Jordi Sanchez demande de sortir de prison pour accéder à la présidence du « govern »
Le recul de Puigdemont constitue une reconnaissance du fait qu’il n’y a pas un rapport de forces suffisant pour le nommer président et pour mettre en place la République. Et la solution alternative proposée par JuntsxCat [Ensemble pour la Catalogne] et ERC [Esquerra Republicana de Catalunya] était de combiner un gouvernement autonomiste présidé par Sánchez et un Conseil de la République à Bruxelles.
Une telle solution aurait exigé que la CUP accorde au moins deux voix pour pouvoir élire Sánchez au second tour (dans l’hypothèse où la Cour constitutionnelle ne l’en empêche pas). Mais les anti-capitalistes (CUP) ne sont prêts qu’à s’abstenir, car ils ne veulent pas soutenir un gouvernement autonomiste : ils veulent que la République proclamée le 27 octobre devienne effective et que les lois de la transition soient appliquées.
La position de la CUP n’est pas un obstacle absolu à l’investiture de Sánchez dans la mesure où la négociation reste possible et que Carles Puigdemont et Antoni Comín pourraient renoncer à leur position de députés et céder la place à deux suppléants. Mais cette situation constitue un indicateur des divergences au sein du mouvement indépendantiste. Ces divergences ne se limitent pas aux partis, comme le montre la décision de l’Assemblée nationale catalane (ANC) d’appeler à une manifestation le 11 mars pour exiger que le nouveau gouvernement « obéisse au mandat du 1er octobre et mette en œuvre la loi de transition et les institutions de la République ».
Ce débat porte donc non pas sur des personnes mais sur des orientations politiques fondamentales, que Vicent Partal (journaliste de renom) a résumées comme suit : « le grand débat de fond qui se cache derrière la négociation est le suivant : faut-il agir directement et créer la République, ou faut-il essayer de construire ce qui est possible à partir du régime d’autonomie, et donc accepter les règles imposées par le coup d’Etat ? ». Je pense que le débat fondamental est effectivement occulté et que, pour le rendre visible, trois questions centrales doivent être abordées : Qu’est-ce qui a échoué ? Où en sommes-nous réellement aujourd’hui ? Quelle orientation stratégique faut-il adopter pour avancer vers la République ? Je pense que si ce débat avait lieu, le dilemme soulevé par Vicent Partal serait simplifié.
Trois débats nécessaires
À mon avis, il faut commencer par analyser ce qui s’est réellement passé le 1er octobre et les jours suivants.
Nous savons depuis longtemps que le facteur fondamental du succès du 1er octobre est que les gens qui voulaient organiser un référendum – et qui le voulait effectivement – n’étaient pas tous des indépendantistes. Nous savons également que le gouvernement n’avait pas planifié l’occupation et la défense des bureaux de vote. Et les nouvelles déclarations faites devant le juge Llarena nous ont également confirmé que le gouvernement avait décidé d’arrêter la votation le 1er octobre à midi. Par contre nous ne savons toujours pas qui était favorable à ces mesures et qui a – heureusement – résisté. Nous savons aussi que le gouvernement a célébré le résultat du référendum, mais qu’il avait des doutes quant à ce qu’il devait faire de la victoire. La grève générale du 3 octobre ne fut pas non plus une initiative du gouvernement catalan, même s’il y était favorable. Une semaine plus tard, la combinaison entre l’indécision, les divergences et la peur de se voir submergé par le mouvement ont poussé le gouvernement à serrer les freins pour ne pas perdre le contrôle.
Dans une longue et intéressante interview accordée sur le site RAC-1, Carles Puigdemont a déclaré qu’il avait commis une erreur le 10 octobre en proclamant la République et la mettant en veilleuse quelques secondes plus tard, parce qu’il faisait confiance aux promesses de dialogue faites par l’Etat central. Maintenant, il pense qu’il aurait été possible de proclamer la République et de « défendre la position ». Il me semble que c’est là le début d’une réflexion intéressante, mais incomplète, il faut en effet aller plus loin et dire comment on aurait pu défendre cette position. C’est un point fondamental si on ne veut pas répéter la même erreur à l’avenir.
Compte tenu de ce que tout le monde connaît maintenant de la réaction de l’État espagnol (et de ce qu’il était possible de prévoir avant le 1er octobre), il est clair qu’une déclaration d’indépendance et l’activation des lois de transition n’auraient pas suffi, car ce ne sont que des mots et des documents. Il n’aurait pas non plus suffi de demander aux Mossos [police catalane] de protéger le gouvernement et le Parlement car, dans le cas peu probable où ils auraient obéi massivement, cette force était trop restreinte face à celle qu’aurait pu mobiliser l’Etat (sans avoir besoin de recourir à l’armée).
Pour défendre efficacement la République, il aurait fallu non seulement davantage de voix en sa faveur, mais également un soulèvement pacifique et massif de la population – au-delà les plus de deux millions de personnes qui ont voté 1er octobre – ainsi qu’une solidarité face à la répression des peuples dans l’ensemble de l’État espagnol. Mais préparer quelque chose de ce genre n’a jamais traversé l’esprit du gouvernement. Et s’il l’avait improvisé au dernier moment, il n’est pas certain que cela aurait été couronné de succès, car toute sa politique avant le 1er octobre avait contribué gêner plutôt qu’à faciliter un soulèvement démocratique de cette ampleur. Cela à la fois en raison de sa politique économique contraire aux intérêts des classes populaires (par exemple, les récents budgets) et de son manque de radicalité démocratique (par exemple, en rompant la promesse de lancer la phase participative du processus constitutif avant le référendum).
Les jours avant et après le référendum du 1er octobre, beaucoup de gens pensaient qu’on était en train d’initier une révolution démocratique, mais il est clair que le gouvernement n’avait aucune intention de faire quelque chose de ce genre. Ce qu’il voulait c’était de ne faire qu’une démonstration de force contrôlée qui lui permettrait de négocier avec l’État, en ayant le soutien des institutions européennes. Le roi [Felipe VI], Mariano Rajoy et l’appareil d’Etat ont mieux évalué la situation, ils ont agi plus rapidement et plus fermement : avec l’article 155, les mobilisations « españolistas » et les forces policières et judiciaires.
Dans l’entretien susmentionné sur le site RAC-1, Carles Puigdemont reconnaît que le 27 octobre il n’y avait plus un rapport de forces pour rendre effective la République. Nous pouvons maintenant raisonnablement soupçonner qu’il n’en a jamais eu l’intention. Celui qui a dit cela le plus clairement a été Artur Mas [président de la Catalogne de décembre 2010 à janvier 2016] dans les déclarations faites devant le juge Llarena : selon lui. tous les députés qui avaient voté pour la Déclaration unilatérale d’indépendance (il faisait référence aux députés JuntsxCat et ERC, car le député de la CUP, Mireia Boya a explicitement dit le contraire) « savaient qu’il n’avait pas de véritable issue » … Pour prouver qu’il s’agissait d’une simple « action parlementaire » symbolique, l’ex-président a d’ailleurs souligné dans ses déclarations devant le juge de la Cour suprême, que le gouvernement de la Generalitat ne s’est pas réuni par la suite pour prendre une décision. « Dans le monde de la politique, il y a une composante symbolique et esthétique. Les arguments sont exagérés ou gonflés pour mieux les présenter devant l’opinion publique. S’agit-il d’une tromperie ou d’une exagération ? Cela peut le devenir ». Maintenant, nous savons aussi que la dispersion du gouvernement n’était pas le résultat de plans conçus et approuvés auparavant. Pourquoi ne pas analyser courageusement toutes ces lacunes et ces erreurs ? Ce serait certainement la meilleure garantie pour ne plus jamais les répéter.
On ne veut pas non plus clairement reconnaître la situation qui a été créée le 27 octobre. Lorsque les intervieweurs de RAC-1 demandent à Carles Puigdemont si la République est réelle, il répond avec une sorte de devinette : elle l’est dans l’esprit de beaucoup de Catalans ; elle l’est d’un point de vue institutionnel parce qu’elle a été déclarée au Parlement et validée lors de deux élections ; mais il n’y a pas de structures de la République.
La réalité est que nous n’avons qu’une déclaration symbolique de la République et que la démission du gouvernement et des institutions face à l’article 155 décrété par l’adversaire a entraîné une défaite importante. La dignité de la non-capitulation défendue à la fois depuis la prison et depuis Bruxelles ne supprime pas cette défaite. La victoire électorale du 21 décembre, même si elle démontre une nouvelle fois la volonté de la majorité du peuple catalan et le caractère antidémocratique de l’Etat, ne suffit pas à compenser la défaite du 27 octobre.
Seule une mobilisation massive pourra surmonter cette défaite en forçant à libérer les prisonniers, en permettant le retour des exilés et l’élimination de toutes les conséquences de l’article 155. Une telle mobilisation se situerait dans le cadre d’une lutte pour davantage de démocratie et de droits sociaux pour l’ensemble du peuple catalan. Elle pourrait regrouper les indépendantistes et les non-indépendantistes dans la lutte pour la République, sans renoncer à la désobéissance et aux mesures unilatérales lorsque cela est nécessaire pour garantir l’aboutissement des revendications.
Ni autonomisme ni mettre le turbo
Or, ni JuntsxCat ni l’ERC ne soutiennent une telle orientation. Leur proposition situe la lutte pour la libération des prisonniers, le retour des exilés et le retrait de l’articl 155 dans le cadre de la normalisation d’un gouvernement autonome en combinaison avec la pression internationale depuis le Conseil de la République. Ils espèrent ainsi qu’ils pourront à l’avenir améliorer les conditions de négociation avec l’Etat (Puigdemont reconnaît que son exil pourrait durer des années). Ce n’est pas une voie réaliste pour aller vers la République catalane, car elle ne corrige aucune des faiblesses mentionnées ci-dessus et qui se sont révélées avant et après le 1er octobre.
Mais cette critique ne signifie cependant pas qu’il soit possible de mettre le turbo comme le réclament l’article cité par Vicent Partal, la CUP ou la direction de l’ANC. Pour pouvoir aller de l’avant, nous devons accepter avec réalisme la situation actuelle et trouver un point de départ. Il faut admettre que ce point de départ ne réside pas dans l’activation des lois de transition, ni même dans la réintégration du président et du gouvernement légitimes.
Il faut ouvrir le débat sur une voie vers la République qui évite les fausses sorties de l’autonomisme et de mettre le turbo. Il s’agit d’admettre que nous avons un problème et qu’il existe des désaccords, mais il faut éviter les disqualifications. Des idées dans ce sens ont déjà commencé à émerger et il vaut la peine d’y réfléchir, même si nous ne sommes pas d’accord avec elles. Je vais en citer deux
Roger Palà [journaliste et un des éditeurs de CRITIC] a écrit : « L’indépendance est à une croisée des chemins : soit on continue à nourrir les thèses de la pensée magique, soit on prend des décisions basées sur le pragmatisme. Rien n’indique que la République proclamée en octobre puisse devenir immédiatement effective. Rien n’indique non plus qu’elle n’existe pas au-delà des désirs légitimes de centaines de milliers de personnes… D’un point de vue rationnel, le fait de récupérer l’auto-gouvernement – même si c’est sous la pression interventionniste d’un Parti populaire débridé – peut être le point de départ nécessaire pour reprendre des forces et se réarmer avec des idées. »
L’autre citation, plus polémique, est de Joan Tardà [membre d’ERC] : « Cependant, l’indépendantisme ne réussira que s’il comprend qu’il doit accumuler des forces (nous avons répété à maintes reprises « nous ne sommes pas assez nombreux »… Le républicanisme doit converger avec les forces politiques qui défendent également le référendum contraignant, dirigées par Xavier Domènech [coordinateur de Catalunya en Comú-Podem] et doit ouvrir des voies d’un dialogue franc… avec le Parti socialiste catalan (PSC) d’un Miquel Iceta, qui doit décider si on refuse ou si on accepte un retour en arrière en ce qui concerne les droits et les libertés ».
Je ne pense pas qu’on puisse trouver des voies de dialogue avec les dirigeants du PSC tant qu’ils continueront à défendre l’article 155 (mais cela reste possible avec leurs bases). Mais il est clair que « nous ne sommes pas suffisamment nombreux » et que donc la convergence dans l’action avec les Communes est essentielle, ceci pour lutter contre l’article 155, pour défendre la démocratie et les revendications sociales ou pour promouvoir le débat constituant (c’est ce que Jaume López a rappelé récemment [1]).
Je pense qu’on peut accepter que le gouvernement effectif qui peut exister dans l’immédiat soit de nature autonomiste, à condition que, dans le même temps, la lutte pour défendre les besoins économiques, sociaux, démocratiques et culturels de la population soit engagée dans le but de conquérir la République. Ce qui me semble décisif, c’est de promouvoir un plan de lutte des mouvements et des entités sociaux, mais qui n’attend pas ce que dira le gouvernement, Par contre, qui formule des revendications, qui encourage la désobéissance et l’action unilatérale quand cela est nécessaire, qui conduise vers une mobilisation plus massive et auto-organisée que celle du 1er octobre, avec un contenu national, démocratique et social et qui travaille désormais activement à la solidarité active des peuples de l’Etat espagnol (sur la base de l’opposition au régime monarchique et en faveur de la défense de la République) et de l’Europe. Cela semble difficile et l’est certainement, mais nous avons déjà fait l’expérience que, parfois, les choses qui sont présentées comme faciles – comme le passage à l’indépendance « depuis la loi à la loi » – sont les moins réalistes.
Martí Caussa