Ce mercredi soir, Marielle Franco, conseillère municipale de Rio de Janeiro (Psol), revient d’une réunion dans le centre-ville. Une de plus pour cette femme noire et lesbienne, entrée en politique 13 ans plus tôt, à la suite de la mort d’une de ses amies, victime d’une balle perdue. Contrairement à ses habitudes, elle monte à l’arrière de sa Chevrolet blanche. Lorsque son chauffeur démarre, un homme passe un coup de téléphone puis entre dans une voiture, qui la prend en filature. Quatre kilomètres plus loin, le véhicule se positionne à sa hauteur et un tireur fait feu à 13 reprises sur la vitre arrière teintée. Il touche quatre fois Marielle à la tête, et trois fois Anderson Gomes, son chauffeur occasionnel, qui se trouvait dans l’axe du tir. Tous deux succombent mais l’attachée de presse présente à leurs côtés s’en sort indemne.
Deux jours plus tard, dans le complexe Da Maré, un ensemble de 16 favelas comprenant 130 000 habitants, où Marielle a grandi, la tristesse est toujours immense. Une jeune fille de 12 ans montre sa rédaction écrite la veille : « Elle est morte pour nous défendre, nous les favelados. On n’est pas tous des bandits, comme ils disent dans la zone sud. Elle voulait juste qu’on arrête de mourir. » Mais la résignation prend souvent le pas sur la tristesse : avec l’air fatigué et stoïque de ceux qui ont vu trop de personnes mourir, une femme d’une soixantaine d’années soupire : « Elle a été tuée parce qu’elle a donné des noms de miliciens issus des rangs de la police. À Rio, tu ne dois jamais nommer spécifiquement des gens puissants. »
Les milices, formées par des policiers, des pompiers ou des vigiles, sont devenues toutes-puissantes à Rio. Elles contrôlent aujourd’hui la moitié des favelas de la ville, les autres sont occupées par des trafiquants. L’État, lui, est absent, ne se manifestant qu’au travers d’opérations policières souvent meurtrières que dénonçait Marielle Franco avec force. Deux jours avant sa mort, elle avait publiquement mis en cause l’action du 41e bataillon de la ville, le plus meurtrier de Rio de Janeiro. Une fois de plus, des policiers avaient tué deux jeunes, avant de jeter leurs corps dans un égout à ciel ouvert. Ils auraient ensuite menacé des témoins pour s’assurer de leur silence.
Pour le procureur du ministère public fédéral (MPF), interrogé par la BBC, « tout indique l’implication de policiers ou de miliciens ». L’expertise des tueurs, l’organisation de l’opération, la possible présence d’un deuxième véhicule d’assaillants et l’absence de vol ont rapidement écarté la théorie du braquage : Marielle Franco a été exécutée. Les tueurs n’ont d’ailleurs fait aucun effort de mise en scène pour tromper les enquêteurs. Au contraire, « ils ont même voulu envoyer un message ». « Sa voix était fondamentale : peu de gens disposaient de son réseau à la fois dans les favelas et dans le monde politique, assure César Muñoz, de Human Rights Watch (HRW). Cet assassinat démontre le climat d’impunité qui règne dans cette ville. Malgré l’importance de leur cible, les responsables étaient sûrs de ne pas être arrêtés. Et le pire, c’est qu’ils ont probablement raison ! » Selon HRW, seul 12 % des homicides sont résolus à Rio.
Le soir de son exécution, les messages de stupeur et de tristesse ont inondé les réseaux sociaux. Même dans une ville résignée face à la violence, cette mort a profondément choqué. « Tuer une politicienne, surtout une jeune féministe, noire, lesbienne, issue de la favela et qui militait en faveur des droits de l’homme, c’est attaquer notre démocratie déjà mal en point », lâche une manifestante venue rendre hommage à Marielle Franco jeudi soir, avec des milliers d’autres personnes réunies à Rio de Janeiro et dans plusieurs villes du pays.
Pour mener à bien l’enquête, la procureure générale de la République souhaite « fédéraliser » l’affaire. Une procédure rare mise en place lorsque les autorités locales échouent dans leur travail d’investigation ou quand des policiers locaux sont impliqués dans le crime. « Si le gouvernement fédéral peut mettre à disposition plus de moyens, c’est une bonne chose », déclare César Muñoz. Mais ce dernier souhaite surtout que le général Braga Netto, responsable de la sécurité publique depuis l’intervention militaire décrétée à Rio le 21 février dernier par le président Michel Temer, laisse le champ libre à la police civile pour enquêter en toute indépendance. Le nouveau chef de la police civile était chargé de l’enquête sur la disparition d’Amarildo, torturé et tué par des policiers en 2013. « Il a su résister à d’immenses pressions, donc nous avons confiance en son expertise », poursuit Muñoz.
Certains manifestants affirment que Marielle Franco a été tuée pour avoir été nommée à la tête d’une commission d’enquête sur les agissements des militaires pendant l’intervention. À l’inverse, une partie de la presse brésilienne pense que le crime organisé a souhaité tester la réactivité du général Braga Netto, qui, lors de sa prise de poste, a notamment déclaré vouloir éradiquer la corruption dans la police. Reste que, pour le moment, les militaires n’ont opéré que dans les zones contrôlées par les trafiquants de drogues, jamais dans celles des milices composées de policiers corrompus.
En attendant, ce meurtre met en difficulté le gouvernement, qui, pour des raisons électorales, a tout misé sur cette intervention mal préparée. Censée ramener la paix, elle n’a pas su empêcher le meurtre d’une femme politique en ascension. « Si l’enquête n’aboutit à rien, la crédibilité de l’intervention sera sévèrement mise à mal », assure Maurício Santoro, chercheur à l’UERJ (université d’État de Rio). Au-delà des larmes, cet assassinat inévitablement politique s’est imposé dans la pré-campagne présidentielle.
Pour le chercheur, ce meurtre représente un point de non-retour pour le pays. « Suivant l’attitude adoptée par nos hommes politiques, le Brésil peut sombrer encore plus dans la violence ou s’efforcer de trouver une solution. » Une condamnation ferme et unanime de tous les partis politiques est une des premières obligations pour aller dans la bonne direction, affirme-t-il. Et d’assurer : « Pour pousser les autorités à agir, ce crime politique ne doit pas être perçu comme une attaque contre un parti spécifique mais comme un attentat contre la démocratie. Cette union nécessaire est un vrai défi dans un pays politiquement déchiré. » Or, sur les 13 pré-candidats à la présidence, seul le député d’extrême droite Jair Bolsonaro, en seconde place dans les sondages, ne s’est pas prononcé sur le sujet, jugeant « [s]on opinion trop polémique » et laissant ainsi ses partisans déverser leur commentaires haineux sur les réseaux sociaux.
« Ce meurtre va encore accentuer l’importance de la sécurité publique dans les prochaines élections. Les énormes mobilisations à travers le pays ont déjà surpris tous le monde », analyse Maurício Santoro. Et, selon lui, ces mobilisations représentent une faible lueur d’espoir. Durant la manifestation de jeudi soir à Rio, de nombreuses pancartes arboraient le slogan « transformar o luto em luta » (« transformer le deuil en lutte »). « Cet assassinat a sorti de l’apathie une population qui avait accepté, malgré elle, de banaliser une violence extrême », dit-il.
Sous la pression populaire et médiatique, les enquêtes ont souvent plus de chances d’aboutir, comme lors de l’assassinat d’Amarildo ou celui de la juge Acioly en 2011. César Muñoz salue également la forte mobilisation nationale et internationale, indispensable pour mettre la pression sur les pouvoirs publics. Mais, assure-t-il, si ces derniers n’agissent pas pour réformer la police, la violence continuera. « Les meurtriers de la juge ont tous été arrêtés, mais rien n’a changé à São Gonçalo. Quand la juge enquêtait sur ces policiers mafieux, le nombre de personnes tuées par la police a baissé drastiquement. Depuis sa mort, la police tue encore plus qu’avant dans cette banlieue de Rio. » Or, qu’ils soient condamnés ou non, le message des assassins a déjà fait mouche. Durant la manifestation, beaucoup d’activistes confiaient leur craintes : « S’ils s’en sont pris à une femme politique en vue, qu’est-ce qui les empêche de s’attaquer à nous ? »
Jean-Mathieu Albertini