C’est parti pour durer longtemps. Qui aura pensé que la crise catalane se résoudrait avec l’article 155 et des élections se sera trompé lourdement. En plus, le magistrat du Tribunal suprême, Pablo Llarena, considère que la cause générale contre l’indépendantisme est très complexe et il a décidé de prolonger la période d’enquête pendant plus d’une année.
Les prisonniers politiques, Oriol Junqueras (Gauche républicaine de Catalogne), Joaquim Forn (Parti démocrate européen catalan) et les deux Jordi (Jordi Sanchez et Jordi Cuixart), resteront donc des otages durant des mois et des mois.
Les exilés devront le rester s’ils ne veulent pas être détenus et la situation politique n’aura rien de normal tant que l’épée de Damoclès de l’article 155 reste en vigueur, ou menace d’être utilisé, et que le gouvernement du PP et les juges voudront continuer de déterminer la politique en Catalogne. Maintenant que Carles Puigdemont [exilé en Belgique] a décidé ne pas être le candidat, le gouvernement et les juges étudient comment empêcher que puisse l’être Jordi Sánchez, emprisonné à Soto del Real. Le professeur Javier Pérez Royo a déjà dénoncé qu’on ne peut appeler cela que prévarication contre la démocratie.
Après tout ce qui s’est passé, plus rien ne peut surprendre. L’application de l’article 155 est antidémocratique et abusive et sa prolongation complètement arbitraire. Les prisonniers restent en prison avec des arguments juridiques qui ne satisfont aucune référence démocratique. Le juge Llarena dit que Joaquim Forn doit rester en prison parce que « comme cela s’est passé avec les autres qui font l’objet d’une enquête, le demandeur maintient ses idées souverainistes ». C’est clair, non ? C’est donc à cause de ce qu’il pense. Pour ce qui est de Jordi Sánchez, parce qu’« il maintient ses idées souverainistes, ce qui est constitutionnellement valide (sic !), mais cela empêche de se convaincre qu’une récidive du délit est impossible, conviction qu’on aurait de la part de quelqu’un qui professe l’idéologie contraire ». C’est-à-dire que ses idées sont jugées constitutionnelles, mais de par ses idées, il tend à la récidive du délit. Un truc de fous ! Si ce n’était pas un sujet si sérieux.
Le juge Pablo Llarena
Et, à propos de tous les prisonniers, Llarena souligne : « Le danger ne disparaît pas avec l’affirmation formelle qu’ils renoncent à leur stratégie d’action et avec la décision judiciaire de réévaluer leur situation personnelle si leurs déclarations sont jugées mensongères, mais cela exige de constater que la possibilité de nouvelles attaques a effectivement disparu, ou que petit à petit se confirme que le changement de volonté est véridique et réel. » Non seulement ils devront demander pardon, mais leur repentir doit être contrôlé et approuvé par le juge. C’est du plus pur style inquisitorial, non ? Il est impossible de prédire quand reviendra une situation de « normalité » en Catalogne et en Espagne, mais c’est évident que cela ne sera pas tant qu’il y aura des prisonniers politiques. Et comme nous avons pu le vérifier dans la foire [internationale d’art] Arco de Madrid quand a été retirée l’œuvre intitulée « prisonniers politiques », il y a encore d’autres prisonniers pour raisons d’opinion, le conseiller municipal de Jaén, Andrés Bódalo, les jeunes de Altsasu [huit jeunes, en Navarre, accusés d’avoir agressé, en 2016 deux membres de la Garde civile et qualifiés de « terroristes », et condamnés collectivement à 375 années de prison, le rappeur de Majorque Valtonyc (condamné à trois ans et demi de prison) ou les centaines de syndicalistes accusés d’exercer le droit de grève.
Devant les juges
Dans notre plus complète solidarité avec les prisonniers et exilés, il faut soumettre à discussion les déclarations successives qu’ils ont faites devant la justice. Avec l’unique exception de l’ex-députée de la CUP, Mireia Boya, les autres dirigeants politiques cités à comparaître ont eu tendance à remettre en question les décisions politiques, à minimiser le référendum du 1er octobre 2017, à présenter la proclamation de la république catalane comme un acte sans valeur juridique, à rejeter la voie unilatérale, et y compris de la part de certains à accepter le cadre constitutionnel ou d’autres à renoncer à l’activité politique, etc.
L’accusé a le droit de se défendre et de tromper l’accusateur et nous ne prétendons pas ici débattre de la ligne juridique de défense, ni polémiquer à propos de qui est plus ou moins courageux. Nous sommes indignés par ceux qui font les courageux à l’abri de la police ou de la Garde civile, protégés par les juges et qui se congratulent que les accusés soient en prison. Il ne s’agit pas de courage mais du problème politique comment continuer la lutte sur le terrain judiciaire, ou comment la défense dans le cadre juridique se convertit en un porte-parole des idées et propositions politiques, pour une contre-attaque et une dénonciation des politiques répressives et antidémocratiques de la monarchie.
Malgré les difficultés pour former le gouvernement catalan, la rébellion catalane reste bien vivante et tout indique qu’elle est en bonne santé. Mais il est évident qu’existe une désorientation politique à propos de comment continuer et quels devraient être les pas à faire. Les 1er et 3 octobre ont été démontrées la capacité de mobilisation et la possibilité d’une avancée de contenu républicain, mais quand le 27 octobre a été proclamée la république catalane, la direction politique de ce processus a disparu.
La répression par le gouvernement du PP (Parti populaire de Mariano Rajoy) et les attaques contre les institutions catalanes ont permis de maintenir la cohésion de la mobilisation sociale en faveur de la république catalane, mais on ne peut pas nier qu’il y a de réelles difficultés à définir le chemin à suivre. Et une de ces difficultés, c’est qu’une partie importante des directions du mouvement indépendantiste sont exilées, ou sont en prison, ou menacées de nombreuses années de prison. C’est pourquoi il est important de débattre de la politique face à la répression.
Quelques expériences historiques
Quand les processus politiques, rébellions ou révolutions souffrent un coup répressif, il y a toujours des moments de doute à propos de comment réagir, quel est le chemin à suivre. Dans la majorité des partis et organisations s’ouvre le débat : faut-il se laisser arrêter et répondre devant la justice de l’ennemi ; ou vaut-il mieux passer à la clandestinité ou s’exiler comme meilleur moyen de continuer à lutter ? Il ne peut pas y avoir une réponse définitive et fixe.
Par exemple, puisque c’est le centième anniversaire de la Révolution de 1917, et sans avoir l’intention de comparer avec la situation en Catalogne, on peut rappeler le débat parmi les révolutionnaires russes postérieur aux journées de juillet 1917. Il s’était produit un soulèvement semi-spontané des soldats et ouvriers de Petrograd (l’actuelle Saint-Pétersbourg). L’action fut étouffée par les troupes gouvernementales et commença une persécution des révolutionnaires, parmi eux Lénine et les autres dirigeants bolcheviques. La justice décréta un ordre de détention contre Lénine et on discuta s’il devait se présenter ou non devant les juges. Une partie des dirigeants était en faveur, mais pas Lénine lui-même qui argumenta : « Les tribunaux sont un organe de pouvoir. Les libéraux l’oublient parfois mais pour un marxiste, c’est un péché d’oublier cela (…). Ce que veulent les autorités ce n’est pas un procès mais une campagne de persécution contre les internationalistes. »
Se déchaîna contre Lénine une impressionnante campagne de calomnies, en l’accusant d’être un agent payé par l’Allemagne. Lénine se cacha et resta dans la clandestinité jusqu’au retour du moment de prendre le pouvoir au mois d’octobre. Par contre, Trotski, qui était alors un des dirigeants les plus reconnus par les masses réunies dans les soviets, accepta d’être arrêté et d’affronter le procès judiciaire. Le tourbillon révolutionnaire devait le libérer de la prison en septembre. Y compris parmi les révolutionnaires russes il y eut deux manières d’affronter le problème. Dans ce débat, la question importante, c’est quelle décision peut aider au développement du mouvement.
Dans l’actuel moment politique, il y a un élément difficilement compréhensible : Le fait que la majorité des dirigeants politiques du PDCat [Part démocrate] et de ERC [Gauche républicaine] aient évité de se déclarer responsables de la rébellion catalane. Se déclarer responsables ne veut pas dire accepter l’accusation ni reconnaître la justice de la monarchie. Cela veut dire se considérer et se présenter comme responsables politiques de l’action qui a mobilisé des millions de personnes en Catalogne. Comme nous le remarquions plus haut, utiliser la défense comme un moyen de continuer à dénoncer la politique répressive de la monarchie et comme un haut-parleur pour dire à ces millions de personnes que la lutte continue et qu’on est prêt, par des moyens pacifiques et démocratiques, à répondre aux exigences républicaines exprimées par une majorité de la population catalane, lors du référendum du 1er octobre, dans les grèves et les manifestations du 3 octobre, et lors des élections du 21 décembre.
Eviter cette responsabilité semble indiquer un manque de conviction dans le futur, mais cela n’a pas attendri les juges et les procureurs. C’est un élément de confusion et cela affaiblit le mouvement républicain et, qui sait, rend plus difficile la recherche d’appuis et complicités dans l’ensemble de l’Etat espagnol. L’histoire nous a fourni des exemples instructifs de l’attitude prise par les dirigeants politiques dans des situations comparables. Par exemple, quand en octobre 1934, le président Lluis Companys proclama la « République catalane au sein de la République fédérale espagnole ». Quand il fut ensuite arrêté avec tout son gouvernement, il s’est déclaré responsable politique de ce qui s’était passé. Le « conseiller » à l’économie, Joan Comorera, qui ensuite va fonder le Parti socialiste unifié de Catalogne (le Parti communiste catalan) déclara : « Comme membres du gouvernement, nous avons insisté pour que le président abandonne la Généralité et que les autres nous restions pour assumer, mais Lluis Companys refusa catégoriquement. » Ils furent condamnés à 30 ans de prison et amnistiés après la victoire du Front populaire en 1936.
Le procès de Burgos, en décembre 1970, pourrait être un autre exemple. En pleine barbarie répressive franquiste, des militants de ETA étaient jugés et le procureur réclamait la peine de mort. Ils utilisèrent le procès pour faire le procès de la dictature. Cette attitude courageuse, avec les manifestations dans la rue, en Espagne et ailleurs dans le monde [entre autres en Suisse, avec une manifestation très large et unitaire à Lausanne], leur sauva la vie et représenta un stimulant important pour les mobilisations ouvrières et démocratiques.
« Le pouvoir historique au nom duquel parle ici le procureur n’est rien d’autre que la violence organisée d’une minorité contre la majorité », déclarait Trotski devant le tribunal qui le jugea le 4 octobre 1906, après l’échec de la Révolution russe de 1905.
Durant tout le procès, l’accusé se fit le défenseur de la révolution et l’accusateur du tsarisme. « Oui, messieurs les juges, nous avons mis en pratique la liberté de parole, de réunion, l’inviolabilité de la personne, tout ce qui avait été promis au peuple… ». Il défendit y compris le droit démocratique à se soulever contre un régime illégitime, « nous n’avons jamais préparé l’insurrection, comme dit le procureur, nous nous sommes préparés pour l’insurrection. Nous préparer signifie éclairer la conscience populaire, expliquer au peuple que le conflit était inévitable, que tout ce qui nous était concédé nous serait repris ensuite, que nous avions la nécessité d’une puissante organisation des forces révolutionnaires (…) qu’il n’y avait pas d’autre chemin. Voilà ce que nous considérons, essentiellement, comme une préparation pour le soulèvement. » Certaines de ces idées sont toujours encore actuelles.
Terminons en citant un autre exemple historique bien connu. En octobre 1953, se concluait le procès contre Fidel Castro et les révolutionnaires cubains qui avaient commencé une guerre de guérilla contre le dictateur Batista. La plaidoirie finale de sa défense, il en fit une dénonciation de la dictature et une explication du changement révolutionnaire, expliquant, y compris, les cinq lois qu’il promulguerait : le rétablissement de la constitution cubaine de 1940 ; la réforme agraire ; le droit des travailleurs de l’industrie à recevoir 30% des bénéfices de leurs entreprises ; le droit des travailleurs de l’industrie sucrière à recevoir 55% des bénéfices de leur entreprise ; la confiscation des biens des personnes coupables de fraude aux pouvoirs publics antérieurs. Il termina par une phrase qui deviendrait célèbre : « Pour ce qui est de moi, je sais que la prison sera dure comme elle ne l’a jamais été pour personne (…) Condamnez-moi, qu’importe. L’histoire me donnera raison. » Il fut condamné à 15 ans de prison mais fut amnistié après un peu plus d’une année.
Il ne s’agit pas de faire des comparaisons simplistes. Ni de prétendre qu’en toutes les époques historiques ou toutes les situations politiques, il faut faire la même chose ou quelque chose de semblable. Il s’agit d’être conscients que la lutte devant le tribunal est une partie de la lutte générale, qu’il est possible de le faire de manière offensive, en défendant le processus de mobilisation pour l’autodétermination et l’indépendance, en dénonçant que l’Etat espagnol est incapable d’accepter un référendum et toute décision démocratique qui permette au peuple catalan de décider de son futur et de sa relation avec les autres peuples et que les prisonniers politiques ne sont rien d’autre que des otages d’un régime en crise. Il est encore temps de rectifier. Tant que continue la mobilisation pour libérer les prisonniers politiques, le procès pourra être l’occasion de le convertir en un haut-parleur républicain contre la dérive autoritaire de la monarchie.
Certes, dans les exemples que nous avons mentionnés, il s’agissait de révolutionnaires alors que parmi les secteurs dirigeants de la rébellion catalane, les révolutionnaires n’abondent vraiment pas. C’est peut-être une des faiblesses du mouvement républicain catalan. Mais ce sont les dirigeants qu’il y a et que le peuple a élus à sa tête. D’autres, qui, y compris, se nomment de gauche, restent à l’arrière-garde, quand ils devraient pour le moins être des démocrates conséquents et des défenseurs des libertés, de la liberté des prisonniers et du droit démocratique à l’autodétermination.
Miguel Salas