Le Japon craint l’isolement après l’annonce du sommet Trump-Kim
Tokyo exigeait que toute négociation soit précédée de gestes concrets de Pyongyang vers la dénucléarisation mais n’a pas été entendu.
La soudaine décision du président américain, Donald Trump, d’accepter une rencontre avec le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un pour discuter de la dénucléarisation, a pris de court le Japon, qui redoute désormais de se retrouver isolé dans le jeu diplomatique autour de la péninsule coréenne.
« Jamais nous n’avions imaginé qu’une telle décision pouvait être prise maintenant », a ainsi déclaré au quotidien Asahi un cadre du ministère nippon des affaires étrangères au sujet de la « bonne nouvelle », ainsi que l’a présenté le 9 mars M. Trump au premier ministre Shinzo Abe lors d’un entretien téléphonique après l’annonce du possible sommet.
C’est peu dire que le Japon a été pris au dépourvu. M. Abe, qui doit rencontrer Donald Trump début avril, a dit « apprécier le changement d’attitude de Pyongyang », qu’il attribue, comme le président américain, aux sévères sanctions imposées par la communauté internationale et à la coopération entre Washington, Tokyo et Séoul.
Or, le chef du gouvernement nippon, qui a tout fait pour s’attirer les bonnes grâces de M. Trump depuis l’élection de ce dernier en novembre 2016, notamment pour renforcer l’alliance bilatérale de défense, n’a pas été consulté sur la question de discussions directes américano-nord-coréennes. « La décision a été prise totalement dans le dos du Japon, regrette-t-on au ministère de la défense. L’Archipel a été laissé de côté. »
« Menace nationale »
Le Japon s’est posé comme l’un des plus ardents défenseurs de la stratégie dite de « pression maximale » marquée par l’adoption des sanctions les plus fermes contre Pyongyang qui en 2017 a réalisé un essai nucléaire et multiplié les tirs de missiles, dont deux ont survolé l’Archipel.
Tokyo n’a cessé de marteler que « le dialogue pour le dialogue ne sert à rien » et voulait que toute négociation soit précédée de mesures concrètes de Pyongyang vers la dénucléarisation. Shinzo Abe avait même utilisé les programmes nucléaire et balistique de la Corée du Nord, qualifiés de « menace nationale », pour justifier des élections législatives anticipées en octobre 2017.
Cette posture n’a pas varié depuis le début de l’année même si M. Abe a échangé quelques mots, le 9 février, avec Kim Yong-nam, président de l’Assemblée populaire suprême envoyé par Pyongyang à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Pyeongchang, en Corée du Sud.
Pendant que le président sud-coréen, Moon Jae-in, répondait à la volonté d’ouverture exprimée dans son discours du Nouvel An par Kim Jong-un et multipliait les initiatives pour faire baisser la tension, Tokyo envoyait son chef de la diplomatie Taro Kono à Singapour à la mi-février exhorter les pays d’Asie du Sud-Est à ne pas devenir le maillon faible de l’application des sanctions.
Quelques heures avant l’annonce, le 6 mars, d’une rencontre entre Kim Jong-un et Moon Jae-in à la fin du mois d’avril, le porte-parole du gouvernement nippon, Yoshihide Suga, prévenait : « Quand on traite avec la Corée du Nord, il faut garder à l’esprit les leçons des négociations passées, qui n’ont pas mené à la dénucléarisation. »
Enjeux intérieurs
La diplomatie nippone est contrainte à s’adapter. M. Kono devait rencontrer, lundi 12 mars, Suh Hoon, le directeur des services sud-coréens de renseignement qui faisait partie de la délégation envoyée les 5 et 6 mars par Moon Jae-in à Pyongyang et qui a transmis à Washington la proposition de Kim Jong-un de rencontrer Donald Trump. Il veut croire que l’éventuel sommet Etats-Unis-Corée du Nord ne « sera pas une simple discussion bilatérale », mais que « les Etats-Unis discuteront en tant que représentants de la communauté internationale ».
Lors de son entretien d’avril avec Donald Trump, Shinzo Abe devrait, estime Ryo Sahashi, spécialiste de politique internationale à l’université de Kanagawa, privilégier le maintien de l’alliance bilatérale et de sa bonne relation avec le dirigeant américain, quitte à évoluer sur la Corée du Nord.
Déjà, le Japon envisagerait de travailler avec Séoul et Washington sur une feuille de route vers la dénucléarisation de la Corée du Nord, inspirée du communiqué commun émis en 2005 dans le cadre des discussions à six (Chine, deux Corées, Etats-Unis, Russie, Japon) sur le programme nucléaire de Pyongyang.
Une première étape serait la reprise des inspections des sites nucléaires nord-coréens par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Tokyo a proposé 300 millions de dollars (240 millions d’euros) pour financer de telles inspections, a fait savoir le gouvernement le 11 mars.
Outre l’enjeu international, l’évolution de la situation est déterminante pour M. Abe sur le plan intérieur. Il a fait du dossier des Japonais enlevés dans les années 1970-1980 par des agents de Pyongyang une priorité de son action. Les initiatives bilatérales, notamment un accord passé en 2014 pour une enquête sur les Japonais en Corée du Nord, n’ont rien donné. M. Abe devrait profiter de sa rencontre avec M. Trump pour de nouveau solliciter sa coopération sur ce dossier.
Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)
* LE MONDE | 12.03.2018 à 11h57 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/03/12/le-japon-craint-l-isolement-apres-l-annonce-du-sommet-trump-kim_5269566_3216.html#GSbxvZAqp3TCoDxJ.99
Scandale Moritomo : le premier ministre fragilisé
Shinzo Abe se retrouve dans la tourmente du scandale Moritomo, une affaire de trafic d’influence.
Depuis que le ministère des finances japonais a reconnu, le 12 mars, avoir modifié le contenu de quatorze documents dans une affaire de trafic d’influence, le scandale Moritomo, au profit d’un opérateur d’écoles privées nationalistes, des centaines de Japonais se réunissent devant le Parlement pour demander la démission du premier ministre, Shinzo Abe, et de son vice-premier ministre et ministre des finances, Taro Aso.
Cet allié du chef de gouvernement semble particulièrement menacé mais a jusqu’à présent exclu de quitter son poste. « Mon travail est d’identifier pourquoi c’est arrivé et d’empêcher que cela ne se reproduise », s’est défendu M. Aso mardi 13 mars. La situation est particulièrement délicate et il pourrait ne pas participer à la réunion des responsables des finances du G20 des 19 et 20 mars à Buenos Aires (Argentine).
L’affaire Moritomo a éclaté en février 2017 quand il est apparu que le groupe, qui s’est donné pour mission de promouvoir un enseignement « réaffirmant le caractère impérial du Japon », avait bénéficié d’un rabais de près de 85 % pour l’acquisition d’un terrain du ministère du territoire, afin d’y construire une nouvelle école. Les dirigeants de Moritomo, Yasunori Kagoike, et son épouse, Junko, sont proches d’Akie Abe, l’épouse du premier ministre. Une citation de Mme Abe appuyant la transaction et encourageant la construction de l’école apparaît dans les versions non modifiées des documents du ministère des finances.
Les aveux de l’administration ont confirmé l’information donnée le 2 mars par le quotidien de centre gauche Asahi, qui révélait que des documents avaient été modifiés pour effacer toute référence à Mme Abe, mais également au premier ministre et à l’organisation ultraconservatrice Nippon Kaigi (« conférence du Japon »), à laquelle appartiennent M. Abe et M. Kagoike.
Arguments peu convaincants
Depuis, l’affaire s’envenime. Un fonctionnaire du ministère des finances s’est suicidé – selon la police – et le directeur de l’agence des impôts, Nobuhisa Sagawa, qui avait témoigné en février 2017 au Parlement sur ce dossier, a démissionné le 9 mars. M. Aso attribue les changements à M. Sagawa, qui les aurait faits pour que le contenu des écrits ne contredise pas ses affirmations face au Parlement. D’autres parlent de « sontoku », un terme japonais désignant une manière d’agir pour prévenir les attentes d’un supérieur. Le nom de Mme Abe aurait été effacé pour complaire au premier ministre.
Mais ces arguments ne convainquent guère. Ancien du ministère des finances, Kazumasa Oguro estime dans le Japan Times que la modification des documents ne peut avoir eu lieu sans pression venue de très haut. Cette altération est un délit grave et « une attaque directe contre les fondements de la démocratie », dénonce le quotidien Asahi.
M. Sagawa a été nommé à l’été 2017 à la tête de l’agence des impôts par le gouvernement, semble-t-il comme récompense pour avoir « menti » au Parlement. Et le couple Kagoike reste en garde à vue sans contact avec l’extérieur depuis juillet 2017, victime d’une pratique dite de « l’otage de la justice », souvent utilisée dans des affaires politiques.
Pour l’heure, M. Abe veut garder M. Aso au gouvernement car son départ le placerait en première ligne face aux attaques. Et M. Aso, qui fut premier ministre en 2008-2009, dirige une importante faction du Parti libéral démocrate (PLD), la formation au pouvoir. Or M. Abe ambitionne d’être réélu à la présidence du PLD en septembre, et ce pour rester premier ministre trois années de plus. Certains au sein du parti s’interrogent désormais sur cette perspective. En février 2017, Shinzo Abe avait affirmé qu’il quitterait son poste s’il était prouvé que sa femme ou lui étaient impliqués dans l’affaire Moritomo.
Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)
* LE MONDE | 14.03.2018 à 11h08 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/03/14/au-japon-le-premier-ministre-fragilise_5270674_3216.html