Chez les Couturier, cheminot, c’est une histoire de famille. Celle du père, Bernard, arrivé comme apprenti en 1963, « avec cette fierté de bénéficier d’un emploi à vie ». Celle de ses filles, Elodie et Stéphanie, recrutées à la fin des années 1990, avec « ce même idéal et cette même fierté » d’offrir à leur tour « une sécurité de l’emploi » à leur famille.
Mais les mesures successives prises à la SNCF ces dernières années, tendant vers une libéralisation progressive de ses services, ont terni le récit familial, laissant place à un sentiment d’abandon empreint de colère.
Jeudi 1er mars, c’était « les quinze ans de boîte » d’Elodie, 38 ans, vendeuse au sein de l’entreprise ferroviaire à Châtelaillon-Plage, une petite gare de Charente-Maritime aux sonorités estivales. La veille, elle avait participé à Bordeaux, près de la gare Saint-Jean, au rassemblement des cheminots de la région Nouvelle-Aquitaine, venus protester durant le comité d’entreprise contre des suppressions de postes prévues sur différents sites – comme ces 198 emplois menacés sur 300 dans un centre de maintenance à Saintes – et contre la mise en place d’une ligne Bordeaux-Arcachon sans contrôleur à bord. Elle déplore « une casse de l’entreprise », corollaire d’une « dégradation lamentable du service public ».
Sa sœur, Stéphanie, peut en témoigner : la boutique SNCF de la rue Sainte-Catherine – artère la plus commerçante de Bordeaux –, où elle travaillait, a été fermée en décembre 2017. Elle navigue depuis dans une « zone floue » : comme les employés ne peuvent pas être licenciés, ils sont reclassés au gré des besoins. Ceux qui n’ont pas de mission doivent tous les jours venir au « service de mobilité interne », voir si un travail peut leur être proposé.
« On est loin de l’ISF »
Dans ce contexte, l’annonce par le premier ministre, Edouard Philippe, d’une réforme prévoyant, notamment, la fin du statut de cheminot pour les nouvelles recrues « n’est pas une surprise », commentent les salariés interrogés lors du rassemblement, las de revoir émerger le sempiternel débat sur leur « présumé statut de nantis privilégiés ».
« Fantasmes », « légendes », « clichés »… A l’unisson, les cheminots venus de toute la région malgré la neige dénoncent la stigmatisation de leur statut, servant selon eux « d’écran de fumée pour faire passer cette réforme ».
« La SNCF, ce n’est plus ce que c’était, et notre statut non plus », lance Jérôme Jean, cheminot au sein de SNCF Réseau, dans un atelier qui conçoit les voies. « Nous sommes pour un projet de réforme, car nous faisons le même constat que les usagers, la SNCF ne fonctionne plus », fait savoir le quadragénaire en guise de mise au point. « Nous n’avons aucun tabou à discuter de notre statut, mais ce n’est pas en le supprimant que la société ne sera plus endettée et que les trains rouleront mieux demain. »
Pour expliquer la dette de la SNCF, le cheminot aborde plutôt les politiques menées en faveur du développement des lignes à grande vitesse. Quand on évoque devant eux leur salaire, tous répondent d’une seule voix : « On est loin de l’ISF [impôt sur la fortune]. »
Réduction des effectifs
Embauchée en 2002 au sein des ressources humaines, Séverine Rizzi gagne 1 525 euros net par mois, et travaille 39 heures par semaine. Jérôme Jean, qui officie dans un « atelier infrastructure », est, lui, payé 1 600 euros net par mois. Mme Rizzi, secrétaire générale de la CGT cheminot à Bordeaux, regrette que « l’on prenne toujours l’exemple des conducteurs prétendument bien payés », avant de rappeler que ce poste requiert « une grande technique et une responsabilité, celle d’avoir plus de 800 personnes derrière soi ».
Les primes ? Si elles sont réputées nombreuses et injustifiées, les cheminots rétorquent qu’elles permettent de « garantir un service du 1er janvier au 31 décembre, week-ends compris, jour et nuit, vacances scolaires, jours fériés ».
A l’instar des autres contrôleurs, Samuel travaille trois week-ends sur quatre, et dort régulièrement loin de chez lui, pour assurer les contrôles aux aurores ou faute de train pour le ramener le soir. Et, après vingt ans de service, il touche 2 100 euros net par mois, primes comprises. « Les cadres représentent plus de 50 % de la masse salariale de l’entreprise. Elles sont là, les économies ! », lance un cheminot au DRH de la région, Olivier Marty, venu rencontrer les manifestants pour apaiser les esprits, en vain.
Marc Ribeiro, cheminot depuis neuf ans, dont les « horaires changent presque tous les jours et vont de 6 heures à 1 heure du matin », a été prévenu l’avant-veille qu’il travaillerait vendredi à 7 heures du matin pour préparer les trains en gare avant leur départ. Le trentenaire déplore dans son service une division par près de trois des effectifs en trois ans : « Dans l’équipe, on est passé de 90 à 35, alors qu’il y a autant de trains à préparer. »
Flexibilité
Les cheminots interrogés décrivent des conditions de travail « dignes du privé », où la « productivité », la « polyvalence » et la « flexibilité » sont déjà exigées. Si Bernard Couturier a pu partir à la retraite à 50 ans, soit bien avant les salariés du privé, l’écart tend désormais à se résorber, en raison des réformes successives des régimes de retraite de 2008 et de 2010. « Je vais travailler jusqu’à 62 ans et je toucherai 950 euros de retraite », calcule Stéphanie Couturier, pour qui la polémique sur le statut des cheminots masque le débat sur la transformation de l’entreprise en société nationale à capitaux publics.
« Les lignes bénéficiaires seront ouvertes à la concurrence et seront exploitées par des entreprises privées, et les petites lignes, celles qui incarnent le service public, seront laissées au bon vouloir du financement des régions, au risque de disparaître », s’alarme Mathilde, vendeuse de 25 ans, circonspecte face au discours du gouvernement, qui assure que ces « lignes ne seront pas fermées ». Les cheminots interrogés se placent tous du côté des usagers, regrettant les retards de train et les défaillances matérielles, conséquences de suppressions de postes et de sous-investissement chronique.
Désireux de renouer avec les longs mouvements sociaux qui ont marqué leur histoire, les cheminots de la région assurent qu’ils seront nombreux à participer à la mobilisation du 22 mars à Paris – et ce même si les syndicats de la SNCF ont décidé de donner une chance à la concertation avec le gouvernement.
Bien que non syndiqué, Florian, croisé pendant son service en gare de Bordeaux, résume l’état d’esprit de ses collègues : « Cela fait des années que la SNCF se délite, on sait très bien à quelle sauce on veut nous manger, alors on est prêt au rapport de force. »
Cécile Bouanchaud (Bordeaux, envoyée spéciale)