Guerre de pétitions, manifestations, le débat sur l’avortement s’intensifie en Corée du Sud, sur fond d’interrogations sur les violences faites aux femmes. Fin novembre, la Commission pour la vie, une structure dépendant de l’archidiocèse de Séoul, avait réuni près de 15 000 signatures pour une pétition lancée sur le site de la présidence et appelant à ne pas réviser la législation actuelle, qui interdit l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
« La vie humaine doit être absolument respectée dès le premier moment de son existence », explique le texte de l’institution catholique, qui considère la vie du fœtus comme « passant avant la liberté ou le droit de la femme de décider ».
Adoptée en 1953, l’interdiction de l’avortement a été très légèrement assouplie en 1973. Quelques exceptions ont été introduites, notamment pour les cas d’inceste, de viol, de maladie génétique éventuelle ou de mise en danger de la femme enceinte. Dans les faits, l’IVG est tolérée, mais les femmes qui y ont recours n’ont aucun moyen d’obtenir réparation en cas de complication. Elles risquent par ailleurs un an de prison ou une amende de 2 millions de wons (1 550 euros). Les personnes qui réalisent l’avortement peuvent quant à elles être condamnées à deux années de détention.
« Une grossesse non désirée est une tragédie »
L’initiative de l’institution catholique a été motivée par le succès d’une autre pétition lancée le 30 septembre, toujours sur le site de la présidence, pour « abolir le statut criminel de l’avortement et autoriser l’usage de la pilule du lendemain ». « La Corée a un faible taux de natalité, mais une grossesse non désirée est une tragédie pour celles qui sont concernées, les bébés et le pays, expliquent les auteurs de la pétition. Il est injuste de faire des femmes les seules responsables, comme c’est le cas avec la loi actuelle. »
Cette pétition avait recueilli fin octobre plus de 230 000 signatures. Ayant réuni 200 000 signataires en un mois, elle oblige le gouvernement - qui s’est dit le 26 novembre ouvert à la révision de la législation - à fournir une réponse dans les trente jours. En août, le président Moon Jae-in avait pris un engagement dans ce sens. La Cour constitutionnelle a de son côté lancé une réflexion pour savoir si la criminalisation de l’avortement était conforme à la Constitution. En 2012, elle avait répondu par l’affirmative.
Mais modifier la loi pourrait être délicat, même si un sondage réalisé à la mi-novembre par Realmeter indiquait que 51,9 % des personnes interrogées étaient favorables à la suppression de l’interdiction, contre 36,2 % qui s’y opposaient. La pression des puissantes organisations chrétiennes, catholiques et surtout protestantes, pourrait entraver des progrès sur cette question.
La pilule du lendemain interdite
Dans une société où les inégalités entre les femmes et les hommes restent fortes – la Corée du Sud est 118e sur 144 pays en la matière, selon le classement 2017 du Forum économique mondial –, où l’éducation d’un enfant est un lourd fardeau financier et où le conservatisme domine en matière familiale, une femme se retrouvant seule avec un enfant risque l’opprobre social. Parfois elle choisit de l’abandonner dans une des « boîtes à bébé » installées par des églises ou des hôpitaux, ou de le remettre à une agence d’adoption. « Pour survivre dans la société coréenne, déplore une Coréenne elle-même adoptée par une famille américaine, la femme doit se marier. Avoir un enfant ne peut que l’en empêcher, car le lien du sang reste très important. »
D’après différentes enquêtes, près de 30 % des femmes de 15 à 44 ans auraient avorté. « Outre les femmes seules pauvres, il y a beaucoup d’avortements dans les familles quand elles arrivent au troisième enfant, surtout si c’est une fille », explique Cyriaka, militante pour les droits des femmes. Certaines iraient en Chine ou au Japon pour l’intervention.
Le problème est aggravé par l’interdiction de la pilule du lendemain. Certaines femmes cherchent à s’en procurer sur Internet, mais des contrefaçons circulent, un point soulevé le 19 novembre lors d’une manifestation pro-IVG organisée à Séoul par l’organisation Femidangdang, qui avait installé devant la mairie un faux distributeur de Mifegyne, une pilule autorisée en France depuis 1998, pour sensibiliser la population au problème.
« Black Protests »
Femidangdang a vu le jour en 2016, après l’assassinat en juillet de cette année-là d’une jeune femme de 23 ans dans des toilettes publiques de la gare du quartier branché de Gangnam (Séoul) par un homme disant « détester les femmes ». L’organisation lutte pour les droits des femmes et contre les abus dont elles sont victimes.
En Corée du Sud, les violences, à commencer par les agressions sexuelles, restent peu réprimées, malgré des affaires retentissantes comme celle des viols en réunion de l’école de filles de Miryang, ville du sud-est du pays. Survenues en 2004, ces agressions de cinq filles pendant plusieurs mois par plusieurs dizaines d’adolescents avaient fait d’autant plus scandale qu’aucun des coupables n’avait été condamné.
Pendant toute l’affaire, les victimes se sont souvent retrouvées en situation d’accusées, la police ayant laissé « fuiter » des informations sur leur identité, voire leur ayant parfois reproché d’avoir nui à la réputation de Miryang. Le réalisateur Lee Su-jin s’est inspiré de ce drame pour le film Han Gong-ju, sorti en 2013.
Dans ce contexte, le droit à l’IVG reste une aspiration forte. Fin 2016, en marge des manifestations massives ayant abouti à la destitution de la présidente Park Geun-hye, l’organisation Femidangdang avait multiplié des « Black Protests », des rassemblements au cours desquels les militantes s’habillaient en noir et manifestaient pour le droit à l’avortement.
Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)