LE résistant David Rousset, gaulliste de gauche, qui devait être élu apparenté gaulliste, en juin 1968, dans la « chambre des godillots », passait pour avoir un caractère ombrageux. Ses trois garçons en héritèrent, chacun selon son grade, de l’aîné, Marc, au benjamin, Luc, en passant par le cadet, Pierre, né en 1946, « retour de camps », comme dit sobrement ce fils de l’auteur de L’Univers concentrationnaire et des Jours de notre mort. Pierre Rousset a commencé sa vie d’étudiant à la faculté d’Assas, haut lieu du groupuscule fascisant d’Alain Madelin, Occident. Très rapidement, il n’a plus été en mesure de s’y rendre sans s’exposer à des représailles physiques. Il oblique sur l’histoire et la géographie, milite beaucoup à l’Union des étudiants communistes, avant d’en être viré, en 1966, avec le secteur lettres. Il participe à la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire et devient membre de la IVe Internationale.
L’année suivante, devant le lycée Voltaire, lors d’une manifestation contre la guerre au Vietnam, le groupe Occident lui fracasse le crâne. Il est trépané. Peu après, les « camarades » du Parti communiste lui cassent un bras alors qu’il distribue des tracts devant un centre des PTT. Mais l’homme est coriace et reprend le combat, dès février 1968, à la grande manifestation de Berlin, avec Rudi Dutschke.
En mai, il se fait arrêter à la Sorbonne, dans la première fournée. « C’est une ironie de l’histoire. On avait perçu que la radicalité du mouvement étudiant pouvait avoir un écho chez les ouvriers. Il y avait des signes ; les étudiants pouvaient servir d’étincelles. Mais le préfet de police était malin : jusqu’en mai, il n’y a eu aucun accident. A ce moment-là, on pensait que c’était cuit pour cette année : il y avait les examens, on verrait à la rentrée. Je révisais en catastrophe et il me manquait un polycopié. Je vais le chercher à la Sorbonne, je vois un petit meeting, je m’arrête et on se fait coffrer par la police. Complètement par hasard. »
La nuit des barricades, en essayant de renvoyer une grenade offensive, il est blessé aux yeux, aveuglé pour huit jours avant de rejoindre le mouvement. « La différence avec d’autres, c’est que je faisais partie des gens qui se demandaient : qu’est-ce qu’on fait demain ? Mais j’étais un cadre de deuxième zone, pas de ceux qui décident. »
Quand il parle de 68, Pierre Rousset semble curieusement serein, moins exalté que d’autres à l’évocation des jours de tumulte. Il a mis les événements à leur juste distance. « 68 a été le point d’inflexion entre la période où le mouvement de l’extrême gauche était montant chez les étudiants et le moment où, après la grève générale, on se demande quoi faire demain. On a compris que la force de frappe symbolique des étudiants était épuisée. On est allé au bout de ce qu’on pouvait espérer avec les étudiants et même au-delà. Et après ? Comment dépasser le cadre étudiant ? » Après la grève générale, c’est l’interdiction de plusieurs mouvements d’extrême gauche. Pierre Rousset sera arrêté et emprisonné pendant l’été 1968. « J’ai été emprisonné trois fois deux mois : un abonné. »
En 1969, on constate que la solidarité avec le Vietnam n’est plus aussi unie. Une partie des énergies s’est tournée vers les luttes en France et les conflits de classes à venir. « Il a fallu recréer des solidarités. J’ai été un des fondateurs du Front de solidarité Indochine. En 1973, j’ai été investi dans le travail de la IVe Internationale, et je me suis tourné vers l’Est, les mouvements révolutionnaires d’Asie. J’ai voyagé en Thaïlande, à Hongkong, au Japon, et j’ai rencontré ma femme, Sally, aux Philippines. Au départ, je pensais m’établir
en usine, après deux ou trois ans d’international. Les trois ans sont devenus vingt ans. Puis je me suis occupé d’un institut de formation militante à Amsterdam. »
En 1993, il rentre à Paris et travaille au journal Rouge. Après avoir été un peu maître auxiliaire, il est donc devenu permanent de la Ligue communiste, de la IVe Internationale, puis de la LCR depuis presque trente ans, pour, aujourd’hui, 7 500 francs par mois.
Ne court-on pas le risque de se couper de la vie en étant permanent de longue durée, de passer à côté d’une certaine diversité ? Il ne le croit pas. Il a toujours travaillé avec des gens qui ne sont pas de sa « famille ». Il s’intéresse aussi à d’autres choses qu’à la politique : à l’ornithologie, par exemple. « C’est l’influence de ma mère anglaise. Elle nous a donnés, à mes frères et à moi, un rapport avec la nature très différent de celui qu’on a en général en France, instrumental et pauvre. Dans la culture française, la nature est vue de façon utilitaire. Les animaux sont utiles, nuisibles, ou inutiles. Dans les trois cas, on peut les tuer : pour les manger, s’en débarrasser, ou par sport. Ma passion en dehors de faire Rouge, c’est l’ornithologie. J’ai une grande dette de reconnaissance à l’égard des Verts, parce qu’ils ont donné leurs lettres de noblesse politique à l’écologie. » Maintenant, savoir si les Verts auront les reins assez solides, collectivement et individuellement, pour tenir le cap, c’est autre chose.
Mai 68 a ainsi ouvert une brèche pour une critique de la société où l’écologie avait sa place, mais les organisations d’extrême gauche, trop occupées à s’enraciner durablement hors du seul cadre étudiant, dans la classe ouvrière, ont délaissé une partie du potentiel critique de 1968. « On n’a pas joué un rôle direct entre la critique de la civilisation et la perception de la question écologique. C’est venu beaucoup plus tard. On a d’abord assisté à des tremblements de terre dans la société, tels que le mouvement des femmes ; cela affectait absolument tout le monde. Maintenant on sait voir plus large, penser que l’origine des catastrophes qui touchent la biosphère est, dans l’activité humaine, une conséquence du développement industriel. Les rouges
ont un défi : quel marxisme intégrera l’écologie ? » Et ainsi, dans un petit coin de Montreuil, du mode de production au chant des oiseaux, de la notion d’histoire ouverte au prix des fleurs en Israël, un fil se noue, patient, têtu, qui tente à nouveau de donner un sens à ce monde qui, pour beaucoup, n’en a plus guère depuis longtemps. « Là où on s’est rendu compte qu’on avait intégré le fait que les rythmes de l’histoire n’étaient pas ceux qu’on pensait, c’est quand l’un d’entre nous, parmi les permanents, a dit : Et à propos, les retraites ?
»
Michel Braudeau