Dans un monde menacé par des risques systémiques de tous ordres, où la croissance accélérée des pays émergents et la stagnation des nations occidentales redistribuent les cartes de l’économie globale, le raisonnement en termes de relations Nord-Sud fait l’objet d’un nouveau procès en obsolescence. A l’heure où les Indiens ouvrent et ferment les aciéries aux quatre coins de l’Europe, où « les Chinois rachètent la France [1] », imités par les Qataris, ou l’inverse, cette vision d’un ordre mondial structuré entre un Nord riche et dominateur et un Sud pauvre et dominé aurait perdu sa validité. Plus grave, l’urgence des défis planétaires exige de reconnaître les interdépendances à tous les niveaux – les politiques économiques, énergétiques ou sanitaires adoptées en un point du globe ont plus que jamais des retombées sur les autres pays. Raisonner en termes de Nord-Sud serait dès lors contre-productif, car générateur de dissensus, là où il importe de renforcer la coopération entre peuples et gouvernements du Nord et du Sud pour maîtriser un vivre ensemble mondial fragilisé.
Les enterrements à répétition du Sud
Nouveau procès, car le verdict de la caducité du clivage « Nord-Sud », ou de ses équivalents - « tiers-monde/premier monde », « pays développés/en développement » -, est maintes fois tombé ces dernières décennies. « The so-called Third World… a misleading term is there ever was one » (Babb, 2009) - à l’aube des années 1980, la formule d’Alexander Haig, secrétaire d’État américain, annonce le virage reaganien vis-à-vis du « dialogue Nord-Sud » officiellement entamé dix ans plus tôt. Le dédain d’ordre sémantique pour le concept était le reflet de l’hostilité occidentale, plus ou moins assumée, vis-à-vis d’un Sud de mieux en mieux organisé politiquement (Mouvement des non-alignés, G-77, Opep…) et de plus en plus vindicatif au sein des Nations unies. La contre-offensive des États-Unis consistera simultanément à désinvestir les instances onusiennes les plus militantes, à déstabiliser les nations du Sud liées au bloc soviétique et à imposer un aggiornamento libéral des agences internationales de développement. En France à la même époque, le courant humanitaire ascendant dénonce l’idéologie « tiers-mondiste » et l’idée que « l’Occident est responsable de la misère du tiers-monde » (Szczepanski-Huillery, 2005).
« The ’’Third World’’ is Dead » assène dix ans plus tard l’éditorialiste Barbara Crossette dans les pages du New York Times (1994) à l’occasion du Sommet Asie-Pacifique de Bogor, Indonésie. Aux antipodes du projet de solidarité afro-asiatique né en 1955 dans la ville proche de Bandung, les dirigeants des « Tigres » asiatiques tournent le dos au reste du continent pour discuter avec Bill Clinton « zone de libre-échange et libéralisation économique ». Après l’épuisement du dialogue Nord-Sud, c’est l’uniformisation néolibérale, la fin de la guerre froide. [2] et les différences de trajectoire économique entre bons et mauvais élèves de la mondialisation qui sont convoquées pour justifier la relégation de l’idée de « Sud ». Tel ce diplomate français interrogé par la journaliste états-unienne, les commentateurs découvrent que le Burkina Faso et Singapour n’ont décidément rien en commun.
A l’accélération de la mondialisation économique et financière – qui impliquerait la dilution inexorable de l’ensemble Sud dans le grand marché global –, s’ajoutent les effets juridiques du « nouvel ordre mondial » post-guerre froide annoncé en 1990 par George Bush père : le consensus émergent sur le droit international et l’existence de valeurs démocratiques universelles s’accommodent mal des grands conflits idéologiques. Le programme de mondialisation de l’État de droit et de la bonne gouvernance appelle un nivellement juridique aveugle aux spécificités sociétales, aux décalages de développement, aux souverainetés étatiques. « Le passé colonial et les contradictions entre les deux groupes de pays apparaissent ainsi mises au second plan par rapport à l’urgence d’identifier les problèmes et les responsabilités spécifiques à chaque pays » (Gallié, 2008).
Notons que cette mise en cause de la fracture Nord-Sud n’est pas l’apanage des milieux néolibéraux adhérant aux thèses de Francis Fukuyama (« La fin de l’histoire ») ou de Thomas Friedman (« La terre est plate »). Des franges importantes de l’altermondialisme naissant voient dans le droit international un front privilégié pour imposer des normes progressistes aux multinationales « globales » et à l’ensemble des États. La « reconnexion » des économies des périphéries à celles du centre, le développement accéléré d’un capitalisme délocalisé, l’apparition d’un « sous-impérialisme » chinois en Afrique ou brésilien en Amérique du Sud, sont autant d’évolutions qui démontrent, aux yeux d’intellectuels et militants marxisants, la formation d’une classe capitaliste transnationale, incarnée par « l’homme de Davos », dont les intérêts communs transcendent les frontières étatiques (Funk, 2015). La mondialisation de la lutte des classes contre cette hyperbourgeoisie globale invite à dépasser les différences entre régions du monde.
La montée concomitante de la pauvreté dans les sociétés du Nord contribue au brouillage des frontières Nord-Sud : il y a non seulement du Nord dans le Sud, avec l’ascension financière des classes moyennes et supérieures qui profitent de la libéralisation, mais aussi dorénavant du Sud dans le Nord, où les rangs des perdants de la mondialisation ne cessent d’enfler au fil des délocalisations et du grignotage des couvertures sociales. Ainsi Alain Touraine estime « qu’il n’y a plus d’affrontement entre le premier monde et le tiers-monde », mais qu’il existe dorénavant « une dualité, une latino-américanisation du monde entier. Riches et pauvres sont aussi nombreux à New York qu’à São Paulo, il y a un monde des riches, un monde des moyens riches, un monde des moyens pauvres et un monde des très pauvres (…) » (cité dans Savio, 2007). Le basculement du Sud de l’Europe dans les affres de l’ajustement structurel depuis 2010 a renforcé cette impression d’un « nivellement » du Nord vers le Sud.
Les années 2000 voient l’accentuation de deux tendances – la montée en puissance économique et diplomatique des émergents et la percée du paradigme des « problèmes globaux à solution coopérative » (Rogalsky, 2013) – qui alimentent la nécessité pour d’aucuns, de se déprendre de l’ancienne grille de lecture. La première entraîne une mutation des relations économiques et politiques sur les axes Nord-Sud et Sud-Sud, dans le sens de l’accroissement de l’influence d’une poignée de grands pays en développement, en particulier la Chine, l’Inde et le Brésil, qui met un terme à l’hégémonie occidentale sur les affaires du monde. La création du G-20, le statut de premier créancier du monde tenu par la Chine ou le fait que la croissance mondiale repose sur le dynamisme des pays en développement depuis la crise financière de 2008 sont des manifestations parmi d’autres de la perte par les Occidentaux des leviers qui leur permettaient de décider « entre eux » du cours à donner au développement du capitalisme mondial.
Parallèlement, les crises climatique, financière, sécuritaire, sanitaire donnent un caractère urgent au traitement international des interdépendances planétaires, qui se conjugue dorénavant sur le mode des « risques globaux ». La double prise de conscience de la réalité du danger et de la nature intrinsèquement mondiale du phénomène impose résolument la question climatique comme enjeu global par excellence. Les plus enthousiastes parmi les promoteurs d’une gouvernance climatique mondiale y voient les linéaments d’une « société internationale plus organisée pour protéger le bien commun », contrainte par un danger commun indiscutable de dépasser les égoïsmes nationaux. Et de remiser les clivages d’un autre temps.
Une question de perspective
Sans mettre en doute les évolutions structurelles du système mondial qui alimentent les lectures précitées, il importe d’avoir à l’esprit qu’elles constituent précisément des lectures, dans le sens où d’une part elles soulignent des aspects déterminés des transformations en cours, en euphémisant trop souvent les continuités des réalités internationales, et que d’autre part elles interprètent les effets de ces transformations dans un sens déterminé. Sans vouloir remplacer une vision tendancieuse (« le Nord-Sud n’est plus ») par une autre (« le Nord-Sud surdétermine tout »), les tendances politiques et socio-économiques esquissées plus haut méritent d’être remises en perspective.
La question des convergences socio-économiques tout d’abord. Si le poids croissant du Sud, et plus particulièrement des pays émergents, dans l’économie mondiale est indiscutable, l’impression de « rattrapage » des pays du Nord dépend hautement de l’unité de mesure - absolue ou proportionnelle - adoptée. Si l’on s’en tient aux PIB nationaux, effectivement la Chine est devenue en 2014 la principale économie mondiale [3] , tandis que le Brésil a dépassé en trois ans seulement le Canada, l’Espagne, l’Italie et la Grande Bretagne, pour pointer en 2011 en 6e position, juste derrière la France. Mais si l’on ramène cette richesse à la taille de la population, le géant asiatique pointait en 2015 au 74e rang, derrière le Gabon, tandis que le Brésilien ne possède pas le tiers du revenu de l’habitant de chacun des quatre pays récemment dépassés (FMI, 2015). En cyclisme, le choix d’une longue focale écrase les distances et peut persuader le téléspectateur que le peloton est sur le point de reprendre des échappés qui conservent pourtant une avance décisive.
On peut procéder de la même manière pour ce qui est du poids du Sud dans le commerce mondial ou dans l’investissement extérieur. La part des pays développés dans les exportations est passée de 67 % à 52 % entre 1995 et 2012. Ce qui fait dire à certains que le Sud aurait « rattrapé le Nord » en termes de commerce international. Mais rapporté au poids démographique, cela signifie cependant que l’habitant moyen du Sud ne vaut pas un 7e des exportations de son homologue du Nord. Donc oui, le peloton « Sud » revient sur les échappés du Nord, mais l’avance initiale est tellement grande que, hormis pour quelques petits dopés aux hydrocarbures ou à la finance, le rattrapage des plus rapides prendra encore des décennies.
Pour continuer, un plan rapproché du peloton « Sud » montrerait combien la Chine « tire » une bonne partie de ce peloton (et même des échappés..., on touche là aux limites de la métaphore cycliste). En 2008, année où les économies du Nord sont entrées en crise, la part des pays en développement dans la croissance mondiale s’établissait à 70%. Mais si l’on exclut la Chine de ce groupe, sa contribution retombe à 40%. Et une part considérable de ces 40% est elle-même le fait des exportations vers la Chine, qui ont supplanté les exportations vers les pays du G7… Il y a donc une concentration « disproportionnée et écrasante » du dynamisme du Sud sur ce seul pays (Ocde, 2010).
Une conséquence cruciale du renforcement des relations économiques entre la Chine et les autres pays du Sud est qu’il tend à « reprimariser » les économies de ces derniers, par le double vecteur de la concurrence industrielle (notamment dans le textile) et de la demande chinoise accrue de matières premières (qui renchérit la production industrielle des exportateurs de ces matières premières, syndrome hollandais). En intégrant le centre de l’économie mondiale, la Chine refoule en quelque sorte les autres dans la périphérie et dans leur rôle de fournisseur de matières premières hérité de la période coloniale. Les exportations du Chili, pays le plus riche d’Amérique latine, dépendaient en 2013 à plus de 60 % du cuivre (Funk, 2015). Avec les vulnérabilités que cette nouvelle dépendance induit. De même que la crise occidentale des années 1970 avait plongé les pays en développement dans une crise dévastatrice, la baisse de la croissance chinoise depuis 2012 a des effets dépressifs sur ses fournisseurs africains et latinos dont on commence seulement à prendre la mesure.
L’idée d’une « latino-américanisation » du Nord mérite également une fameuse remise en perspective. Oui les inégalités sociales croissent de manière inquiétante dans les pays riches, mais les sociétés européennes en particulier demeurent radicalement égalitaires par rapport au reste du monde. La comparaison des indices de Gini montre que les cent pays les plus inégalitaires au monde sont tous des pays en développement, à l’exception des États-Unis, tandis que les trente pays les plus égalitaires sont dans leur immense majorité européens ou de la CEI. La part du PIB accordée aux dépenses publiques sociales est un autre indicateur du fossé Nord-Sud béant en termes de structure sociale : 29% dans l’Union européenne et 19% aux États-Unis, contre 10% au Chili ; 3,6% en Thaïlande et 1,4% au Bangladesh (Ocde, 2014 ; UE, 2013 ; BAD, 2013). Quant à la part de l’emploi formel dans l’emploi global, elle était en 2009 de 85% dans les pays riches, contre 40% en Amérique latine et moins de 20% en Asie et en Afrique (Ocde, 2009).
L’idée de rattrapage économique des pays du Sud mérite donc d’être relativisée – on néglige trop souvent combien ces derniers partent de loin. Il s’agit plutôt, comme le formule Guillaume Duval, d’un « début de correction des formidables inégalités qui s’étaient creusées entre les pays développés et les autres depuis le démarrage de l’ère industrielle » (2006). Y voir la fin des différences Nord-Sud, cela revient un peu à reproduire l’attitude de ceux qui estimaient, il y a de cela un siècle, que les premières conquêtes ouvrières et l’entrée des partis socialistes dans les parlements impliquaient la fin du conflit social et de l’idée de classe.
Doit également être relativisée l’idée selon laquelle la croissance du poids économique du Sud se traduit par un accroissement équivalent de son poids politique dans le concert des nations. Sans doute cette vision est-elle liée à « l’autorité abusive du comptable » qui, pour paraphraser Debray, néglige « les epsilons qui font la différence entre le poids et le rôle d’une nation, entre une prépondérance et une influence, entre l’économique et le politique » (2014). Et le médiologue français d’insister avec justesse sur ces facteurs politiques et culturels qui façonnent la puissance de l’Occident : une cohésion sans précédent, la faculté de présenter ses intérêts comme l’expression des intérêts de l’humanité en général, la formation des élites de la planète, le formatage des sensibilités humaines et l’avance dans l’innovation scientifique et technique. Sur tous ces plans, le rattrapage du Sud est plus lent que sur celui du Pib.
Deux asymétries extraéconomiques Nord-Sud méritent plus particulièrement d’être épinglées. Le différentiel sécuritaire tout d’abord : sur le plan quantitatif – les États-Unis à eux seuls pèsent toujours le tiers des dépenses militaires mondiales, plus du double avec l’Union européenne –, mais surtout qualitatif, à travers l’avance technologique et l’architecture sécuritaire mondiale dont l’Otan est le cœur. L’influence prépondérante du Nord au sein des instances de la gouvernance internationale ensuite – Conseil de sécurité de l’Onu, Fmi, Banque mondiale, G8/G20. Certes cette prédominance est concurrencée du dedans (par la formation de coalitions d’émergents et l’obtention de réformes leur octroyant - un peu - plus de place), comme du dehors (par la création d’institutions financières régionales comme la Banque du Sud ou la Banque asiatique), mais elle n’a pas pour autant disparu, loin s’en faut.
Ici aussi il ne faut pas confondre les manifestations d’un rééquilibrage partiel des relations internationales avec la disparition des asymétries historiques. D’autant que ces infléchissements géopolitiques pourraient « ne mener qu’à une reproduction des inégalités et des effets de domination Nord-Sud, la seule différence étant que quelques pays émergents du Sud s’ajouteraient au club restreint des puissances dominantes » (Zacharie, 2016).
Lutter contre les asymétries internationales
Si elle n’a plus la vigueur qu’elle avait aux grandes heures du dialogue Nord-Sud, lorsque plusieurs victoires politiques importantes furent collectivement arrachées aux pays riches, « la notion de Sud, ou du moins l’identité commune aux pays que l’on place sous ce chapeau, est souvent reprise à leur compte par les individus, les groupes et les pays concernés » (Gervais-Lambony et Landy, 2007). Le clivage Nord-Sud s’est davantage estompé dans l’esprit des éditorialistes du New York Times que dans celui des dirigeants et universitaires d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie. Et au reflux tiers-mondiste des années 1980 a succédé un ressac à la fin des années 1990 qui s’est déployé dans les années 2000 sous la forme de dynamiques politiques collectives se réclamant du Sud. Or le recours à ce label n’est pas que sémantique, il traduit un aspect central de l’identité collective des pays qui y recourent et de leur volonté de négociation collective (Najam, 2015).
Si elles ne sont plus porteuses de modèles de développement alternatifs ou de principes géopolitiques subversifs comme elles ont pu l’être des années 1950 aux années 1970 sous la houlette du G77, du Mouvement des non-alignés ou de la Tricontinentale, ces convergences politiques « Sud » s’appuient sur les frustrations partagées vis-à-vis des « asymétries de l’ordre international » (Fernando Enrique Cardoso, ex-président brésilien) pour défendre collectivement un certain nombre de principes – traitement « spécial », responsabilités « différenciées », marges de manœuvre nationales – et adopter des positionnements concertés au sein de l’Omc, de la Cnuced ou des négociations sur le climat (Cetri, 2007).
Dans la première de ces enceintes, la coordination de différents regroupements de pays du Sud – G90 (pays Acp, Pma et Groupe africain désirant renforcer le principe de « traitement spécial et différencié » pour les pays pauvres), G33 (pays promouvant un « mécanisme de sauvegarde spéciale » de leurs agricultures) et G20 (pays réclamant la fin des soutiens aux agricultures européenne et états-unienne) – a permis de mettre en échec les velléités occidentales d’avancer sur les sujets de Singapour [4] lors du Sommet de Cancun en 2003. L’institution, traditionnellement dominée par les pays développés, ne s’en est jamais vraiment remise. [5]
Après avoir été marginalisée pendant vingt ans par la triade Omc-Fmi-Banque mondiale, la crise du Consensus de Washington a redonné à la Cnuced un rôle important en termes d’espace de formulation des politiques de développement. Sa double caractéristique est qu’elle est dominée par les pays en développement et porteuse depuis sa naissance, en 1964, d’une doctrine hétérodoxe du développement qui s’écarte du libéralisme et pointe les asymétries du système économique et commercial comme entraves au développement. L’idée de « marges de manœuvre politiques » ou policy space, qui doit permettre aux pays en développement de conserver une autonomie vis-à-vis des disciplines de l’OMC, a réactivé les tensions Nord-Sud au sein des débats sur le développement. Un réseau dynamique de centres de recherche internationaux alimente cette réflexion alternative sur le commerce, le développement et l’environnement « depuis le Sud » - le Third World Network [6] , le South Centre [7] et le Focus on the Global South [8] en constituent les nœuds principaux.
Enfin, depuis le Sommet de Rio de 1992, les négociations autour de l’environnement, et surtout du climat, constituent sans doute le terrain d’affrontement le plus sensible entre pays développés et en développement. Le tout récent Sommet sur le climat de Paris ne l’a pas démenti (Roger, 2015). Dans les termes d’un ancien négociateur du G77 à la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Cnued), les dirigeants du Sud ont explicitement formulé leur stratégie de négociation depuis l’origine des discussions autour de deux objectifs centraux : d’abord, « s’assurer que le Sud ait un espace environnemental suffisant pour son futur développement », ensuite « modifier les relations économiques globales de telle manière que le Sud obtienne les ressources, la technologie et l’accès aux marchés qui puisse lui permettre de poursuivre un processus de développement à la fois sain sur le plan environnemental et suffisamment rapide pour rencontrer ses besoins et aspirations » (Najam, 2015). Après l’épuisement du dialogue autour d’un « nouvel ordre économique international », l’agenda climatique a donc offert de nouveaux leviers aux pays en développement pour peser sur des relations internationales qu’ils continuent à vivre collectivement comme inéquitables.
Déphasages socio-historiques
Les notions d’« interdépendances », d’« intérêts partagés » et de « biens communs mondiaux » occupent désormais une place centrale au sein des déclarations officielles et, progressivement, du droit international. Ses principaux foyers historiques sont les agences onusiennes et les grandes ONG internationales. La plupart des États occidentaux, en particulier (nord-)européens, inscrivent depuis quelques années (plus ou moins sincèrement) leur action diplomatique dans ce cadre conceptuel. [9] Mais en dépit du référentiel global et de la rhétorique sur les intérêts communs, la définition de ces enjeux, leur conceptualisation et leur hiérarchisation sont indissociables des trajectoires historiques des États et sociétés, ainsi que de leur mode d’insertion dans l’économie mondiale (Gabas et Hugon, 2001). Par ailleurs « ce n’est pas parce que, de par le monde, les sociétés partagent de plus en plus de risques en commun (...) qu’il nous serait désormais interdit de penser que ces risques communs ont pour origine des rapports de domination et d’exploitation aux racines anciennes et aux formes d’expression différenciées d’une société à une autre » (Pirotte, 2016).
De fait, la grande majorité des pays en développement partagent certains grands traits qui surdéterminent leur approche des enjeux mondiaux. En particulier, d’une part leurs économies sont fortement dépendantes de l’extraction et de la transformation des matières premières, d’autre part la consommation demeure un rêve non ou mal assouvi pour la grande majorité de leur population. Ces réalités socio-économiques massives ont des effets structurants sur les positionnements internationaux, qui font que certaines préoccupations chères à l’Occident ne revêtent pas le même degré d’urgence pour les gouvernements asiatiques, africains ou latinos. Pour expliquer le déphasage entre l’ampleur des bouleversements économiques en cours et la modestie de la percée des valeurs républicaines universelles dans les pays émergents, Guy Hermet nous rappelle à bon escient que c’est « la révolution du mode de vie pratique et non celle des droits qui revêt la priorité pour les habitants des pays émergents » (Hermet, 2008).
En dérive une sensibilité à l’équation « environnement-développement » nettement différente de celle de nos sociétés postindustrielles, et qui n’est pas seulement le fait d’une classe politique enfermée dans un paradigme développementaliste, contrairement à ce que nos exaltés des causes indigènes lointaines prétendent. Non, la préservation de l’environnement n’est pas aussi facilement traduisible en priorité nationale quand la sécurité matérielle des masses n’est pas acquise, ou l [10] constitue une illustration.]] Et les nouvelles contraintes environnementales sont d’autant plus coûteuses à intégrer politiquement qu’elles sont largement perçues comme le résultat du développement industriel du Nord. Avec pour corollaire la réticence des grands pays forestiers du Sud à l’idée de « gestion en commun » de forêts qu’ils envisagent comme un capital productif - levier de développement économique et social - ancré dans un territoire et soumis à la logique de la souveraineté étatique, davantage que comme écosystèmes fournisseurs de « services écologiques » au bénéfice de l’ensemble de l’humanité (Karsenty et Pirard, 2007).
L’équation « souveraineté nationale – intégration mondiale » est un autre puissant facteur de différenciation de posture face aux enjeux mondiaux. Les pays du Sud ont globalement plus de réticences à transférer des parts de leur souveraineté à des instances supranationales ou à s’embarquer dans des régimes internationaux contraignants. Il ne s’agit pas ici de simples égoïsmes nationaux mais d’un produit de l’histoire, ou plus précisément d’un déphasage historique entre l’expérience collective des souverainetés nationales occidentales et les processus de construction nationale inachevés au Sud. Il est plus concevable de concéder des parts de son autonomie politique lorsque celle-ci est établie et respectée de longue date. A fortiori lorsqu’on s’estime en capacité de peser, individuellement ou collectivement, sur les processus de décision qui forgent les grands accords internationaux.
La défiance des États du Sud vis-à-vis du concept onusien de « responsa [11]tre des crimes humanitaires.]] est une manifestation de ce déphasage. Elle ne signifie pas que les gouvernements du Sud sont tous des potentats potentiels craignant la sanction internationale, mais dérive de leur perception que les pays occidentaux ont un poids disproportionné dans l’activation de ce principe. Les aventures libyenne et ivoirienne ont renforcé ce sentiment. Plus généralement en matière de diplomatie des droits de l’homme, l’attitude défensive des pays en développement vis-à-vis des références à la Déclaration universelle des droits de l’homme ne tient pas tant à « l’évaluation des valeurs proclamées » qu’à « l’appréciation portée sur les conditions de sa promulgation ». La présomption de domination dénature de ce fait la signification du texte (Badie, 2002).
Une nouvelle déclinaison de l’hégémonie occidentale
Bien des réticences des pays du Sud vis-à-vis des raisonnements en termes d’enjeux globaux tiennent donc au fait que l’Occident conserve une place disproportionnée dans leur conceptualisation – l’idée que l’on se fait des menaces les plus fondamentales (il y a lieu ici de méditer sur l’influence des campagnes impulsées par « la société civile ») - comme dans leur opérationnalisation – les moyens techniquement les plus appropriés et socialement les plus acceptables pour les réguler. L’évolution rapide, ces dernières années, du poids économique et diplomatique de quelques émergents ne retirent pas sa validité à la réflexion de François Constantin, suivant laquelle « dans un monde profondément inégalitaire, le discours sur les biens communs globaux apparaît comme un instrument nouveau par lequel les plus puissants (...) s’appliquent à imposer au reste du monde de nouvelles normes de comportement au nom d’intérêts supérieurs de ’’’l’Humanité’’ ou des ’’Générations futures’’ » (2002).
Il en va ainsi du paradigme de la « santé globale », qui s’est essentiellement structuré dans les débats entre institutions universitaires, agences publiques, fondations et Ong humanitaires anglo-saxonnes à une époque où les épidémies dans les pays pauvres sont devenues un enjeu sécuritaire pour le gouvernement états-unien. La traduction sur les terrains du Sud des stratégies sanitaires internationales qui en découlent reflète dès lors « la volonté, portée ou accompagnée par des institutions du Nord, de surveiller, prévenir et répondre à des risques sanitaires qui pourraient porter atteinte à la population mondiale et avant tout à leurs propres populations » (Atlani Duault et Vidal, 2013)... à travers la mise sur pied de coalitions d’acteurs court-circuitant allègrement les institutions étatiques nationales et négligeant les pathologies locales n’ayant pas de potentiel de propagation « globale ».
Les mêmes biais sont décelables dans les modèles de gestion des ressources naturelles préconisés dans la foulée des grands accords internationaux sur la protection de la biodiversité. Imposés aux pays du Sud, ces modèles reflètent surtout des préoccupations ancrées dans les représentations environnementales occidentales, elles-mêmes soumises à des modes changeantes (conservation, protection, développement durable, participation, écotourisme, etc.). Sans compter le fait qu’une expertise toujours plus poussée est seule autorisée à définir et mettre en œuvre les méthodes de gestion et d’évaluation des biosphères ainsi que les délimitations et modalités d’usage légitime des ressources naturelles dans les espaces protégés (Pomel et al., 2009). Une expertise dont les pays du Nord ont toujours le quasi-monopole. Ces mêmes pays pour lesquels l’accès aux ressources génétiques situées dans les forêts tropicales des pays en développement constitue un enjeu économique de premier plan (Cetri, 2013).
Au final, l’asymétrie la plus tenace entre pays du Nord et pays du Sud ne réside-t-elle pas précisément dans la capacité renouvelée des premiers à produire des lectures à portée universaliste qui promeuvent (ou épargnent) à la fois leurs intérêts et leur sensibilité, à marier stratégie de puissance et narration des intérêts supérieurs de l’humanité ? Dans cette optique, loin d’effacer les déséquilibres Nord-Sud, les discours sur les grands enjeux mondiaux en constituent la dernière manifestation. Dans le cadre de la diplomatie climatique comme dans celles des droits de l’homme, du commerce ou de l’aide, les États n’abdiquent pas de leur volonté de puissance mais visent plutôt à imposer des normes globales qui leur sont techniquement et culturellement plus accessibles qu’à leurs outsiders et qui reproduisent donc leur position de force. La nécessité, indiscutable, de renforcer les mécanismes de coopération internationale ne dilue pas ces rapports de force, elle leur offre un nouveau cadre.
François Polet
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