Le dernier livre d’Hubert Krivine discute d’un phénomène d’actualité tant au niveau de la science que de l’économie, les « Big data » et l’intelligence artificielle. Il l’aborde du point de vue de la connaissance scientifique pour mieux démontrer la vanité de certains préjugés auxquels ces nouveaux progrès ont pu donner naissance, en continuité par bien des aspects avec son précédent ouvrage, Petit traité de hasardologie. On y retrouve la même approche caustique et ironique, simple aussi malgré la complexité des thèmes abordés.
Retour au Moyen-Âge ?
Comprendre et prévoir vont-ils de pair ? Dans le domaine des sciences, ce rapprochement pourrait sembler évident. Les théories scientifiques s’attachent à mettre en lumière des liens de causalité.
Depuis Galilée et Newton, le déterminisme des lois physiques permet de comprendre et de prévoir des événements par le calcul et par le raisonnement, et plus seulement par l’observation. Elle a mis fin à la pensée magique, et elle est à la base de la révolution scientifique et du monde moderne. La physique quantique, l’irruption du hasard, la découverte du « chaos déterministe » ont conduit à remettre en cause une compréhension mécaniste de cette conception. Mais aujourd’hui, la puissance des Big data rendrait inutile, selon certains essayistes et quelques scientifiques, le raisonnement théorique.
On n’aurait plus besoin de comprendre les causalités puisque la corrélation et l’observation suffiraient : le retour au Moyen-Âge mais avec des données des millions de fois plus nombreuses. « Prévoir sans comprendre » suffirait amplement.
« Kasparov, lui, sait frire des œufs au plat... »
Cette remarque d’Hubert Krivine illustre avec ironie le fait que, si la machine peut battre Kasparov aux échecs, elle n’a pas son imagination, sa créativité ou ses capacités d’adaptation. Évidemment, l’intelligence artificielle (IA) – « mal nommée, parce que cette appellation suggère une parenté qui reste à démontrer avec l’intelligence humaine » –, les Big data aident aujourd’hui considérablement l’intelligence humaine. Mais elles ne pourront en aucun cas la remplacer, que ce soit en physique, en biologie ou dans les sciences humaines : elles n’expliquent pas !
La machine est nécessairement dédiée à une fonction. L’ordinateur et l’IA sont autant d’outils extraordinaires pour l’homme, mais la pensée humaine rationnelle et la théorie sont indispensables. Le retour de fait à une forme de pensée préscientifique ne pourrait être qu’une régression au service d’intérêts fort peu progressistes, d’autant plus que dotée de moyens infiniment puissants.
Vers une « société libérée de la toute-puissance du marché » ?
Cette discussion conduit à reformuler la compréhension que les scientifiques peuvent avoir de l’intelligence humaine, des capacités d’apprentissage des machines, de l’unité de notre corps, de la pensée et de la matière, des processus des découvertes… Autant de problèmes abordés avec humour par ce livre qui, comme le souhaite son auteur dans son introduction, suscite bien des interrogations.
Dans sa conclusion, Hubert Krivine place « l’invention de l’internet couplée à l’exploitation des Big data par l’IA » dans « le degré de socialisation de la connaissance » qui « peut marquer les différents stades de l’évolution de l’espèce humaine » au même niveau que l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie.
En quoi cette « nouvelle avancée » pourrait-elle participer des conditions qui annoncent l’émergence d’une « future société libérée de la toute-puissance du marché » ? Une question que le développement même de l’argumentation nous conduit à nous poser...
Une lecture stimulante à ne pas manquer.
Yvan Lemaitre