Journaliste, à quoi ça sert ? La question, récurrente, émerge encore plus brutalement quand explose dans le débat public un sujet jusque-là jugé marginal. Ainsi en est-il des violences sexuelles, depuis la révélation de l’affaire Weinstein aux États-Unis, suivie d’un mouvement mondial de prise de parole publique de millions de femmes (et, plus rarement, d’hommes).
Jusque-là, à de rares exceptions, comme l’affaire DSK ou l’affaire Baupin en France, les violences sexuelles, du harcèlement au viol, étaient largement passées sous silence, médiatique et politique, et minimisées dans l’ensemble de la société. Les femmes parlaient – elles ont toujours parlé. Mais la société ne les entendait pas. Elles-mêmes finissaient par s’habituer à ne pas le dire trop fort, voire à relativiser, ou à minimiser, tant la réponse collective, qui leur était donnée, était violente.
Encore une fois, cette réalité sociale était sous nos yeux depuis de longues années : parce que nous les vivons au quotidien, et parce qu’elle était abondamment documentée, par la recherche, les associations spécialisées et dans les statistiques officielles.
Dans ce silence général, la presse porte aussi une responsabilité. Longtemps, elle a considéré, dans sa grande majorité, qu’il s’agissait d’un sujet, au choix, mineur, répétitif, d’ordre privé, et qui ne méritait donc pas de traitement spécifique. Encore moins d’enquêtes journalistiques. Surtout, quand aucune plainte n’avait été préalablement déposée.
Mais les affaires Baupin (révélée par Mediapart et France Inter en mai 2016), et Weinstein, toutes proportions gardées évidemment (les répercussions ne sont pas les mêmes, ni la célébrité des personnalités, ni même, évidemment, la gravité des faits reprochés), ont apporté un démenti cinglant à ceux qui jugeaient l’enquête journalistique impossible sur ces sujets.
La presse a réussi à faire émerger cette réalité, là où la police et la justice étaient déficientes, là où un entre-soi, souvent masculin, permettait la protection de ceux qui usaient de leur pouvoir à l’encontre des femmes (et parfois des hommes), là où de véritables systèmes de défense collectifs étaient à l’œuvre. La presse y est parvenue parce qu’elle a pu enquêter, pendant de longs mois, pour recouper, questionner, et multiplier les récits, ce qui, au passage (et ce n’est pas un détail), protège les femmes victimes qui évitent ainsi un face-à-face violent de leur parole contre celle de la personne mise en cause. Combien de fois, sur ce sujet, ai-je entendu, après de longues hésitations, « je veux bien témoigner, mais si je ne suis pas la seule » ? [1]
Ronan Farrow, auteur de l’enquête formidable du New Yorker sur Weinstein, expliquait en 2015 que la presse devait écouter les victimes même si elles n’ont pas porté plainte. « Notre rôle est encore plus important quand le système légal ne remplit pas sa mission auprès des vulnérables confrontés aux puissants, écrivait-il. Souvent les femmes ne peuvent pas ou ne veulent pas porter plainte. Le rôle d’un reporter est celui de porteur d’eau pour elles. »
Ne nous méprenons pas sur le sens du « porteur d’eau » : il ne s’agit pas de relayer, sans recul ni travail préalable, un témoignage. Il s’agit d’entendre, d’écouter, de publier, après avoir multiplié les entretiens, avoir interrogé l’entourage, respecté le contradictoire (soit, en droit de la presse, demander à interroger la personne mise en cause). C’est pourquoi ces enquêtes, comme toutes les enquêtes, sont longues. C’est pourquoi, aussi, la plupart du temps, elles ne sauraient se satisfaire de témoignages publiés sur les réseaux sociaux, ou même d’une plainte déposée.
De ce point de vue, l’onde de choc, profondément réjouissante, à laquelle on assiste depuis une semaine, nous pose, en tant que journaliste, des défis inédits. Elle suppose deux types de traitement différents : l’un consiste justement à appréhender ce phénomène, à l’expliquer, à en décortiquer les ressorts. C’est ce que nous faisons à Mediapart sur les difficultés à porter plainte [2], le décryptage de la nouvelle loi annoncée [3], la publication de témoignages [4] et son décryptage [5]. C’est ce que nous avons fait, avant même l’affaire DSK, et largement depuis [6].
L’autre suppose de continuer à enquêter sur des cas précis, parce qu’ils visent des personnalités détentrices de pouvoir, parfois élues de la République, et qu’ils prennent donc une importance toute particulière, et apparaissent comme des symptômes d’un phénomène profond. Ainsi en est-il, par exemple, du champ politique, miné par le sexisme. Un sexisme documenté dans notre Machoscope, lancé en 2013, et qui crée un climat inégalitaire à l’encontre des femmes, élues ou collaboratrices, et propice à l’impunité des violences sexuelles. C’est dans ce cadre que l’affaire Baupin ou que notre enquête sur Jean Lassalle [7], commencée il y a un an, prennent aussi leur sens.
Et si le sexisme n’est pas un harcèlement ou une agression sexuels, et qu’un viol n’est pas un délit mais un crime, il ne faut pas non plus que les révélations sur des accusations de viol soient désormais brandies pour ne plus parler du reste, au prétexte qu’il y aurait plus grave.
Aujourd’hui, la multiplication de témoignages, ou de plaintes, visant des personnalités connues comme Pierre Joxe [8], Tariq Ramadan [9], ou le député LREM Christophe Arend [10], nous renvoie à de nombreuses questions. Comment en rendre compte ? Comment continuer à travailler, en responsabilité, et en respectant les règles de notre métier, quand émergent de nouvelles paroles, immédiatement publicisées sur les réseaux ? Comme on le fait toujours : en prenant le temps, de l’enquête, de la mise en contexte, du contradictoire, et avec les moyens dont nous disposons. Nous allons donc continuer. Avec l’espoir d’être, nous aussi, (un peu) à la hauteur du courage de millions de femmes.
Lénaïg Bredoux