Les revendications ayant trait au genre et à l’égalité s’adressent aux pouvoirs de l’Etat (gouvernement, parlement, justice). L’horrible vague de féminicides et l’imparable « violence domestique » (qui concerne principalement les jeunes, les travailleuses et les femmes pauvres) s’ajoutent à la part d’indignation et de rage. Au fur et à mesure que la marche progresse, un écran géant de l’Impo (Centre d’information officiel) indique que l’Uruguay « est le pays où le taux d’assassinats de femmes est le plus élevé au monde ». Pour être exact, cette donnée serait en contradiction avec les chiffres fournis par les Nations Unies et la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes), qui parlent d’un « pays avec peu de violence de genre » [1].
L’écart salarial entre homme et femmes constitue l’une des nombreuses récriminations. Bien qu’elle se soit « progressivement réduite », l’inégalité salariale est une insulte : les femmes gagnent en moyenne 23,9% de moins que les hommes pour la même tâche. Cela signifie que « si un homme et une femme commençaient à travailler dans la même position le 1er janvier, la femme serait payée à partir du 28 mars, de sorte qu’elle travaillerait gratuitement les 87 premiers jours de l’année » [2].
Les différences dans les déclarations lues pendant la Marche ne diminuent pas l’intensité du « phénomène social ». Elles réaffirment la fertilité du mouvement des femmes qui s’empare de l’espace public. Même si « à l’intérieur » du féminisme militant s’expriment des « différences idéologiques et générationnelles » qui « renouvellent le débat historique entre l’autonomie, l’institutionnalisation et le rôle de l’Etat » [3].
Malheureusement, la grève internationale des femmes n’a pas eu le même écho dans tous les secteurs. Alors que, dans certains endroits, les activités étaient totalement ou partiellement paralysées (santé publique, lycées publics, Université de la République et quelques entités du secteur privé), la grande majorité des travailleuses n’ont pas pu participer à l’appel. Même avec la syndicalisation, les salariées des usines, des boulangeries, des magasins, des restaurants, des pharmacies, des centres commerciaux, des supermarchés, les femmes astreintes aux travaux domestiques, au nettoyage en sous-traitance, engagées dans les centres d’appels, ont célébré le 8 mars au travail.
De même, elles exigent le respect, veulent être libres, vivre sans peur. Bien qu’elles n’aient pas participé à la Marche, ils n’ont pas non plus fait la grève. Les raisons qui l’expliquent relèvent d’un constat : elles constituent les 70% des « secteurs populaires » qui ne sont pas en mesure de réaliser les « arrêts de travail partiels » décrétés par l’appareil de la centrale syndicale PIT-CNT [4].
Des preuves inéluctables. La critique de l’oppression patriarcale, la revendication des droits de genre, et donc l’émancipation des femmes, sont inséparables de la lutte de classe. Sans modifier les rapports de force entre le travail et le capital, sans remettre en cause le despotisme des patrons, sans éliminer les conditions d’emploi précaires et la pauvreté salariale, sans faire échec à la menace de licenciement, sans balayer le harcèlement machiste du lieu de travail, la « condition féminine » continuera d’être subordonnée. Bien pire pour les travailleurs, seuls ou en tant que chefs de ménage, dont le revenu moyen dépasse à peine un salaire minimum mensuel de 430$.
Cependant, il est vrai que la Marche des femmes – malgré leurs différences et leurs limites – partage le podium avec la Marche du silence (20 mai) et la Marche de la diversité sexuelle (28 septembre). Ce sont les seules manifestations vraiment massives qui secouent l’apathie politique, trois fois par an. Même si elles sont très différentes par leur origine, leur identité, et les revendications mises en avant. La Marche du Silence [5] appelée par les Mères et Familles des Disparus appelle à la Vérité et à la Justice. Elle exige inlassablement la fin de l’impunité et la punition des criminels du terrorisme d’Etat [6]. Bien que les mascarades du gouvernement persistent [7].
La Marche pour la diversité sexuelle, organisée par les LGBTI, les groupes féministes et culturels, les ONG et les institutions officielles, met en lumière les droits acquis, les avancées juridiques et met en garde contre la discrimination enracinée. Sa composante juvénile est forte. Bien que depuis quelques années elle jouit d’un « marketing » politique progressiste.
Bien que différentes, des caractéristiques communes se dénotent entre ces trois Marches. Elles sont pacifiques, inclusives, tolérantes. Elles revalorisent la solidarité. Certes, aucune d’entre elles ne fixe des barrières de classe, ne développe des slogans anticapitalistes, ni ne cherche à subvertir ce qui est établi. En d’autres termes, elles n’ont pas l’intention de contester l’ordre du capital ou l’« autorité légitime » de l’Etat et de ses institutions.
Il ne s’agit pas de tomber dans la critique sectaire ; elles relèvent de la réalité. Les trois Marches présentent une image claire du « pays progressiste », l’Uruguay. Là où les divers « agendas démocratiques » de la « société civile » dépassent de loin les indices de « conflit du travail » et les plateformes « classistes » du « mouvement syndical organisé ».
Une simple comparaison suffirait : le PIT-CNT prétend avoir environ 400’000 membres (30% des salariés ayant un « emploi formel »), mais depuis de nombreuses années, la centrale syndicale n’a pas réussi à rassembler 5000 travailleurs/travailleuses lors de la manifestation du 1er Mai. La Place des Marytrs de Chicago est toujours à moitié pleine. Par contre, les parcs sont bondés, comme pour une journée de vacances en famille.
L’horizon indépassable
La résistance sociale existe. Elle est d’ordre défensif. Les plateformes de luttes le montrent. Mobilisations des Conseils salariaux (négociation tripartite entre le gouvernement, les employeurs et les syndicats) ; protestations contre le « modèle extractif » (mines, pâte à papier, etc.) et pour la défense de l’eau ; les travailleurs ruraux exigeant le respect de la « loi des 8 heures » et la fin de la répression des employeurs ; les familles des adolescents emprisonnés qui réagissent suite aux témoignages des tortures infligées par les fonctionnaires syndiqués de l’Inisa (Institut national pour l’inclusion sociale des adolescents) ; les éboueurs qui demandent que leur travail soit plus respecté et digne ; les écrits sur l’impunité du terrorisme d’Etat ; les femmes mobilisées qui dénoncent la violence sexiste ; les revendications exigeant un budget plus important pour la santé, l’éducation et le logement.
Les banderoles déployées dans rues et les graffitis sur les murs font allusion à l’« ajustement budgétaire », aux « réductions salariales », à la privatisation et à l’externalisation des services publics, ainsi qu’à la corruption (avérée) au sein de l’Administration des services de santé de l’Etat (ASSE). Il semble que le « néolibéralisme sauvage » soit au pouvoir.
Certaines de ces luttes ont été massives, radicales. Comme les enseignants et les professeurs à l’hiver 2015. Tabaré Vázquez [président de la République depuis le 1er mars 2015 ; et déjà à ce poste entre 2005 à 2010, entre-temps, ce fut José (Pepe) Mujica] a décrété l’« essentialité des services », ce qui interdit les grèves. Le Directeur national du Travail était Juan Castillo, ancien dirigeant du PIT-CNT, aujourd’hui secrétaire général du Parti communiste de l’Uruguay (PCU). Les grévistes ont été réprimés par les brigades antiémeutes de la Garde républicaine. Ils ont perdu cette bataille et leurs organisations en ont été affaiblies. C’est ainsi réalisé l’objectif (rendu public face aux médias) de José Mujica : les syndicats de l’éducation « il faut les mettre dans la merde ». Bien que le 1er mars 2010, lorsqu’il prenait ses fonctions en tant que chef de l’Etat, il ait annoncé au Parlement ses trois objectifs principaux : « éducation, éducation, éducation ». Hillary Clinton, radieuse, l’a applaudi debout.
Les syndicats des enseignant·e·s continuent de se battre. Il en va de même pour des milliers de travailleurs et travailleuses. Cependant, les aspirations à un « salaire digne » et à la « justice sociale » ne brisent pas ce que beaucoup de commentateurs appellent l’« hégémonie progressiste » [du gouvernement du Frente Amplio], qui, en fait, fonctionne comme un verrou idéologique et programmatique. Où la perspective de l’émancipation sociale et du « d’aller au-delà », du « dépassement », est enfermée dans les deux prémisses fondamentales qui définissent le « changement possible » : l’acceptation du capitalisme et la collaboration de classe. Les revendications ont une limite : cet horizon indépassable.
Selon les termes utilisés par le chef (Mujica) des Tupamaros officiels. D’une part, l’économie capitaliste « est un outil de prospérité économique » [8]. Il est impossible de gagner « avec des décrets ou avec des décisions purement politiques. C’est un changement d’époque. Nous utilisons les ressources du capitalisme avec le maximum d’intelligence pour essayer d’avoir des sociétés beaucoup plus qualifiées » [9]. D’autre part, « les discussions syndicales ne peuvent pas porter uniquement sur les salaires (…). Le travailleur doit commencer à prendre en charge les difficultés et les réalisations des entreprises en exigeant qu’elles avancent et que de plus elles réinvestissent. Nous ne pouvons pas rester si loin des vicissitudes des hauts et des bas d’une entreprise alors qu’il y a tant de choses en jeu. » [10]
La professeure Alma Bolon l’avait déjà posé lucidement. Mujica n’est pas seulement « le héros de l’opération médiatico-éthique la plus réussie dans ce pays », mais aussi « le cadeau dont la droite uruguayenne n’a jamais osé rêver » [11]. Quelque temps après ces déclarations lapidaires, une étude de l’Institut Fraser (Canada) avec le soutien du Centro de Estudios para el Desarrollo, un think tank libéral, a certifié que l’attachement de l’ancien membre de la guérilla aux « règles » du marché était absolument sincère : pendant sa présidence (2010-2015), le pays a atteint le « plus haut degré de liberté économique » [12].
Les conséquences de cette épouvantable métamorphose de la « gauche historique » sont écrasantes. Elles enterrent les principes. Ils effacent les antagonismes entre riches et pauvres. Elles domestiquent les consciences. Il n’y a pas de classes irréconciliables. La « culture ouvrière » cède la place au « statut de classe moyenne ». La lutte de classe devient un jeu d’échanges négociés ou de « compromis convenus ». La « coexistence citoyenne » et l’« intérêt national » deviennent la norme. Les perceptions socioculturelles sont confuses, même les plus élémentaires.
Les « militaires répressifs » sont devenus la « police amie ». Les membres du ministère de l’Intérieur (dirigé par Eduardo Bonomi, un autre fonctionnaire des Tupamaros) prétendent être pris en otage dans les « quartiers critiques » de la périphérie urbaine de Montevideo [13]. Les voisins, les commerçants et les syndicats des transports réclament la police et la soutiennent. Ils sont l’arme institutionnelle pour persécuter les « mauvais pauvres » et, surtout, pour punir les principaux « ennemis de la sécurité » : les « adolescents délinquants ».
L’atmosphère de guerre est une horreur. Pendant la présidence de Mujica, l’Etat répressif s’est renforcé. La durée d’incarcération des adolescents a augmenté [14]. La majorité des personnes tuées et blessées dans cette « lutte contre la criminalité » ont moins de 35 ans. Le taux de population carcérale est le plus élevé d’Amérique latine [15], 62% des 12’000 détenus ont moins de 29 ans. Le nombre de « femmes détenues » a augmenté de 583% en dix ans.
La pauvreté n’a plus de racines socio-économiques, mais est un « problème personnel et privé » [16] lorsqu’elle n’est pas le résultat d’un processus de « lumpenisation » et de « favelisation ». Un pourcentage élevé de personnes (beaucoup d’électeurs du Frente Amplio) critiquent les plans sociaux, pensent que ce qui est fait pour réduire la pauvreté « est plus que le nécessaire » (17). Sans se soucier de savoir que les « transferts monétaires directs » aux ménages les plus pauvres ne représentent que 0,2% du budget national ; ni que 350’000 personnes (11% de la population totale du pays) survivent encore dans le « noyau dur » de la « pauvreté structurelle ». Le Bureau de la planification et du budget (OPP) affirme que le « pays égalitaire » montre des signes de fracture [17].
Le PIT-CNT coopère à des « projets productifs », appuie l’investissement privé, local et étranger. Les syndicats de la construction et de la métallurgie (dirigés par le Parti communiste) admettent l’installation de la troisième « méga-usine » transnationale de pâte de cellulose : « elle génère des emplois et des salaires ». La pollution de l’environnement, les exonérations fiscales importent peu comme le fait que les « travaux d’infrastructure routière » soient payés par l’Etat [18], soit par les salariés consommateurs par le biais de la TVA, entre autres. Cela pour ce qui concerne tous les projets les plus importants. C’est la loi de la « participation publique-privée » (PPP) qui, enfin, commence à stimuler la « croissance économique ». Jusqu’à présent, un seul projet avait été réalisé : la construction d’une « prison modèle » de 1800 places, où les détenus pourront manger du poisson jusqu’à deux fois par semaine !
Les gouvernements du Frente Amplio ont accéléré la contre-révolution agraire. Les propriétaires de l’agrobusiness la définissent comme une « révolution surprenante » [19]. Les éditorialistes libéraux sont plus tranchants dans leur jugement. On se souviendra du gouvernement Mujica « pour ne pas avoir concrétisé les désastres que les Tupamaros proposaient il y a quatre décennies […]. Il n’y a pas de “réforme agraire” (sauf celle que les hommes d’affaires brésiliens ont développée avec un succès incontestable dans la campagne uruguayenne), la banque privée est en mains étrangères, les relations avec le FMI sont excellentes, les multinationales et les capitaux étrangers sont non seulement les bienvenus, mais ils ont été désespérément sollicités par les dirigeants tupamaros […] et le « transfert de la terre » aux propriétaires étrangers s’est étendu comme peu souvent dans l’histoire de l’Uruguay sous les deux gouvernements du Frente Amplio. » [20] Aide-mémoire : Mujica a été ministre de l’Agriculture, de l’Elevage et de la Pêche de 2010 à 2014) pendant le premier mandat de Tabaré Vázquez.
Dans un contexte défavorable, les syndicats de travailleurs ruraux dénoncent la surexploitation, les salaires de misère, les persécutions syndicales, les agressions physiques, les conditions de travail déplorables. Et ils se battent, bien que le taux de syndicalisation ne soit que d’environ 6%. Ils appellent à la promotion d’une production sans OGM pour le marché intérieur ; et pour des prêts aux coopératives. En d’autres termes, ils proposent un autre modèle d’« accès à la terre ». Toutefois, la « réforme agraire » et les « expropriations » sont absentes de la longue liste des « revendications immédiates » [21].
Il n’y a plus d’enthousiasme. Ni les foules qui descendent dans la rue pour saluer Tabaré Vázquez, le « camarade président », comme c’était le cas, il y a 13 ans, lorsque le Frente Amplio a pris le pouvoir pour la première fois. A cette occasion, le « progressisme » a opté pour « défendre sa gestion », pour « une nouvelle stratégie de communication » : le Réseau national de radio et télévision. Pas de raffut militant, pas d’agitation de drapeaux. Ainsi, les électeurs méditent attentivement chez eux.
Cycle ou parenthèse ?
Les troupes de choc approuvent sans plaisanter, aussi bien le contenu que la modalité. Il s’agit des milliers de « cadres politiques » et de syndicalistes qui se sont recyclés en « gestionnaires/administrateurs » de l’appareil d’Etat. Pousser « plus à gauche ». Et qu’ils restent vissés à leurs « postes de confiance politique ». Ils ont depuis longtemps abandonné la thèse de « l’orientation en dispute ». Ses principaux instigateurs, le Mouvement pour la participation du peuple (MPP) et le Parti communiste, l’ont rayée du dictionnaire. Ils défendent leur part du pouvoir au sein de la « nouvelle élite dirigeante ». Opérations de clientélisme, achat d’ONG, trafic d’influence, utilisation des fonds publics. En un mot : faire carrière en tant que strate sociale privilégiée.
Plus d’une décennie après ce « buzz politique » qui annonçait, selon Tabaré Vázquez, un « chemin de transformation » qui ferait « trembler les racines des arbres », le résultat est, au mieux, très maigre. Même d’un point de vue « réformiste ».
Lois sur la protection du travail ; droits syndicaux ; « récupération des salaires » (entre 2005-2013) ; réduction de la pauvreté et de l’indigence (entre 2005-2015) ; « nouvel agenda des droits » (décriminalisation de l’avortement, légalisation de la marijuana, mariage homosexuel). Bref, 600’000 personnes (27% de la population) se sont intégrées dans la consommation « confortable » de la « classe moyenne ».
Cependant, les « questions en suspens » dépassent la liste de celles qualifiées de réussites. Malgré une décennie marquée par un record historique de « croissance économique » qui a permis une « reprise salariale sans précédent », près de la moitié de la main-d’œuvre « est payée moins de 600 dollars par mois » [22]. Le taux de chômage s’élève à 8,5% (145’000 personnes). « Un chiffre “non dramatique” selon le gouvernement. Mais dans le cas des jeunes, le taux de chômage se situe à près de 25%. Environ 185’000 personnes vivent dans des « habitats informels ». Les 15’000 logements populaires que Mujica avait promis dans le cadre de son « généreux » Plan Juntos étaient au nombre de moins de 3000 à la fin de son mandat. Les grossesses d’adolescentes atteignent 17% dans les quartiers les plus pauvres et zéro dans les quartiers les plus riches. Seulement 2% d’« enfants de la classe ouvrière » entrent à l’université. Dans l’enseignement public, 6 élèves sur 10 ne terminent pas les six années du cycle des études secondaires.
Les lignes directrices du programme économique, certifiées par les institutions financières internationales en juin 2005 à Washington, D.C., sont en vigueur. L’attachement aux conditions imposées par la « mondialisation » capitaliste, aussi. La dette extérieure frauduleuse est payée ponctuellement. Tout compte fait, le progressisme s’est avéré être un « changement possible »… dans la même direction.
Il est donc exagéré de parler de deux « cycles » ou de deux « âges ». Le néolibéralisme et le « post-néolibéralisme » convergent dans la même logique. La prose « néo-développementaliste » n’est qu’un euphémisme qui ne change pas l’équation. La « matrice » a été conçue par les gouvernements de coalition « colorados et blancos » [les deux partis bourgeois historiques] au cours de la « décennie perdue » des années 1990 et continue de l’être. Les piliers sont les mêmes : Loi sur la production forestière [pâte à papier] ; Loi sur l’investissement ; Loi sur les zones franches ; Système d’administration des Fonds d’épargne prévisionnelle [capitalisation individuelle, selon le système en vigueur dès 1996] (Afap) ; Loi sur les ports. Lorsque le Frente Amplio était une opposition de gauche, il s’était opposé à ce processus de contre-réformes néolibérales, promouvant dans certains cas des plébiscites et des référendums. Aucune de ces contre-réformes n’a été abrogée au cours de ces 13 années.
Le « cycle progressiste » a consisté, en fait, en une plus grande continuité : déréglementation financière ; dénationalisation de la production et de la commercialisation des produits exportables : soja (100% OGM), viande, riz, blé, produits laitiers ; concentration des terres et transfert à des propriétaires étrangers ; multiplication du régime des zones franches ; exonérations fiscales pour les multinationales de la pâte à papier et minières ; privatisation et sous-traitance.
Les gouvernements successifs du Frente Amplio y ont ajouté : l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPF), lors du premier mandat de T. Vázquez ; la Loi sur la « participation publique-privée » (PPP) et celle sur l’« inclusion financière », mandat de Mujica [23] ; la privatisation et l’externalisation des zones d’activités et des services du Banco de la República (BROU), sous le deuxième mandat de Vázquez.
A aucun moment, l’agenda économique n’a envisagé une véritable répartition des richesses. La « rentabilité » des entreprises a toujours été protégée contre les fluctuations « cycliques » de l’économie. En tout état de cause, le « progressisme » a bénéficié de la parenthèse ouverte par le « boom des matières premières » (entre 2004 et 2011), afin de cacher le « conflit distributif » et générer des ressources pour l’investissement public et le financement d’un processus « d’assistance sociale ». Bien que le montant alloué à ces politiques n’ait jamais atteint le 0,4% du PIB [24].
Depuis le début, il n’y a eu qu’une seule politique économique, cohérente. Elle n’a jamais été l’objet d’affrontements. Il n’y a pas non plus eu de luttes acharnées entre « deux équipes économiques ». Les lignes directrices ont été établies par son principal théoricien et metteur en œuvre : le crédible Danilo Astori. L’historien et politologue Gerardo Caetano, que personne ne peut qualifier de « radical » ou de « non informé », le décrit avec précision. « Je trouve cela très amusant quand on me dit qu’Astori est le grand perdant dans les élections internes du Frente Amplio. Dans les trois grands gouvernements du Frente, après le président, il a sans doute été l’homme le plus puissant de ces 11 années. Vázquez l’a toujours ou presque toujours soutenu et Mujica, même lorsqu’il a eu des discussions, l’a également toujours soutenu à l’heure de vérité. Ensuite, la simple mise en discussion de la politique économique du gouvernement du Frente Amplio a toujours relevé du tabou. » [25] Et cela continue de l’être, même s’il y a parfois des cris et des moments de colère. Et bien que beaucoup de militant·e·s soient troublés et mal à l’aise.
Un parti d’Etat
Personne n’a prétendu, ni même imaginé, que le Frente Amplio formerait un gouvernement de « rupture anticapitaliste ». Qu’il remettrait en cause les « relations sociales de production » ou qu’il démolirait les institutions du régime bourgeois de domination politique. Ni qu’il adopterait une position souverainiste contre l’arrogance du « camp impérialiste ». En fait, il est en faveur de la signature d’accords de libre-échange avec n’importe qui. Par exemple, c’est l’un des partenaires du Mercosur qui est le plus à même de mettre en œuvre rapidement l’accord en cours de négociation avec l’Union européenne.
Sa définition stratégique était basée sur l’accès au pouvoir de l’Etat, se soumettant au régime de la « démocratie gouvernable ». Même après la brutale crise économique et financière de 2001-2003, son engagement a été précis : la « fidélité institutionnelle ». Alors que divers analystes nationaux et internationaux (y compris le FMI) ont rapporté que le président en charge de l’époque, Jorge Batlle (du Parti Colorado) avait « ses jours comptés », le Frente a amorti les terribles conséquences sociales en « ne brûlant pas la prairie ». Il n’y a pas eu de pillages, pas de grèves générales, pas d’assemblées de quartier, pas de gens avec des casseroles dans les bus comme à Buenos Aires. Et encore moins le mot d’ordre : « Qu’ils dégagent tous ». C’était le dernier examen et il l’a réussi. Ce fut le tremplin vers la victoire électorale d’octobre 2004.
Il est vrai que le Frente Amplio n’est pas arrivé au gouvernement sous l’impulsion d’une vague d’insurrections populaires ou de rébellions massives. C’est la différence avec l’Argentine, la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela. Il n’était pas obligé de passer par les « réformes structurelles » du programme « anti-oligarchique » et « anti-impérialiste » de 1971, datant de sa fondation. La réforme agraire, la nationalisation des banques privées, la réforme urbaine, la nationalisation du commerce extérieur n’étaient plus une référence programmatique de la classe ouvrière et de ses alliés populaires.
La crise de 2001-2003 a marqué un tournant. Les revendications initiales se sont abaissées. La situation socio-économique désastreuse a fait grimper le « gonflement des attentes ». Il était nécessaire de « rétablir » des conditions de vie tolérables. Plus de 150’000 travailleurs avaient perdu leur emploi dans le secteur privé ; les salaires avaient chuté de 20% ; la pauvreté et le dénuement frappaient 39% de la population.
En ce sens, le progressisme a pris en charge « l’héritage maudit » transmis par la « crise du néolibéralisme ». Il a reconstruit en partie le « tissu social », réduit le taux de la « pauvreté récente » et, fondamentalement, rétabli une « normalisation » systémique. Il a exercé le pouvoir en tant que parti d’Etat. En d’autres termes, en tant que parti de l’ordre capitaliste. Un élément qualitatif et qui configure cet exercice du pouvoir que les secteurs « déconcertés », « frenteamplistas », oublient en général dans leurs analyses. Avec des majorités parlementaires (lors les deux premiers mandats) et sans former un gouvernement de coalition avec la grande bourgeoisie – comme dans le cas du Parti du Travail (PT) au Brésil – le « progressisme » uruguayen a appliqué avec prudence la stratégie d’« unité nationale » basée sur une politique cohérente de collaboration de classe. Qui, il faut le dire, avait (et a) obtenu un large consentement social.
Une évidence : la « décadence idéologique » du « centre gauche » s’est faite par étapes. Elle a commencé avec les différentes « mises à jour programmatiques », avec l’accès au gouvernement municipal de Montevideo il y a 28 ans [Tabaré Vázquez a été maire de Montevideo de mai 1990 à mai 1994], et avec l’idée verticaliste selon laquelle les « changements » sont plus efficaces et durables, s’ils sont faits « d’en haut ». Ce qui aboutit à décourager ainsi tout processus d’auto-organisation en dehors de la sphère institutionnelle (partis, syndicats, organisations étudiantes, ONG cooptées). Des raisons qui sont aussi oubliées par les militants du Frente Amplio qui, aujourd’hui, sont critiques et qui se demandent ce qui se termine et ce qui commence [26]. Sans avoir de réponses sur la nature et la fonction actuelle du Front large.
Les forces politiques qui décident au sein du Frente Amplio et soutiennent le gouvernement ne peuvent plus être considérées comme membres de « la gauche », ni dans un sens pratique ni dans un sens programmatique. Sa couche dirigeante est essentiellement un groupe de fonctionnaires (hauts et moyens) et de parlementaires qui vivent des fonctions publiques et des nominations électorales. Elle négocie au sein de l’appareil d’Etat avec un groupe d’ennemis de la classe ouvrière (la droite politique, les médias, les entreprises patronales, les institutions financières internationales, les gouvernements impérialistes ou réactionnaires). Il s’agit d’une couche sociale conservatrice qui, au-delà de ses contorsions discursives et de « virages à gauche » proclamés, est irrécupérable, même pour une lutte plus ou moins « réformiste ». Son horizon stratégique est le pouvoir pour le pouvoir lui-même. Son programme est dépourvu d’un projet de nation souveraine et orphelin de toute notion d’émancipation sociale.
Evidemment, cela n’implique pas de sous-estimer le Frente Amplio en tant que machine électorale. Il continuera à être présent sur ce terrain. Comme reste indiscutable sa capacité de gagner à nouveau des votes et des intentions de personnes qui sont enclines à se rallier « au moins pire » afin que la droite historique ne revienne pas aux affaires.
Les conclusions de ces 13 années de « progressisme » en Uruguay coïncident avec celles établies par Decio Machado et Raúl Zibechi concernant les gouvernements dits « nationaux et populaires » ou « post-néolibéraux » du « cycle progressif » en Amérique du Sud. « Ce qui est entré en crise, c’est un projet qui cherchait à gérer un capitalisme qui existe vraiment (c’est-à-dire extractif), mais avec de bonnes manières. Le résultat des années consacrées à la gestion du modèle a été l’émergence de nouveaux profils de gestionnaires qui ont été intégrés aux échelons supérieurs de l’Etat, soit dans les administrations centrales, soit dans les entreprises d’Etat, en alliance avec des entreprises privées. La crise du progressisme révèle ce que le discours a tenté de masquer : comment les politiques sociales, sous la thématique de la justice sociale, de la lutte contre la pauvreté et contre l’inégalité, se sont limitées à coopter les dirigeants populaires pour essayer de domestiquer les mouvements des plus pauvres, » [27]
Dès lors, le vrai « conflit » implique la (re)construction d’un « camp stratégique » de la gauche socialiste et révolutionnaire. Et cela pas seulement pour corriger « l’orientation perdue » de l’ancienne gauche. Si la fonction centrale du « progressisme » est celle de cadenasser le « potentiel anticapitaliste » des masses laborieuses, le défi des forces explicitant « un projet et une intention révolutionnaire » est (ou devrait être) de forger un lien réel avec les résistances syndicales et populaires (qui indiquent en tant que telles une autre voie possible), en étant un protagoniste visible, sans prétentions d’avant-garde, proposant des alternatives programmatiques et stratégiques antagonistes au pouvoir de l’Etat et à son architecture institutionnelle. Bref, une gauche anti-parlementaire, avec un « vote nul » dans le cirque électoral. Dans un tel contexte, les militants « déçus et troublés » du Frente Amplio font face à un dilemme : inconfortables à l’intérieur du Frente ? Dans une situation encore pire à l’extérieur ?
Ernesto Herrera, Montevideo, 16 mars 2018
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.