie d’une crise qui soit favorable à ceux et celles d’en bas. Les projets de transformations impliquent soit une extension, soit ils sont condamnés à « mourir
« Veux-tu que la Catalogne soit un Etat indépendant sous forme de République ? »
La démarche cohérente du Govern aurait consisté à ce que Carles Puigdemont déclare la Catalogne en tant que République indépendante et ouvre un processus constituant pour y aboutir. Ce qui aurait été intéressant, c’est d’éviter de tomber dans le piège de la DUI [déclaration unilatérale d’indépendance] laissant de côté de nombreux secteurs qui se sont engagés au cours des dernières semaines. Récupérer l’ampleur souverainiste perdue par les plébiscites. Ce qui aurait été adéquat aurait été de combiner un acte de rupture avec une vision sur le moyen terme qui aurait permis de donner des forces au bloc souverainiste en Catalogne, socialement et matériellement. Avancer en élargissant les soutiens, mais avancer.
Toutefois, la DUI agit ces dernières semaines comme mot-fétiche. Il permet d’amoindrir la légitimité du 1er octobre ; de tenter de diviser les forces mobilisées en Catalogne ; de justifier l’application des articles 155 et 116 [qui, respectivement, permettent de suspendre les organes d’une communauté autonome ; disposent des conditions des états d’alerte, d’urgence et de siège] ; de freiner la dynamique créée par ceux qui souhaitaient un processus contrôlé ; de servir de caramel pour la consommation interne de l’indépendantisme ; etc.
Puigdemont n’a pas échappé au mot-fétiche-DUI, il a seulement fait une pirouette d’une portée limitée. Une déclaration d’engagement avec les résultats du 1er octobre, une auto-suspension et l’appel au dialogue. Une main tendue qui, en moins de 24 heures, a reçu pour réponse la requête du Conseil des ministres [délai fixé jusqu’au 16 octobre à 10 heures pour que Puigdemont indique si, oui ou non, il a effectivement déclaré l’indépendance – ce qu’il n’a en réalité formellement pas fait], première phase prévue par l’article 155.
Les difficultés dans lesquelles nous nous trouvons ne peuvent toutefois être surmontées par des pirouettes qui désorientent la base sociale élargie qui a défendu les collèges [lieux de vote] le 1er octobre et porté une grève historique le 3 octobre. Le ballon était dans la rue et non au Parlament.
En définitive, l’indépendance aisée s’est épuisée. Les discours sur la « déconnexion légale » ou le passage « de la loi à la loi » [des normes légales « espagnoles » à une légalité d’un nouvel Etat indépendant] ont empêché la tenue d’un débat profond au sein du souverainisme quant à la désobéissance civile massive, tout comme sur le type d’outils organisationnels et matériels à cette fin. La culture politique de délégation au Govern a eu pour effet que les bases de l’organisation populaire se sont constituées dans un contre-la-montre. Vite et en courant, à partir des Comités de défense du référendum (CDR) et d’autres espaces similaires, nous cherchons à nous préparer pour des situations où le soutien mutuel sera fondamental pour surmonter la peur et les difficultés matérielles. Maintenir l’unité d’action, dépasser les difficultés et surmontant les peurs. Un débat sérieux sur le pouvoir était à l’odre du jour pour la première fois depuis 2012 [soit le début du Procès].
Aux menaces politiques se sont ajoutées les menaces du capital. Gas Natural, CaixaBank, Banque Sabadell,… [selon le décompte, intéressé, du quotidien El País, propriété du groupe Prisa – violemment opposé à l’indépendance – plus de 540 entreprises auraient déplacé leur siège social au 13 octobre] ainsi que 6 des 7 entreprises catalanes de l’IBEX [l’indice boursier de la Bourse de Madrid] ont déplacé leurs sièges sociaux. Il s’agit d’une mesure qui n’a pas d’effets pratiques et dont le seul objectif est d’engendrer une pression politique. Identique à la pression exercée par le Cercle Català de Negocis sur Puigdemont avant le 10 octobre. Que nous nous trouvions face à ce chantage rend éclatant le fait que les politiques de privatisation et d’externalisation de Convergència [3] ont eu pour effet de désarmer le secteur public, nous affaiblissant dès lors qu’il s’agit de répondre à ces menaces.
A cela s’ajoute l’absence de plan pour ce scénario. Un plan qui aurait pu développer des mécanismes d’auto-gouvernement et de contrôle économique, ainsi que d’encouragement à l’économie sociale et solidaire afin de faire face aux menaces d’étouffement économique ainsi que pour éviter la sensation d’angoisse que cela provoque chez les gens. Les prétendues « structures d’Etat » qui devaient nous assurer une voie vers l’autodétermination effective, utilisées pour faire taire les critiques envers les politiques néolibérales du Govern [de Catalogne], n’ont pratiquement pas été développées.
La déclaration d’indépendance ne pouvait pas se matérialiser immédiatement. Cependant, le problème de la pirouette ne consiste pas tant à esquiver la DUI, mais dans la désorientation et la démotivation qu’elle provoque. Sur le plan de la « communication », cela a été une absurdité. En outre, s’est ajouté le fait que rien n’a été préparé pour donner une perspective aux attentes. A la différence du 1er et du 3 octobre, le rôle accordé à la base sociale du souverainisme est celui de simples spectateurs. Les défenseurs de collèges et les grévistes appelés à observer sur écrans géants un plénum [du Parlament], comme s’il s’agissait d’une compétition sportive. Avant les 8 secondes fatidiques, tout allait déjà mal [allusion au laps de temps, lors du discours du 10 octobre de Puigdemont, entre lequel la république a été « proclamée » puis… suspendue]. Et cela, au moment où le tournant réactionnaire visait à affaiblir la mobilisation. Dans un moment où l’on doit miser sur une proposition qui maintienne l’unité du bloc démocratique plutôt que de tout miser sur la dénonciation de la répression de l’Etat, à notre avis, il s’agissait de proclamer la République et ouvrir un processus constituant.
Au cours des derniers jours, les Comités de défense du référendum (CDR) et d’autres espaces cherchent à se renforcer et explorent des modalités d’action visant à construire un mouvement populaire favorable à l’autodétermination. Certaines personnes retrouvent courage alors que d’autres continuent de faire confiance aux coups de maître du Govern. Un potentiel constituant doit être déployé, retrouvé et expérimenté. Outre l’exigence de délais pour la rupture, il serait temps d’ouvrir un processus constituant populaire et radicalement démocratique. Un pari qui permettrait de rendre l’initiative à la rue et à la mobilisation, en évitant ainsi de renvoyer les gens chez eux. Construire une république catalane, sans fermer la possibilité d’une relation de type confédérée avec le reste des peuples de l’Etat de sorte que la volonté de dépasser ce régime se diffuse.
L’article 155 est sur la table, il faut déborder la voie répressive de l’Etat. Ainsi que les tentatives de freiner par le biais d’accords entre les élites qui nous renverraient au-delà du processisme, au pujolisme [voir la note 1]. Soit un espace au sein duquel les élites politiques se sont toujours senties à l’aise, où ceux et celles d’en bas ont toujours été exclus.
Le besoin d’une nouvelle « institutionnalité »
Cette irruption constituante nécessite l’apport du syndicalisme combatif et des mouvements sociaux qui avaient anticipé la répression du 1er octobre et placé à l’agenda la grève générale comme réponse, malgré le fait qu’ils ont été invisibilisés [voir l’appel du 27 septembre de la CGT de Catalogne [4].
De même, le coopérativisme et l’économie féministe apportent des réflexions et des pratiques qui peuvent renforcer un pouvoir constituant. Le défi n’est pas celui d’un « processus participatif » pour rédiger une Constitution. Il s’agit surtout de trouver des voies pour intégrer et dépasser l’auto-organisation populaire en une nouvelle institutionnalité à même de soutenir le conflit avec l’Etat espagnol sans laisser sur le côté les classes populaires et ceux et celles qui ne disposent pas de moyens privés pour résister. Y a-t-il une meilleure manière de convaincre les indécis et les apathiques que de répondre à leurs problèmes et à leurs nécessités urgentes ?
Laia Facet et Oscar Blanco