1. Sans plan. Voilà comment on peut résumer la stratégie du gouvernement catalan après la proclamation de la République catalane le 27 octobre. Récapitulons : ce gouvernement a été élu suite aux élections du 27 septembre 2015 sur la base d’une irréelle feuille de route d’une « déconnexion » [illusoire croyance que l’indépendance puisse consister à se déconnecter, linéairement et sans trop de complications, de l’Etat espagnol] à opérer par l’approbation de lois successives menant à la création de « structures d’Etat », dans un délai de 18 mois.
Confronté à la vacuité de cet itinéraire, entrepris, en grande partie, grâce à l’insistance de la CUP [indépendantistes anticapitalistes de la Candidature d’Unité Populaire], le gouvernement catalan a assumé, en septembre 2016, l’idée de réaliser un référendum sur l’indépendance pour la fin 2017. Moyennant quoi il amendait, sans jamais le reconnaître, la feuille de route qui avait été fixée à l’automne 2014, quand il s’était refusé à tenter de matérialiser le référendum prévu le 9 novembre mais que Le Tribunal Constitutionnel avait déclaré illégal. Il avait alors opté pour une consultation citoyenne, sans caractère contraignant, conçue comme un pas vers la transformation des élections « autonomiques » de septembre 2015 en un plébiscite. Après un long périple on revenait à la case départ, au référendum1.
Au fur et à mesure que se rapprochait la date, l’exécutif de Puigdemont [le président de la Généralité Autonome de Catalogne avant qu’il ne soit destitué et celle-ci suspendue suite à la proclamation, fin octobre, de l’indépendance] a progressivement avancé dans les préparatifs tout en ayant toujours été convaincu, en son for intérieur, qu’il ne pourrait pas mener l’opération à son terme et que, à un moment donné du trajet pris, sa marche serait arrêtée sans ménagement sur intervention de l’État. Il s’agissait alors de tenir le coup le plus longtemps possible. Et, en fin de compte, il a fini par arriver beaucoup plus loin qu’il ne l’avait jamais imaginé ni préparé.
2. Sans marche arrière possible. Le succès logistique du 1er octobre [jour du référendum d’autodétermination] (avoir déjoué la chasse policière aux urnes et aux bulletins de vote en particulier) a été réel. Mais le référendum n’a pas été mené à bien par la planification minutieuse du gouvernement et de la direction de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC) mais par la dynamique d’auto-organisation engagée d’en bas qui a démarré après le coup de force répressif du 20 septembre [arrestation de14 hauts responsables de la Généralité catalane] et qui s’est accéléré les jours précédant le rendez-vous référendaire par l’occupation et la défense des bureaux de vote.
Tant le gouvernement que l’ANC se contentaient d’ouvrir les bureaux de vote et de distribuer les urnes et les bulletins. Ils avaient assumé en fait que la police espagnole empêcherait les gens de voter et leur objectif était d’avoir la photo des longues queues de citoyens devant des bureaux de vote fermés par la force. Les choses, on le sait, ne se sont pas déroulées ainsi. Le référendum a eu lieu et l’indignation provoquée par la répression a donné de l’impulsion à la journée de mobilisation du 3 octobre [grève générale et « grève du pays »].
Il y a, eu à partir de là, une politique d’hésitations de la part du gouvernement catalan, qui n’avait pas prévu ce scénario et qui ne savait pas comment affronter l’escalade de la confrontation qui se dessinait inévitable s’il proclamait, d’une manière ou d’une autre, la République catalane, d’autant plus qu’il n’a jamais eu, non plus, une stratégie d’alliance avec les secteurs non indépendantistes mais partisans de la rupture avec le régime qui se sont mobilisés le 1er et le 3 octobre. A la suite de la « suspension », mal mise en scène [au parlement de Barcelone], de la déclaration [d’indépendance] du 10 octobre et une tentative ratée, le 26 octobre, de convoquer des élections si le gouvernement espagnol retirait l’application de l’article 155, l’exécutif de Puigdemont s’est vu obligé de proclamer la République catalane sans aucun plan en tête sur ce qu’il faudrait faire après pour essayer de transformer sa déclaration en quelque chose qui aille au-delà du symbole.
3. La responsabilité irresponsable. La maîtrise du temps et de l’espace est fondamentale pour tout mouvement politique et social.
A partir du 3 octobre, le gouvernement catalan et l’ANC [Assemblée Nationale Catalane, l’une des deux grandes associations de masse, avec l’Omnium Culturel, de l’indépendantisme catalan] ont géré ces deux variables d’une bien piètre façon. Ils ont laissé passer le momentum [l’élan] initial pour s’engager dans une politique du secret et de la mauvaise communication qui a déconcerté et désorienté nombre de leurs partisans. Et ils ont fini par procéder à une proclamation assez à froid de la République. A la suite de quoi, ils ont renoncé à tout geste institutionnel susceptible d’envoyer le signal qu’ils voulaient vraiment aller vers son instauration et surtout vers la mobilisation de rue et l’occupation des espaces symboliques et stratégiques.
Depuis le 27 octobre [déclaration de la République indépendante de Catalogne par le Parlament], il y a eu un vide absolu de leadership et une absence de direction. L’exécutif de Puigdemont a donné l’image du renoncement et du manque d’envie d’aller jusqu’au bout. Il y a indéniablement dans tout ceci une leçon stratégique en négatif à tirer. L’histoire des mouvements populaires est pleine de situations similaires dans lesquelles les directions politiques et sociales modérées sont incapables de conduire de façon cohérente le mouvement dont elles ont pris la tête et, se dégonflant aux moments décisifs, sèment le désarroi parmi leur propre base et, en fin de compte, au nom de la prudence, renforcent la réaction. Nous pouvons désigner cette politique comme responsabilité irresponsable.
4. Un moment non « processiste » [du mot catalan « procés », soit le processus visant à construire l’indépendance catalane] ?. La proclamation de la République sans plan stratégique pour la rendre effective est, d’un certain point de vue, la culmination politique du « processisme » officiel, c’est-à-dire, de la politique réduite à gagner du temps en permanence et à esquiver l’affrontement après le début du procés en 2012. La voie prise vers le 1er octobre, après l’adoption de l’engagement à organiser un référendum en septembre 2016, a été un tournant forcé par l’épuisement de la feuille de route « processiste ».
L’échéance du 1er octobre a fini par déboucher sur un affrontement avec l’État qui de facto niait l’essence même du processisme tout en surgissant du processisme et en étant géré par le processisme, même si ce fut sous la pression partiellement à dynamique de débordement des non-processistes. Ce fut un moment non-processiste à l’intérieur du processisme, qui a ouvert la voie à une phase non-processiste mais sous direction du processisme. Avec sa culmination à travers un fait non-processiste, la proclamation de la République, à la façon processiste, c’est-à-dire, symbolique et vide.
5. Raisons. L’explication des limites montrées par le gouvernement catalan à l’heure de vérité doit être cherchée dans sa nature, sa composition de classe et sa culture politique. Le PDeCAT [Parti Démocrate européen CATALAN, le parti de l’ex President Carles Puigdemont] est un parti néolibéral qui s’est vu poussé dans la voie de l’indépendantisme parce qu’il n’avait pas d’alternative. Beaucoup de ses cadres sont devenus indépendantistes et d’autres, comme Puigdemont, l’ont toujours été. Mais c’est un parti de l’ordre et dont la base sociale est conservatrice, goûtant peu les ruptures et les changements brusques, par nature pragmatique et gradualiste, lié au monde économique (bien que ses liens avec le grand capital se soient ressentis de sa dérive indépendantiste) et vulnérable aux pressions, méfiant vis-à-vis de la mobilisation populaire.
ERC [Gauche Républicaine Catalane, gauche réformiste, seconde force politique catalane, elle participait, avant sa destitution, au gouvernement de la Généralité], de son côté, incarne à la perfection la synthèse entre d’authentiques convictions indépendantistes et une culture politique peu portée à la lutte, gradualiste, dont la base sociale est la classe moyenne progressiste qui, à l’exception de certains secteurs liés à l’enseignement, a été, dans une grande mesure, étrangère aux grandes mobilisations sociales récentes sur des questions autres que l’indépendance et est dépourvue de punch.
C’est dans ces semaines décisives que se sont condensées toutes les limites stratégiques, de projet et de base sociale des forces qui ont en charge le gouvernement catalan et qui portent le processus indépendantiste en général (l’exception étant la CUP qui incarne une sensibilité minoritaire en leur sein). Ces limites étaient au demeurant bien visibles depuis le début mais n’avaient pas été soumises encore à un stress test stratégique déterminant.
6. Ambiguïtés. Les événements de septembre et d’octobre ont mis en évidence l’ambiguïté du gouvernement catalan dans son rapport à la mobilisation populaire. Sa piètre réponse aux attentes de la base sociale du mouvement entre le 3 et le 27 octobre n’est que le reflet d’une conception de la politique abonnée aux manœuvres institutionnelles et dépourvue de toute culture de gestion d’un mouvement de masse.
Au-delà du gouvernement, dans les jours qui ont suivi les événements du 20 septembre, ce sont les impasses stratégiques de l’ANC qui sont apparues avec force (de l’Òmnium aussi bien qu’il joue un rôle plus secondaire et ait eu, sur bien des plans, une politique plus audacieuse). Depuis son émergence en 2012, le procés a signifié la naissance d’un mouvement de masse inouï sous la direction sociale de l’ANC. Mais celle-ci a reposé sur une conception verticale et contrôlée du mouvement, plus favorable à une culture de la représentation et de la délégation qu’à l’auto-organisation. La dynamique de débordement partiel (il convient de souligner cet aspect partiel pour ne pas exagérer), lors du 20 septembre et des 1 et 3 octobre, a été indispensable au gouvernement et à l’ANC (et l’Òmnium), mais, en même temps, elle a provoqué en eux la crainte de perdre le contrôle de la situation.
C’est devant le vide de leadership que laissait le gouvernement catalan après le 27 septembre qu’est apparue une seconde limite de l’ANC : sa subalternisation vis-à-vis des partis indépendantistes majoritaires et son incapacité à assumer un rôle de direction en toute indépendance de ceux-ci. Sa politique, à partir de 2012, a consisté à faire pression sur le gouvernement catalan pour qu’il avance mais sans jamais le défier et le gêner. Elle s’est pliée docilement au refus, par celui qui était alors président, Artur Mas, de tenter de réaliser le référendum du 9 novembre 2014 qu’avait interdit le Tribunal Constitutionnel et elle avait accepté de transformer les élections [législatives catalanes] du 27 septembre 2015 en un plébiscite et entériné l’irréaliste feuille de route de la « déconnexion » qui en sortit. Une feuille de route où, en plus, l’initiative est passée toujours plus aux mains du gouvernement [catalan] et où l’ANC a progressivement joué un rôle d’accompagnateur.
7. Coup de théâtre. La fulgurante convocation d’élections en Catalogne [pour le 21 décembre] par Rajoy, qui a fait suite à sa décision de dissoudre le gouvernement catalan, met noir sur blanc ce qu’est le rapport de force réel. Plus qu’une dualité de pouvoirs, ce qui a existé en Catalogne ces deux derniers mois est une dualité de légitimités, pas même une dualité asymétrique de pouvoirs, même si elle en incluait une en germe2. Avec la convocation de ces élections, Rajoy a repris l’initiative, il a montré que la légalité de l’Etat espagnol est toujours en vigueur et il a poussé l’indépendantisme dans une voie défensive.
Cette démonstration de force du gouvernement espagnol signe aussi sa relative faiblesse : l’impossibilité pour lui d’appliquer, durant une longue période, la méthode forte consistant à suspendre l’autonomie catalane pour en démonter les piliers fondamentaux (médias publics, système éducatif…). Impossibilité car ladite méthode forte est difficile à gérer et que probablement elle a suscité des pressions des autorités européennes pour que soit recherchée une sortie de crise indolore, plus en accord avec leur hypocrisie officielle. Rajoy a, avec les élections, gagné du temps, donné le rythme et évité toute situation d’ambiguïté sur celui qui contrôle la Catalogne, mais cela ne veut pas dire nécessairement qu’il soit parvenu, dans un sens plus profond, à vaincre l’indépendantisme car le rendez-vous électoral peut redonner une majorité parlementaire indépendantiste.
8. Résistancialisme offensif. La polarisation réactive, impulsée par l’accélération du processus indépendantiste en septembre-octobre, a favorisé, à court terme, les forces conservatrices dans l’État espagnol, en amenant le bloc pro-Régime et tout l’appareil d’Etat, sous hégémonie des secteurs les plus conservateurs, à serrer les rangs. Leur projet de restauration est une sorte de résistancialisme offensif. Un « résistancialisme » car il est incapable de prendre en charge une réforme menée d’en haut qui, d’une part, intègre partiellement les demandes de ceux qui aujourd’hui se retrouvent en dehors du cadre politique de 1978 [année du référendum constitutionnel établissant l’actuelle monarchie parlementaire] (la base sociale de Podemos et de l’indépendantisme catalan) et, d’autre part, génère une autre répartition du pouvoir politique et institutionnel ainsi qu’une intégration économique et sociale du gros des classes moyennes, des travailleurs qualifiés et de la jeunesse qualifiée précarisée. « Offensif » car, très agressif et autoritaire, il caresse l’idée de profiter de la crise catalane pour recentraliser toute la structure de l’État espagnol et isoler et minoriser Podemos. Mais, à court terme, la logique même de ce résistancialisme offensif aggrave toujours plus les causes de fond de la crise du cadre politique créé en 1978.
9. Bifurcation des futurs. La principale complexité de la politique catalane vient de ce que, d’une part, le 15M [mouvement des Indigné-es de 2011] et ses vies postérieures et, de l’autre, le processus indépendantiste ont fait naître des attentes sur l’avenir qui ont bifurqué, bien qu’elles présentent, sans aucun doute, des zones de contact. Cette bifurcation de perspectives exprime, dans un sens plus large, la complexité de l’ajustement entre la question sociale et la question nationale dans la politique et la société catalanes. Et, sur un plan plus concret, cette complexité ouvre sur un défaut d’alliance entre indépendantistes et fédéralistes défenseurs du droit d’autodétermination, suivant un scénario où la non-normalisation de l’exercice dudit droit pourrait permettre de trouver un terrain d’action commun.
La limite politique fondamentale du mouvement indépendantiste a été de dissocier son objectif d’un État propre d’une politique concrète anti-austérité et de régénération démocratique. Obsédés par l’idée de ne pas perdre en chemin la droite catalane, les promoteurs du mouvement indépendantiste ont été dépourvus, depuis le lancement de celui-ci, d’une analyse solide de la structure sociale catalane, des secteurs que tout projet de changement social doit pousser à s’impliquer, de la façon de s’adresser à la base sociale de la gauche non-indépendantiste, en somme d’une analyse qui aille au-delà de penser que, tôt ou tard, ils se laisseraient convaincre ou qu’ils s’adapteraient.
Une République catalane compatible avec une visée indépendantiste ou confédérale, un processus constituant catalan et un plan de sauvetage citoyen immédiat, voilà les trois éléments sur la base desquels il aurait été possible de dépasser la série de contradictions enchaînées qui surgissaient de la bifurcation des futurs entre ce que fut le 15M et ce qu’a été le processus indépendantiste. Aussi grave que l’impossibilité d’opérer ce dépassement aura été la surprenante faible attention stratégique que les principaux acteurs de la politique catalane lui auront consacré durant ces cinq années. Une tentative de s’atteler à résoudre ces contradictions impliquait de circuler à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du procés, une tâche indiscutablement compliquée mais que la gauche aurait dû assumer comme sienne.
10. Des bifurcations dans la gauche. Dans l’indépendantisme, la CUP a, évidemment, représenté un projet qui allait beaucoup plus loin que l’indépendantisme « pur et simple » et elle a défendu un programme qui, non seulement reliait la question nationale et la question sociale et se coltinait les apories de l’indépendantisme officiel, mais aussi défendait une option ouvertement anticapitaliste et de rupture qui établissait une contre-tendance à la croissante institutionnalisation de la majorité des « forces du changement » ayant surgi en 2014 et 2015. Mais elle est trop restée prisonnière de son honnête et sincère rôle de garante que le processus indépendantiste aille jusqu’au bout et elle n’a pas eu une politique offensive de discussion et de positionnement en direction de la gauche et de sa base sociale qui circulait hors du processus indépendantiste.
De son côté, la gauche extérieure à l’indépendantisme, comme Catalunya en Comú [Catalogne en Commun, le parti d’Ada Colau, la maire de Barcelone], a pratiqué une politique passive d’observatrice. Elle a pointé beaucoup de problèmes réels inhérents à la proposition indépendantiste officielle, parmi lesquels, on trouve la vacuité de l’idée d’« indépendance » présentée comme la panacée, la difficulté à matérialiser le projet indépendantiste, la polarisation identitaire qu’il pouvait générer et le silence fait, sous l’omniprésence du débat national, sur d’autres questions et conflits. Mais le manque d’implication réelle de cette gauche dans le processus l’a empêché d’intervenir sur les problèmes qu’elle soulignait. Sa politique représente une sorte de paradoxe de la passivité selon laquelle les contradictions et les aspects négatifs d’une situation qui justifient une politique passive ne font qu’augmenter comme conséquence de cette dernière.
Cette spirale infernale de la passivité présente un côté de prophétie autoréalisée et, en quelque sorte, reflète une espèce de nostalgie stratégique d’une réalité inexistante d’où seraient absents le processus indépendantiste et la question nationale.
11. Scénarios. Le chemin qui mène au 21 décembre est encore difficile à cerner. L’incarcération des membres du gouvernement catalan qui ne sont pas à Bruxelles montre que les élections ne vont pas se dérouler, heureusement ou malheureusement, dans un contexte de normalité. C’est là, précisément, la clé de la situation. Empêcher que la dynamique imposée par Rajoy ne finisse pas par être acceptée, par résignation, comme normale.
Le putsch contre le gouvernement catalan arrive suite à un énorme vide de leadership et à une crise de direction dans l’indépendantisme. Le message enregistré depuis Bruxelles, le jeudi 2 novembre, par le président Puigdemont, où il critique les arrestations, résume l’incapacité montrée ces jours-ci par le gouvernement catalan : la condamnation logique de l’offensive répressive a été suivie d’un vague appel à la mobilisation, mais sans que soit faite la moindre proposition concrète ni donnée la moindre perspective. Les premières réactions après les arrestations (rassemblements devant le Parlament et les principales places de plusieurs municipalités) devraient être suivies d’une grève générale le 8 novembre et d’une grande manifestation le 11.
Il est encore trop tôt pour estimer l’importance que tout cela va prendre mais, avec la moitié du gouvernement en prison et l’autre moitié sans initiative politique, tant l’ANC et l’Omnium que les forces politiques indépendantistes et celles qui s’opposent à la répression d’État, doivent assumer un rôle de leadership et fixer un agenda clair de mobilisation inscrite dans une perspective stratégique qui lui donne du sens. Les préparatifs électoraux n’aident pas à se concentrer sur cette tâche. Si se met en place d’en haut un agenda défini, la dynamique par en bas, impulsée par les Comités de Défense de la République (CDR) pourrait redevenir importante. Les CDR pourraient jouer, comme ils l’ont fait entre le 20 septembre et le 3 octobre, un rôle de débordement partiel des structures officielles. Mais ils ne semblent pas avoir la force de mettre en place un agenda de lutte menée d’en bas, si d’en haut n’arrivent pas les signaux qui poussent dans ce sens et si, au contraire même, s’y affirment des symptômes de paralysie et de désorientation.
12. Perspectives électorales. Il s’avère compliqué de dessiner les contours du possible résultat électoral, mais il pourrait ne pas entraîner une altération très significative de ce qui s’est produit lors des précédentes élections, de 2015. L’indépendantisme a, sans conteste, gagné des appuis suite à la répression du référendum du 1er octobre. Mais les zigzags du gouvernement catalan entre le 1er et le 27 octobre et sa paralysie, après cette date, ont décontenancé une partie de sa base sociale. A l’inverse, le bloc espagnoliste a réussi, pour la première fois en cinq ans, à émerger comme une force sociale pesant dans la rue et, avec la convocation d’élections le 21, il a trouvé un objectif pour se battre. Ce n’est pas tant dans les sympathies pour telle ou telle option que dans la capacité de mobilisation de leurs partisans que se trouve la clé du résultat de ces élections. Et c’est là le point faible des forces indépendantistes. Voilà pourquoi la campagne pour le 21 décembre doit être rapportée à l’existence ou pas d’une dynamique de mobilisation extra-électorale significative.
13. Unilatéralité et fraternité. L’opposition entre une voie d’unilatéralité (l’accumulation de force pour la rupture depuis la Catalogne) et l’option de construire une majorité politique de changement dans l’ensemble de l’État a été une des grandes voies mortes stratégiques de la politique catalane (et, à partir de là, de la politique espagnole). En réalité, unilatéralité et fraternité devraient être vues complémentaires. Sans un mouvement indépendantiste (et/ou simplement partisan d’un référendum) unilatéral, il n’y aurait aucune force politique espagnole pour défendre le droit d’autodétermination de la Catalogne et un référendum négocié. Unidos Podemos soutient ces deux revendications comme réponse à une réalité qui s’impose depuis la Catalogne. Et, à l’inverse, un schéma de rupture unilatérale tel que le porte l’indépendantisme peu soucieux de ce qui peut se produire hors de Catalogne manque terriblement d’audace car il oublie que c’est seulement dans un scénario de crise politique globale dans l’Etat que l’indépendantisme catalan peut gagner.
Le défi est, plus que dans le maintien d’une opposition stratégique entre deux points de vue antagoniques, dans la recherche d’un point de fuite stratégique, basé sur une complexe dialectique centre-périphérie. Cela implique, d’une certaine façon, de lier, sans les mélanger, le projet indépendantiste et celui de la rupture avec le Régime dans tout l’État. Dans un scénario où le climax indépendantiste en Catalogne est utilisé par le PP et tout l’appareil d’État pour faire bloc sur le mode réactionnaire, nous avons ici une question décisive.
La recherche d’alliances et l’adoption d’une démarche propre à se gagner des sympathies hors de la Catalogne sont, sinon les principaux, en tout cas parmi les grands défis posés à l’indépendantisme catalan (et à ceux qui, sans être indépendantistes, accompagnent le mouvement dans son défi démocratique à l’État). Et on ne peut relever ces défis que de trois façons : par le lien explicitement fait entre la défense du projet de République catalane et un souhait qu’à l’avenir il y ait aussi une République espagnole sœur ; par le refus de détacher le pari de l’indépendance d’un possible futur confédéral ; et enfin, dans l’immédiat, par le rattachement de la revendication indépendantiste à la défense de mesures politiques anti-austérité susceptibles d’éveiller les sympathies des classes populaires espagnoles. Toutes propositions qui, à l’heure qu’il est, sont totalement en dehors de l’agenda stratégique de la direction politique de l’indépendantisme3.
14. Plébiscitaires encore ?. L’indépendantisme n’a pas encore défini comment il va envisager les élections convoquées par Rajoy. Il existe la possibilité qu’il les voie comme un nouveau plébiscite sur l’indépendance (comme il avait fait avec les dernières, celles du 27 septembre 2015) en avançant l’argument qu’une éventuelle majorité indépendantiste, lors d’élections considérées légitimes par les partisans du « non », par l’État espagnol et par l’Union Européenne, placerait le gouvernement de Rajoy dans une situation très compliquée.
Il y a un grain de vérité dans cet argument. Mais il pose, en même temps, plusieurs problèmes. Le premier vient de ce qu’un débat autour de « oui à l’indépendance, non à l’indépendance » casse le bloc qui s’est bâti autour des 1er et 3 octobre et qui allait au-delà du seul indépendantisme car il incluait des secteurs de gauche démocratiques et partisans de la rupture. Certains membres de cette gauche peuvent aujourd’hui voter pour des partis indépendantistes comme la CUP ou ERC. Mais d’autres voteront pour des forces qui défendent le droit d’autodétermination mais pas l’indépendance, c’est le cas de Catalunya en Comú.
Le second problème tient au fait qu’il n’est guère évident que, dans une compétition électorale où l’on vote pour des partis et pas seulement pour l’indépendance, l’indépendantisme puisse décrocher avec certitude les 50% de voix (il avait obtenu 47,7% en 2015) et, de toute façon, le cadre plébiscitaire le pousse à se battre pour une victoire a minima. Troisième problème : il n’apparaît pas clairement quel est le pas à faire au lendemain d’une possible victoire de l’indépendantisme. Dire que l’élection du 21 décembre servira à « valider » la déclaration d’indépendance du 27 octobre est une façon élégante de prendre la pose mais ne propose aucun vrai plan d’action pour le jour d’après.
15. L’hypothèse constituante. Le vote du 21 décembre aura, qu’il soit pris en charge ou pas, un aspect plébiscitaire. Et c’est normal. Il inclura aussi un élément fondamentalement défensif : le rejet de l’article 155 et l’exigence de liberté et d’amnistie pour tous les détenus et mis en examen. La question est comment établir aussi un projet en positif, qui inclue la dimension démocratique et antirépressive ainsi qu’un plan de résistance institutionnel pour l’après 21 décembre, tout en allant plus loin, et qui, en même temps, permette de tisser des alliances entre le bloc indépendantiste et les secteurs non-indépendantistes partisans du droit de décider, comme Catalunya en Comú.
C’est là qu’intervient l’hypothèse constituante. En ce sens, le plus souhaitable est que toutes les forces démocratiques opposées au bloc constitué par Ciudadanos [centre droit très à droite aspirant à prendre la relève « propre » d’un PP gangréné par la corruption], le PP et le PSC [Parti des Socialistes de Catalogne] puissent parvenir à un accord qui, au-delà de l’aspect antirépressif de base, mette en œuvre une feuille de route constituante pour une République catalane dont l’objectif soit compatible tant avec l’indépendance qu’avec une proposition fédérale/confédérale. En somme, il s’agirait d’unir les forces favorables à la rupture aujourd’hui en laissant ouverte la question du point d’arrivée de la démarche engagée.
Le cadre constituant, il faut le reconnaître, n’est pas sans poser des problèmes.
Le plus important est qu’il requiert qu’un accord, difficile à obtenir car, au jour d’aujourd’hui il est inexistant, soit trouvé entre le bloc indépendantiste et Catalunya en Comú. Le second problème est qu’en l’absence d’une réelle rupture institutionnelle, un tel accord peut devenir rhétorique et encourager des initiatives institutionnelles et sociales symboliques. Fragile et incertaine telle est l’hypothèse constituante, ce point de rencontre entre fédéralistes/confédéralistes et indépendantistes qui reste toujours la grande voie inexplorée de la politique catalane. Pour qu’elle ait du sens, bien sûr, cette voie doit être empruntée parallèlement à celle que prennent les défenseurs de mesures sociales d’urgence et tangibles susceptibles d’élargir la base sociale des forces démocratiques opposées, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Catalogne, au bloc réactionnaire. La lutte défensive antirépression et la perspective commune en positif sont les deux pièces à emboîter dans cette conjoncture difficile, lesquelles pièces ne sauraient être dissociées si l’on veut établir de solides alliances.
16. Dilemmes. Une bataille seulement défensive contre la répression et l’article 155 ? Une lutte pour un projet de République ? Ou une lutte autosatisfaite d’avoir engagé le processus indépendantiste mais finissant par le boucler dans la défense d’une République imaginaire ?
Une opposition de projets entre indépendantistes et défenseurs du droit de décider ou des perspectives convergentes pour la rupture ?
Une bataille exclusivement catalane ? Une subordination à la politique centraliste de l’État ? Ou articulation dialectique entre centre et périphérie ?
Voilà, indubitablement, un triple dilemme stratégique aussi complexe qu’incontournable. Et… aussi dépourvu de solution que décisif ?
Josep Maria Antentas