Les Indiens Guarani l’appellent ka’a he’ê ou « herbe douce ». Depuis l’époque précolombienne, ils l’utilisent pour adoucir l’amertume du maté et des breuvages médicinaux. Vivace dans la forêt subtropicale qui couvre la zone frontalière du Paraguay et du Brésil, cette herbacée de la famille des Asteracecae – comme le pissenlit, la marguerite ou la chicorée – aime le soleil : elle peut atteindre un bon mètre et elle donne de frêles fleurs blanches en août.
Dès le milieu du XVIe siècle, cette plante est décrite par le botaniste espagnol Petrus Jacobus Stevus. Trois siècles plus tard, en 1887, Moisés Santiago Bertoni, un Suisse émigré au Paraguay, s’étonne de son intense goût sucré. En 1931, deux chimistes français isolent les composés chimiques naturels qui lui confèrent sa vertu édulcorante : le rébaudioside A et le stévioside. Les botanistes lui attribuent un nom latin, Stevia rebaudiana bertoni, qui associe le nom de son composé chimique à ceux des deux colons qui l’ont décrite.
Peu calorique et savoureuse
Dans les décennies qui suivent, plusieurs études mettent au jour les remarquables qualités de la stevia. Le pouvoir sucrant de ses feuilles est 30 à 45 fois supérieur à celui du saccharose extrait de la canne et de la betterave. Ses extraits le sont 300 fois. Sa saveur sucrée est persistante en bouche, elle résiste à une cuisson à 200 degrés et elle peut être cuisinée. Surtout, sa faible teneur en glucides la rend peu calorique et son effet est négligeable sur le taux de glucose dans le sang.
Médecins, responsables de santé et entreprises alimentaires comprennent qu’ils tiennent là un remarquable substitut au saccharose, qui permet d’éviter les caries dentaires, la prise de poids et l’hypertension, mais aussi d’accommoder les régimes sans sucre des diabétiques et des hypoglycémiques. La stevia des Guarani apporte les plaisirs de la saveur primaire sucrée que l’homme affectionne depuis dix mille ans, mais sans ses désavantages. La bataille industrielle pour l’exploiter commence…
Dans les années 1950, le Japon introduit la culture de la stevia sur son sol. En 1969, il interdit les édulcorants synthétiques comme l’aspartame, dont les effets à long terme sont mal identifiés. Dans les années 1980, le Brésil, l’Australie et la Chine la cultivent à leur tour. Mais aux Etats-Unis, en 1991, la Food and Drug Administration (FDA) freine son développement en l’interdisant à la suite d’une plainte anonyme dénonçant sa nocivité. Mais une contre-enquête menée par un inspecteur de la FDA révèle qu’il s’agit de fausses rumeurs lancées par les producteurs d’aspartame. En 2008, l’OMS, s’appuyant sur les données d’usage recueillies au Japon et au Paraguay, confirme son innocuité et ses bénéfices.
Un peuple chassé de ses terres
Pendant ce temps, les Indiens Guarani, massacrés au XVIIIe siècle par les Espagnols, comme le montre le film Mission, de Roland Joffé (1986), ont presque tous été expulsés de leurs terres par les grands propriétaires brésiliens, bien décidés à raser la forêt pour y installer des élevages et y cultiver la canne à sucre. Ces populations, qui vivaient en osmose avec la forêt dans les régions amazoniennes du Paraguay, du Brésil et de la Bolivie, formaient une société civile originale étudiée par les anthropologues : dans La Société contre l’Etat (Editions de Minuit, 1974), le Français Pierre Clastres s’étonne du peu de pouvoir réel des chefs Guarani.
Aujourd’hui, il ne reste plus que 80 000 Indiens Guarani et leur vie est difficile – selon le Conselho Indigenista missionario du Brésil, ceux du Mato Grosso do Sul détiennent le triste record du taux de suicide le plus élevé du monde. En mai 2014, avant la Coupe du monde de football, plusieurs centaines d’entre eux ont manifesté à Brasilia avec d’autres Amérindiens pour revendiquer des droits sur leurs terres. Ils demandaient à Coca-Cola, l’un des sponsors du « Mundial », de cesser de s’approvisionner en sucre de canne brésilien provenant des territoires dont ils ont été arrachés.
Depuis, Coca-Cola a lancé une nouvelle boisson light… sucrée à la stevia. Fin 2015, les chefs guarani se sont regroupés pour tenter de riposter : appuyés par plusieurs ONG, ils ont lancé une pétition accusant Coca-Cola de « biopiraterie » et exigeant que des compensations leur soient versées. Le Paraguay a déclaré que la stevia faisait partie du « patrimoine génétique » du pays et cherche à commercialiser ses feuilles. Las, les multinationales ont déjà commencé à produire une stevia de synthèse dont elles détiennent les brevets. Ainsi va la mondialisation…
Frédéric Joignot