L’affaire est si complexe – et si sensible – que trois juges d’instruction ont été désignés pour l’instruire, après la mise en examen, vendredi 2 février, de Tariq Ramadan pour « viol » et « viol sur personne vulnérable ».
L’islamologue, qui, lors de sa garde à vue, a été confronté à l’une des femmes qui l’accusent, avait demandé qu’un éventuel placement en détention provisoire, requis par le parquet, fasse l’objet d’un débat entre le juge des libertés et de la détention (JLD) et sa défense. Ce débat devrait avoir lieu dans les quatre jours. En attendant, le prédicateur, qui vivait ces derniers mois entre la Suisse et la France, a été incarcéré.
« Après une enquête minutieuse de trois mois, une garde à vue de quarante-huit heures, une confrontation avec ma cliente qui a permis de confondre Tariq Ramadan sur certains points, on a franchi une étape importante avec cette double mise en examen », a commenté Me Eric Morain, l’avocat de l’une des deux plaignantes. « S’il y a d’autres victimes en France ou ailleurs, elles savent maintenant que la justice peut prendre en compte ce qu’elles ont vécu », a également réagi Me Jonas Haddad, avocat d’Henda Ayari, la première femme à avoir porté plainte contre M. Ramadan.
« Même modus operandi »
Les enquêteurs du deuxième district de la police judiciaire ont enquêté pendant trois mois, méthodiquement et sans laisser échapper la moindre information, avant de se décider à entendre, à partir du 31 janvier, le théologien suisse de 55 ans, qui a longtemps eu une très large audience auprès de centaines de milliers de musulmans européens.
Après avoir reçu deux plaintes pour viol, l’une déposée le 20 octobre 2017 par Henda Ayari, une ancienne salafiste devenue militante de la laïcité, l’autre le 27 octobre par une femme qui a préféré rester anonyme, et dont Le Monde avait publié le témoignage accablant, les policiers ont recueilli d’autres récits de femmes. Elles ont décrit la même forme d’emprise, la même violence et, selon un proche de l’enquête, « le même modus operandi » que celui dénoncé par les plaignantes, sans pour autant déposer plainte à leur tour.
Jeudi, il a été décidé que la confrontation avec Henda Ayari, qui subit depuis trois mois de nombreuses attaques sur les réseaux sociaux, serait renvoyée à l’instruction. Mais l’autre plaignante, que certains journaux ont affublée d’un prénom d’emprunt qu’elle n’a pas choisi, « Christelle », a accepté l’épreuve.
La confrontation a duré trois heures et demie, en présence de Me Yacine Bouzrou et de Me Julie Granier, les avocats de M. Ramadan, et de Me Eric Morain, conseil de sa victime présumée. Juste avant, deux perquisitions avaient eu lieu, à Saint-Denis, dans un appartement où le théologien dispose d’un bureau et d’un pied-à-terre, l’autre en Haute-Savoie, à la frontière franco-suisse, où il a sa résidence principale.
Une petite cicatrice
« Tariq Ramadan m’a donné rendez-vous au bar de l’Hôtel Hilton de Lyon, où il était descendu pour une conférence, en octobre 2009 », a redit cette femme de 45 ans devant le petit-fils du fondateur des Frères musulmans. A l’époque, cette Française convertie à l’islam entretient, depuis le 31 décembre 2008, une correspondance avec M. Ramadan, auprès duquel elle cherche conseil, comme nombre de musulmans qui se déplacent pour l’écouter.
Leur relation s’est peu à peu transformée, ce dernier, qui vit séparé de son épouse, lui a promis un mariage religieux et, en attendant, un mariage temporaire sur Skype. C’est leur première rencontre, toutefois, à Lyon, où Ramadan doit tenir une conférence sur le thème « Le vivre-ensemble, l’islamophobie et la Palestine ».
« Au bout de dix minutes, il m’a dit : “Nous ne pouvons pas rester là, tout le monde nous regarde. Je suis une personne connue, et le Maghrébin à l’accueil m’a reconnu et n’arrête pas de nous regarder” », avait-elle expliqué dans sa plainte. Tariq Ramadan gagne alors sa chambre par l’escalier pendant qu’elle, qui marche avec une béquille depuis un accident de voiture, prend l’ascenseur.
Selon la plaignante, l’agression aurait eu lieu très vite après son entrée dans la chambre : des gifles au visage, aux bras, aux seins et des coups de poing dans le ventre, une fellation et une sodomie imposées de force, de nouveaux coups, un nouveau viol. « Il m’a traînée par les cheveux dans toute la chambre pour m’amener dans la baignoire de la salle de bains pour m’uriner dessus », avait-elle déclaré dans sa plainte, affirmant n’être finalement parvenue à s’enfuir qu’au petit matin.
« Faux », proteste Tariq Ramadan, qui assure que la rencontre n’a duré qu’une demi-heure. Lors de la confrontation, le prédicateur a nié farouchement tout viol et même tout acte sexuel, reconnaissant un simple flirt. La plaignante a cependant donné de multiples détails, décrivant notamment une petite cicatrice à l’aine, dont M. Ramadan a reconnu être doté. A l’issue de cet échange tendu, l’islamologue a refusé de signer le procès-verbal.
Image écornée
L’affaire, qui met en cause cette figure centrale de l’islam européen, s’annonce donc difficile. Certes, de multiples témoignages publiés sur Internet ou rapportés par la presse ont peu à peu dressé le portrait d’un homme multipliant les relations féminines, à mille lieues de celui qui mettait sans cesse en garde les musulmans contre les rapports sexuels hors mariage, en leur rappelant que c’est « devant Dieu qu’il nous est donné la possibilité de vivre une relation avec une femme ». Mais le petit-fils du fondateur des Frères musulmans a toujours dénoncé une « campagne de calomnie ». D’abord soutenu par bon nombre de ses fidèles, l’islamologue a vu son aura fissurée par la multiplication des témoignages.
En Suisse, les journaux ont ainsi rapporté les récits d’anciennes élèves des deux collèges suisses où Tariq Ramadan avait enseigné. Ces jeunes femmes affirmaient que, alors qu’elles étaient âgées de 16 à 18 ans, et donc mineures, ils les avaient séduites et convaincues d’avoir des relations sexuelles avec lui.
Même si la plupart de ces affaires sont prescrites ou si aucune autre femme n’a porté plainte, hormis Henda Ayari et « Christelle », ces témoignages ont d’abord pétrifié les autorités musulmanes. Et peu à peu brisé sa réputation.
Le 7 novembre 2017, l’université d’Oxford a décidé « d’un commun accord » avec Tariq Ramadan la mise en congé immédiate de ce dernier du poste de professeur d’études islamiques contemporaines qu’il occupe dans un de ses collèges. Ces derniers jours, c’est le Qatar, qui finance la chaire de théologie – elle porte le nom de Sa Majesté Hamad Ben Khalifa Al-Thani, émir du Qatar de 1995 à 2013 – occupée jusque-là par M. Ramadan, qui a laissé entendre que celui-ci n’était plus le bienvenu dans l’émirat.
Raphaëlle Bacqué