Le 10 janvier dernier, l’Avocat Général de la CJUE publiait un avis [1] particulièrement bien accueilli par les associations de défense des droits de l’Homme. Cet avis porte sur un accord commercial relatif au secteur de la pêche entre l’Union Européenne d’une part et le Royaume du Maroc, d’autre part [2] . En substance, l’Avocat Général de la CJUE estime que l’accord de pêche en question est invalide du fait qu’il s’applique au Sahara Occidental et aux eaux y adjacentes. Et pour cause, occupé par le Maroc depuis 1975, le Sahara Occidental fait toujours l’objet d’un processus de décolonisation mené sous l’égide de l’ONU.
L’avis de l’Avocat Général du 10 janvier dernier s’inscrit dans la ligne d’un précédent arrêt de la CJUE datant de 2016 et précisant qu’un accord de commerce entre le Royaume du Maroc et l’Union européenne ne pouvait pas s’appliquer au Sahara Occidental sans que le peuple sahraoui y ait explicitement consenti [3] . Or, l’avis de l’Avocat Général ne pouvait pas tomber à un pire moment pour la Commission européenne. En effet, la Commission négocie actuellement avec le Maroc pour contourner l’arrêt de 2016 et continuer à importer illégalement des produits issus du Sahara Occidental sans entreprendre les démarches nécessaires visant à obtenir le consentement du peuple du Sahara Occidental.
L’Avis de l’Avocat Général apporte, cependant, une nouvelle considération capitale. Il estime que « l’Union a violé son obligation de respecter le droit du peuple du Sahara Occidental à l’autodétermination ainsi que de ne pas reconnaître une situation illicite découlant de sa violation et n’a pas mis en place les garanties nécessaires pour assurer que l’exploitation des ressources naturelles du Sahara occidental se fasse au bénéfice du peuple de ce territoire » [4] .
En ce sens, jusqu’à aujourd’hui, la position de l’Union Européenne consistait à considérer le fait que les accords commerciaux UE-Maroc s’appliquent au Sahara Occidental comme une conséquence imprévue, un dommage collatéral non-anticipé. Cette position offrait de nombreux avantages à l’Union Européenne. Tout d’abord, elle lui permettait de continuer à importer sans entrave des biens issus du Sahara Occidental.
Ensuite, elle avait pour avantage de ne pas froisser le Maroc. Et enfin, cela offrait la possibilité à l’Union Européenne de se poser en tant qu’instance « neutre » supportant le « processus de négociation » mené par l’ONU [5] .
En estimant que l’Union Européenne a « violé » ses obligations internationales, l’Avocat Général, place l’Union Européenne devant ses responsabilités et brise la stature d’ « acteur passif » qu’elle s’était efforcée de maintenir jusqu’ici.
L’avis de l’Avocat Général semble, à ce titre, beaucoup mieux coller aux faits. En effet, l’accord de pêche dont il est question prévoit un financement annuel de la part de l’Union européenne. Dans ce financement, 14 millions d’euros par an sont destinés à soutenir le développement du secteur de la pêche marocain.
Supposé prendre fin en 2018, l’accord aura permis un financement total de 56 millions d’euros. D’après l’ONG Western Sahara Resource Watch, 66,5% de ces financements (37,27 millions d’euros) ont été investis par le Maroc dans les territoires occupés du Sahara Occidental [6] . Avec la bénédiction de la Commission Européenne, puisque les projets financés avec des fonds européens doivent expressément être présentés aux autorités européennes. Parmi les projets financés par le contribuable européen : des investissements dans le port de Dakhla, dans le développement de l’aquaculture ou encore dans la création de cabines de pêcheurs au port de Boujdour. Autant de projets d’infrastructures qui ont permis à la puissance occupante, le Royaume du Maroc, d’assoir son emprise économique sur le territoire du Sahara Occidental. Et, comme souligné, par l’Avocat Général sans contrepartie demandée par l’Union européenne afin de s’assurer que ceux-ci « profitent au bénéfice du peuple de ce territoire ».
En d’autres termes, l’Union européenne finançait indirectement la colonisation du Sahara Occidental en sous-traitant ce travail au Royaume du Maroc : la division internationale du travail, appliquée à la colonisation. Par ailleurs, cette volonté de « laissez-faire » jusqu’à ce que la situation soit devenue assez confortable pour ne plus opposer d’obstacles aux échanges commerciaux ne se limite pas au Sahara Occidental.
UN COMBAT POUR TOUS LES PEUPLES : LE CAS COLOMBIEN
De l’autre côté de l’Océan Atlantique, la Colombie traverse aujourd’hui une époque historique marquée par le processus de paix entre, d’une part, la guérilla des FARC et de l’autre, le gouvernement colombien.
Or, dix ans plus tôt, au début du millénaire, les Etats-Unis lançaient le « Plan Colombie », un plan d’action qui se traduit principalement par de l’aide financière, matérielle et logistique aux forces armées colombiennes. Initialement, l’Union Européenne voulait s’y associer, le Parlement européen a ensuite décidé d’y renoncer, réprouvant l’approche trop « militarisée » des USA. Et pour cause, le bilan du Plan Colombie est particulièrement glaçant. Si la guerre civile colombienne a fait plus de 7 millions de victimes (assassinées, déplacées ou disparues) depuis 1956, la majorité d’entre elles l’ont été après l’an 2000 et le lancement du Plan Colombie [7] . Parmi les victimes, les associations de défense des droits de l’Homme font état d’un grand nombre de leaders sociaux, syndicalistes et paysans déplacés.
En parallèle, alors que les FARC ont déposé les armes en juin 2017, les zones qu’ils contrôlaient jusqu’ici font désormais l’objet d’une « ruée vers l’or » pour les investisseurs étrangers [8] . Or, ces zones constituent une pierre angulaire du processus de restitution des terres, au cœur des accords de paix.
Les potentiel économique de ces zones est cependant énorme. C’est pourquoi, l’Union Européenne a créé un « Trust Fund » d’une valeur de 95 millions d’euros pour financer des projets dans le cadre du le processus de paix. Or, dans sa liste de « critères opérationnels », l’Union européenne encourage à ce que ces projets impliquent « le secteur privé pour s’assurer la durabilité de l’action. Par exemple en engageant des entreprises (colombiennes et/ou européennes) qui sont capables de travailler avec des producteurs dans les zones touchées par le conflit, d’apporter des investissements avec d’éventuels effets de levier dans les territoires etc. » [9] . En outre, en mars 2010, l’Union Européenne concluait des négociations concernant un accord de libre-échange avec le Pérou et la Colombie. L’accord entrait en vigueur de manière provisoire deux ans plus tard [10].
En d’autres termes, le Plan Colombie a brutalement éliminé tous les obstacles (humains, matériels et socio-économiques) à l’intégration de la Colombie dans le « marché mondial ». L’Union Européenne, après avoir laissé les USA faire le « sale boulot », en récolte aujourd’hui les fruits.
LA FIN DE L’IRRESPONSABILITÉ ?
Si la CJUE suit l’avis de l’Avocat Général, il s’agirait d’un coup de semonce dans la politique extérieure de l’Union Européenne. Vis-à-vis du Sahara Occidental, bien entendu, mais pas uniquement. L’Union Européenne serait contrainte de prendre en considération les mécanismes à l’origine des opportunités commerciales dont elle se saisit.
En ce sens, la colonisation du Sahara Occidental par le Maroc deviendrait un élément central à prendre en compte dans le cadre des échanges commerciaux de l’UE avec le Maroc. L’histoire de la Colombie démontre que si l’Union européenne n’est pas prête à se « salir les mains », elle reste cependant déterminée à faire profiter les entreprises européennes de toutes les avancées du « marché mondial ». Et cela, quels que soient les mécanismes qui les génèrent. Jusqu’à ce que le droit européen y oppose un coup d’arrêt ?
Boris Fronteddu
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