Tariq Ramadan a quitté, jeudi 8 mars, la prison de Fleury-Mérogis (Essonne) où il était incarcéré depuis un mois, pour être admis à La Pitié-Salpêtrière au sein de l’unité surveillée de l’établissement hospitalier parisien. Le prédicateur musulman, mis en examen depuis le 2 février pour « viol », et détenu jusqu’ici à l’isolement sans pouvoir communiquer avec sa famille, souffre selon ses défenseurs de « douleurs dans les membres inférieurs liés à une affection neurologique » et « d’une profonde dépression ».
Vendredi, il a pu rencontrer dans sa chambre d’hôpital Me Yassine Bouzrou, qui assure sa défense depuis octobre 2017. Ce dernier était accompagné de son confrère Emmanuel Marsigny, venu rejoindre le pôle d’avocats de M. Ramadan. Avec Me Julie Granier, l’associée de Me Bouzrou, et les deux avocats suisses Marc Bonnant et Yaël Hayat, ils sont désormais cinq à tenter d’ajuster une stratégie de défense dans un dossier de plus en plus délicat.
Jusqu’ici, le petit-fils du fondateur des Frères musulmans nie farouchement les accusations de viol portées contre lui les 20 et 27 octobre 2017 par Henda Ayari et « Christelle » (un prénom d’emprunt destiné à préserver son anonymat). « Les faits dont vous me parlez ne m’évoquent rien », avait-il déclaré lors de sa confrontation avec cette dernière.
Un possible alibi fait long feu
Tariq Ramadan avait alors réfuté en bloc non seulement le viol mais aussi toute relation sexuelle et même être monté avec la jeune femme dans sa chambre d’hôtel avant sa conférence à Lyon, le 9 octobre 2009, comme elle le soutient. Le 6 février, le juge des libertés et de la détention avait cependant refusé de libérer le théologien suisse, comme le demandaient ses avocats. Une décision confirmée par la cour d’appel le 22 février.
Entre-temps, une réservation d’avion, présentée par M. Ramadan comme un possible alibi, avait fait long feu : les enquêteurs ont recueilli des témoignages des organisateurs de la conférence lyonnaise prouvant que le théologien était bien arrivé en début d’après-midi, comme l’assurait Christelle.
Mercredi, la situation judiciaire de Tariq Ramadan s’est encore compliquée. La veille de son hospitalisation, une troisième femme témoignant dans les médias sous le pseudonyme de « Marie » a déposé une plainte pour « viol » auprès du parquet de Paris. Cette Française musulmane d’une quarantaine d’années affirme avoir été « sous l’emprise » du prédicateur et avoir subi de multiples viols entre 2013 et 2014 en France, à Bruxelles et à Londres, en marge de conférences données par M. Ramadan.
Marie n’a pas caché être une ancienne prostituée. Les journalistes ayant suivi les scandales sexuels qui ont brisé la carrière politique de Dominique Strauss-Kahn (DSK) n’ont pas eu de difficulté à se souvenir de cette femme qui portait alors le voile : elle avait fait partie des quatre femmes s’étant constituées partie civile dans l’affaire du Carlton de Lille où avait été impliqué, dès 2011, l’ancien directeur général du Fonds monétaire international. Le procès en correctionnelle, en 2015, s’était achevé par la condamnation de trois des quatorze prévenus, les neuf autres, dont DSK, étant relaxés.
Retentissement international
C’est parce que Marie avait confié à Tariq Ramadan son passé d’escort girl que cette dernière s’est sentie contrainte de le revoir à plusieurs reprises, malgré les viols dont elle l’accuse, a-t-elle expliqué dans sa plainte. « Il s’en est servi pour dire qu’il sortirait tout ça et qu’il m’anéantirait, a-t-elle confié jeudi sur Europe 1. Il menaçait de dévoiler nos échanges, de me mettre à nu. Il fallait que je lui obéisse. »
Décrivant plusieurs agressions violentes et humiliantes qui ressemblent au témoignage de Christelle, dont Le Monde avait publié des extraits le 27 octobre 2017, la jeune femme a fourni à l’appui de sa plainte de nombreux mails, textos et des éléments qui, selon son avocat Me Francis Szpiner, également défenseur de Henda Ayari, « empêcheront Tariq Ramadan de nier avoir eu des rapports sexuels avec elle », comme il l’a fait avec les deux premières plaignantes françaises. Marie, hospitalisée depuis, devrait être entendue par la police dans une dizaine de jours.
Me Eric Morain, l’avocat de Christelle, espère convaincre au moins deux femmes supplémentaires, jusqu’ici simples témoins sous X, de porter plainte à leur tour.
Dans ce dossier dont le retentissement est international tant cette figure centrale de l’islam disposait jusqu’ici d’une audience importante en Europe, aux Etats-Unis et surtout au Qatar, où il a longtemps été le protégé de la cheikha Moza – la mère de l’émir actuel du petit Etat de la péninsule arabique –, les accusations ne viennent plus seulement de la France.
Théorie du complot
Le 19 février, une autre plainte a été déposée, cette fois auprès de la police de Washington, aux Etats-Unis, révélée vendredi par Libération. Une quatrième femme y accuse M. Ramadan d’agression sexuelle, venant confirmer les quelques mots publiés le 16 février sur son compte Facebook par l’avocate américaine Rabia Chaudry. « Aujourd’hui, j’ai signalé une victime musulmane de Tariq Ramadan à un procureur fédéral aux Etats-Unis », écrivait-elle alors.
Cette musulmane qui milite contre l’extrémisme religieux ajoutait, à destination des soutiens de Tariq Ramadan convaincus d’un « complot sioniste » : « Ce n’est pas un complot international. (…) Les personnes mises en cause à tort ne sont pas accusées de crimes similaires dans des pays différents. (…) Je sais que c’est dur pour notre communauté, mais cela ne nous sert pas de nous cacher la tête dans le sable. »
Les avocats de Tariq Ramadan n’ignorent pas cette théorie du complot dont se prévalent une partie des soutiens de leur client. Depuis des semaines, Me Yassine Bouzrou doit faire face à la contestation de plus en plus ouverte des fidèles du prédicateur et même de sa famille. Jusqu’ici, l’avocat de 38 ans s’est prudemment tenu à distance des animateurs de la campagne Free Tariq Ramadan.
Ce sont ces derniers qui ont tourné, le 14 février, la vidéo de l’épouse franco-suisse de M. Ramadan, Iman, rentrée du Qatar pour mieux soutenir son mari en France. « Je crois que Tariq a été désigné comme coupable depuis le début », y expliquait-elle, le visage accablé encadré par un voile, dans ce message relayé notamment par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), très influent dans certains milieux musulmans français.
Expertise médicale
Ce sont aussi ces soutiens qui ont organisé une vaste collecte de fonds auprès de la plate-forme de financement participatif Cotizup, qui annonce avoir récolté plus de 100 000 euros destinés à payer sa défense, lancé une pétition signée d’une soixantaine d’intellectuels publiée sur Mediapart, et organisé une manifestation au Trocadéro, le 3 mars, qui a rassemblé quelques dizaines de personnes brandissant des pancartes « Stop aux deux poids deux mesures ».
Dénigrant ses accusatrices, on trouve sur le compte Facebook Free Tariq Ramadan Campaign des vidéos de soutien d’imams souvent proches des Frères musulmans, des montages mettant en cause l’impartialité des juges, ou affirmant une collusion supposée des plaignantes avec l’essayiste Caroline Fourest et le politologue spécialiste du monde musulman Antoine Sfeir qualifiés « d’islamophobes ».
A force de dénoncer une « manipulation politique » contre « l’intellectuel musulman », ces proches de M. Ramadan ont fini par dessiner une défense bien plus politique au détriment du judiciaire. Mais, si elle installe le doute parmi certains musulmans – « présomption d’innocence n’existe pas si tu t’appelles Ramadan », chante le rappeur La Fouine dans un morceau posté le 4 mars sur son compte Twitter –, les avocats de M. Ramadan craignent que ces initiatives ne nuisent à leur client. Car c’est aussi pour protéger les plaignantes des multiples menaces circulant sur les réseaux sociaux que la justice a maintenu jusqu’ici M. Ramadan en détention.
Malgré les rumeurs le disant évincé, Me Bouzrou continue à coordonner la défense de son client. Me Emmanuel Marsigny, nouvellement arrivé dans le dossier, devrait cependant assumer notamment le contact avec les soutiens et la famille de M. Ramadan.
En attendant, une expertise médicale doit avoir lieu avant le 30 mars afin de déterminer la réalité de l’état de santé du prédicateur dont les proches assurent qu’il souffre d’une forme de sclérose en plaques. Jusque-là, le dossier médical fourni par la défense provenait de la clinique genevoise où exerce le neurochirurgien Ayman Ramadan. L’un des frères du mis en cause
Raphaëlle Bacqué